[Texte] Christian Prigent, Blues de l'enfant plié en quatre, extrait des Enfances Chino (Christian Prigent, les aventures d'une écriture 1/6)

[Texte] Christian Prigent, Blues de l’enfant plié en quatre, extrait des Enfances Chino (Christian Prigent, les aventures d’une écriture 1/6)

mars 13, 2013
in Category: créations, UNE
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Demain paraît en librairie le dernier roman de Christian Prigent, Les Enfances Chino (P.O.L, 576 pages, 23 €), dont on trouvera ci-dessous la présentation éditoriale. [Ecouter ce qu’en dit l’auteur dans une vidéo de plus de 16 mn]

Fin des années 1950. Une petite ville bretonne, bourgeoise au cœur, industrieuse à ses marges, rurale dès ses franges. Le jeune garçon Chino, descend dans un tableau de Goya : Les Jeunes. Ses figures fixes  s’animent. Puis celles d’autres Goya croisés au long du parcours. Entre les lavandières posées au fond du décor et les deux filles debout sur la colline d’en face : 2 km,  une demi-journée, 576 pages. Le rideau tombe juste avant que le monde ne bascule dans la nuit derrière le coteau : voici venir l’adolescence.

Entre temps, Chino aura engendré des doubles de lui-même : Fanch, Broudic, Pilar. Tempêtes sous ces crânes. On rumine exploits sportifs, idylles sucrées, cochonneries et forfaits. Traverses bucoliques, zones urbaines indécises, climats plus ou moins pourris. Nombreuses rencontres : harpyes, diables, fées, lutins, saints, âmes en peines, vieilles tordues, chiens qui parlent, jardiniers ivrognes et fillettes appétissantes. Démêlés avec la parentèle, cauchemars, ruminations sentimentales, violences aux animaux, pensées obscènes, deuils, controverses sur l’école, la société, le sexe. Bribes de prise de conscience politique : l’Histoire surgit sur des plaques de rues, des tombes, dans des rumeurs radiophoniques. On tente de voir un peu moins obscur le monde alentour. Et peu à peu, dans l’inachevé de l’enfance, coagule l’achèvement « adulte ».

En avant-première, voici une litanie de l’enfant ou des enfants/enfances, intitulée "Blues de l’enfant plié en quatre", qui constitue le 26e chapitre.

 

 

 

 blues de l’enfant plié en quatre

 

   

 

 

 1

 

   « Je suis l’Enfant indécis, l’Enfant imprécis, l’Enfant du Génie et de l’Idiotie, l’Enfant à jamais pas fini, l’Enfant condamné à s’améliorer, l’Enfant qu’a du mal à suivre la voie car elle est tortueuse pour le samouraï qu’on l’a sommé d’être, l’Enfant à cause de ça sournois, fabuliste et pétochard, l’Enfant des présages flous, l’Enfant trou de sa mémoire dès le départ, l’Enfant compliqué à destin multiple comme un couteau suisse, l’Enfant qui ne s’aime pas plus qu’on ne l’aima ou qu’il a cru qu’on l’aimait peu, l’Enfant qui recherche partout où il est la preuve de lui-même, l’Enfant jamais vu par soi que dans les yeux suspicieux d’autrui, l’Enfant poursuivi par soi-même partout jusqu’à la perpète dans ce qui sera son corps de vivant au seuil de la tombe ou sur le paillasson aux portes de l’infini. Mon père m’a dit par voix de son maître, pcc sa moitié ma mère, que je n’avais qu’à bien tenir mon rang c’est-à-dire moi-même en version sociale à bon entendeur salut je m’entends. Avec codicille en parler moral qu’ « un bon communiste est premier partout » et pas minus moche chez les derniers en tout : prends ça pour ton grade si t’es que deuxième. J’ai pas su d’emblée ce que signifiait l’adjectif critique pris comme substantif et fort peu après l’avoir deviné je ne l’ai plus su. Mais je fus depuis et je suis encore jusqu’à ce que viennent toujours et ses suites tendu là-dessus comme un élastique et il me revient souvent à la gueule quand je me trouve nul or c’est bien souvent qu’on s’apparaît tel et à des hauteurs moins hautes qu’on voudrait surtout quand on sait pas bien où le haut est. »

 

 

 2

 

   « Je suis l’Enfant nettoyé, l’Enfant qui sent bon, l’Enfant de Cadum et du Torchon, l’Enfant par les siens d’emblée épinglé aux nuées, l’Enfant de l’Ange et de l’Alérion, l’Enfant loup charmé et calmé dès avant de naître par le père François de tout poil ou plume, l’Enfant du coup généreux, l’Enfant complaisant, l’Enfant sacrément bon en sang, l’Enfant ami des oiseaux, des chiens et du vermisseau, l’Enfant aux petits soins pour tous les autrui car l’humain est bon selon son appréciation. Mes aïeux m’ont dit : aime Dieu, sa mère et la tienne, et tes proches cousins puis le voisinage par cercles concentriques jusqu’à ton prochain même le plus lointain et les créatures prise en général. Ils te le rendront même si pas demain, qui en indulgences, qui en bonbons, qui en coups de langue signes d’affection, qui en caresses de sens voisin, qui en budget sonnant au trébuchet, qui en reconnaissances manuscrites de dettes, qui en t’honorant de sa sympathie, qui en te donnant droit à la vie en leur compagnie au bal du samedi, puis à la fabrique, parfois aux défilés dans l’unanimité, plus tard à l’hospice. Je n’aime plus Dieu. Il me l’a rendu : voyez mes écorchures et le bleu des doutes qui me tuméfient. Sa mère et la mienne, elles me font la gueule derrière leur tricot en médisant de mes actions depuis que lesdites ont périclité en chute à la bourse de leurs opinions. Quant à mes cousins, ils ont fait la malle vers d’autres soleils moins tièdes qu’ici et même pas un mot pour dire où ils sont et s’ils traînent misère moins qu’au lieu natal. Les oiseaux m’emmerdent à bouffer sans cesse leur poids en vers blancs lesquels persistent à être à moi indifférents. Les chiens m’aiment parfois ou ils font semblant si je les fournis en os de pâtée sinon ils me montrent comme à tous les dents. Pour les créatures, elles m’empestent surtout avec de l’odeur de sournoiserie car la matière morale en eux est surtout chafouine et la physique pourrie. Mais je leur ferai du bien malgré elles et je saurai bien pour leur apprendre à vivre arracher les dents cariées du vice qu’elles ont dans la peau pour mettre à la place du penchant plus beau, le soleil levant sur la cité future, la fin des castagnes entre les gros lards et les efflanqués et les lendemains qui gazouillent des chœurs populeux sur les ruines fumantes du Palais d’Hiver. »

 

 

 

 

 3

 

   « Je suis l’Enfant grenouille, l’Enfant gluant du dedans, l’Enfant qui se bave et se morve dehors, l’Enfant projecteur de liquides sur tout par tous les trous, l’Enfant d’Harpo Talamoche et d’Harpye Talamousse nés du matelas d’Hippothalamos et de l’hétaïre Hypