[Livre-chronique] Suzanne DOPPELT ou l'art géopoétique

[Livre-chronique] Suzanne DOPPELT ou l’art géopoétique

décembre 17, 2009
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
2 3386 16

Suzanne DOPPELT, Lazy Suzie, POL, novembre 2009, 80 pages non numérotées, 11,50 €, ISBN : 978-2-84682-369-2.

Avec son Lazy Suzie, titre emblématique puisqu’il renvoie à un objet à la fois réel ("plateau super rotatif") et poétique (IDO : Installation Déréalisante d’Objet), l’auteure nous livre un art poétique baroque qui allie non seulement le repos et le mouvement, le mobile et l’immobile, mais encore l’objectif et le subjectif. Autrement dit, l’effet-Doppelt – sa magie – consiste à conjuguer géométrie, optique et poétique pour mieux parler à nos sens comme à notre esprit : d’une part, nous captive une subtile réflexion sur le VOIR qui opère, entre autres, la confrontation entre peinture et cinéma, nous emmenant d’Aristote à Deleuze en passant par Leibniz et Nietzsche, de Vinci à Antonioni via Dürer, Delaunay, Chirico et Calder, ou encore de Nerval à Michaux via Baudelaire, Tchékhov, Proust, Apollinaire et Büchner ; d’autre part, nous donnent à voir l’infini dans le fini, le cosmos dans les choses, et par là même le tournis, des créations kaléidoscopiques et des effets de miroir qui nous rappellent que la vue est vision et la monstration hallucination.

[Vu l’importance de l’œuvre, nous lui consacrons une étude en deux volets, le second paraissant à la Rentrée de janvier].

Présentation éditoriale

"mais l’air dès que vient le jour est plein d’images mobiles auxquelles l’œil sert de cible ou d’aimant" (quatrième de couverture).

Lazy Suzie tourne autour des anamorphoses, ces tableaux à secret, à double lecture, « la magie artificielle des effets merveilleux », disait Baltrusaitis. Il joue également avec la construction perspectiviste puisque les anamorphoses en sont « une belle et secrète partie ».

Pour une part, c’est un prolongement du précédent livre, Le pré est vénéneux, qui traitait déjà des images fantômes, de ce que l’on croit voir et de ce dont il faut douter toujours un peu.
Lazy Suzie parle de peinture, de ces images qui, pour être construites, sont projetées dans un espace confiné, la camera obscura qui est aussi bien un espace mental ou bien celui de l’œil, lui-même une chambre noire. Ou encore de ces images qui voyagent dehors, dans le paysage, le lieu privilégié de la métamorphose.

Aucun regard définitif, pas de dépôt, les replis de la matière sont infinis, le sens déborde, je vois selon où je me mets.

Ce livre s’amuse à se demander comment regarder sur une autre scène, comment s’agitent et s’agencent les reflets, les échos, les renvois, les variations, les associations qui en font sa matière même, d’un texte à l’autre et vers les images photographiques qui s’y déplient. Des fragments et des lacunes, selon Gombrowicz, écrire est toujours du côté de l’inachèvement, donc de la reprise.

Le lazy suzie est un plateau tournant qui distribue les condiments, en Chine et ailleurs. Un plateau cosmique qui tourne dans le vide comme on tourne autour de lui et des images fantômes, tournoyantes elles aussi, celles qui se redressent d’un coup lorsqu’on les regarde de biais ou dans un miroir.

Chronique

Voici la première partie de l’article. Semaine prochaine : Réflexions II : valse mélancolique et langoureux vertige… et La vie dans les plis…

Réflexions I : harmonia mundi / ars combinatoria

"Tout au monde s’enferme dans un petit espace
tel que l’œil ou le miroir quoique seulement
par représentation" (LEIBNIZ).

"Qui peut nier le rapport troublant qui existe
entre la métaphysique et la perspective ?" (CHIRICO).

Le postulat géopoétique de Suzanne Doppelt : "La nature agit comme un peintre, à la place de l’enveloppe elle réalise des motifs de toutes sortes et entre les coupes et sur la toile vivante, elle laisse apparaître le reste car son art est aussi celui de l’espace." La nature ayant "un bon coup de pinceau" comme "un bon compas dans l’œil", elle génère à l’infini des figures géométriques, dont les sphères, et va parfois jusqu’à dessiner un huit pour mieux nous mettre sur la voie de l’harmonie. Malheureusement, sa science discrète ne serait accessible qu’à "un 3e œil". Tel l’Ange de Dürer, l’homme est-il condamné à guetter mélancoliquement un idéal monde des cercles et des polygones ? Comment (faire) voir ce damier que représente la nature, cet ensemble harmonieux de lignes et de symétries ?

Nulle mélancolie de l’artiste (melancholia artificialis) chez Suzanne Doppelt : dans le droit fil de Leibniz, elle discerne une homologie entre l’harmonie du monde (harmonia mundi) et la création artistique comme composition de rapports, corrélation entre touts et parties, combinaison d’éléments (ars combinatoria). Les pages 54-55 nous montrent comment s’opère le passage de la confusion à la clarté, du chaos à l’ordre : grâce à la perspective, s’éclairent les relations entre les formes. Pour le dire en termes deleuziens, l’art est transformation expressive des matériaux (agencement par heccéité).

Un passage illustre parfaitement le processus géopoétique. Tout d’abord, sont déclinées les qualités esthétiques et ontologiques de la géométrie : "la géométrie rassemble les couleurs, les formes, les courbes et contre-courbes, donne du relief et de la rondeur, une seule mise au point sur un cylindre ou un cône bien poli et elle y redresse d’un coup les lignes défaites et tous les traits dépliés en éventail." Suit cette curieuse et cruciale définition qui prélude à l’invention du 3e œil (œil mosaïque) : "Le miroir est un tableau qui copie le paysage et de nouvelles choses encore." La réponse de Suzanne Doppelt au problème soulevé précédemment nous reconduit donc à Leibniz.

Prenons le temps de retendre le fil de notre trame démonstrative. En posant que notre rapport au monde n’est qu’une question de rapports, c’est-à-dire à la fois de proportions et d’intuitions – tant la perception est intellection et la perspective métaphysique –, l’auteure se situe dans le prolongement de la métaphysique leibnizienne : d’une part, le monde n’existe que dans et par la représentation, c’est-à-dire dans le rapport particulier qu’un sujet entretient à lui, dans le point de vue singulier qui le reflète comme la partie le tout – ce tout n’étant par principe saisissable que par Dieu – ; d’autre part, afin de pallier ce défaut ontoptique que constitue la fixité de l’œil face à la mobilité des formes et les replis de la matière, quoi de plus efficace que les dispositifs réflexifs les plus divers, qu’ils soient naturels (un rai de lumière à travers un rideau de feuillages, par un trou de serrure ou la fenêtre) ou bien artificiels (la "boîte trouée" d’Aristote, les machineries optiques de Schön Erhard, Johannes Kepler, Athanase Kirsher, Giambattista della Porta…). Du vide surgit le plein, du trou un univers singulier : "Il suffit d’un beau soleil et d’un petit trou de la taille d’une épingle pour dessiner sur le mur opposé l’image renversée du monde mais si nette." Des jeux d’ombre et de lumière, de la décomposition de celle-ci (effets de prisme) naissent de magnifiques sfumatos, de subtiles compositions : "Un beau tapis à la géométrie fixe qui reflète déformés les pieds des tables et des chaises", "un beau tapis électrique"… mais aussi des figures fanstamagoriques, des anamorphoses/métamorphoses : la chaise devient banc, le végétal animal inversé… apparaissent encore un "poisson-feuille", une "mante-feuille"…

Ainsi, paradoxalement, c’est dans le double inversé du monde (illusio) que la réalité prend forme. Pour rendre compte de cette réalité, la meilleure formule pourrait être la suivante : R = OR (la réalité comme signe n’est que dans le rapport entre l’objet et son reflet). Et puisqu’il ne saurait y avoir de représentation sensible et artistique sans médiation, le cadrage est des plus essentiels : "par la porte ouverte le monde passe en pointillés" ; toute œuvre d’art est "une fenêtre grande ouverte dans un mur de verre"…

Mais ici le miroir ne sert pas tant à refléter le monde qu’à  le réfracter. De son œil embrumé, le poète fait cligner la représentation et l’œil du regardeur vers de nouveaux horizons. D’où sa quête d’effets de voile – de la tache aveugle de la glace.

La poète-photographe évoque par ailleurs l’esthétique simultanéiste propre à Apollinaire/Delaunay : "le tableau est une fenêtre qui s’ouvre comme une orange." Dans cette optique de l’art comme ouverture au monde et déploiement de ses formes et couleurs, l’art poétique de Suzanne Doppelt réside dans l’inventaire-invention du monde : la mise au carré du monde au moyen de la géométrie, cette "vraie science des aveugles", l’invention de dispositifs de capture/captivation débouche sur un inventaire poétique du monde qui se caractérise par une mosaïque d’images (é)mouvantes – la création d’un nouvel objet poétique, le cosmorama. Contre l’affaissement de la matière, le redressement optique-poétique : le jardin du jardinier se double d’un "jouet optique" régi par la tension poétique. Au réel Suzanne Doppelt préfère le réel augmenté.

, , , , , , , , ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

View my other posts

2 comments

  1. enny

    la géopolitique peut-elle influencer l’écriture géopoétique? et comment?

  2. Fabrice Thumerel (author)

    Je ne suis pas certain que ce soit le bon angle d’approche de la géopoétique, expérience à la fois artistique et métaphysique qui consiste précisément à tenter d’échapper au conditionnement… (sauf à dire que nos paysages sont façonnés géopolitiquement, certes…)…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *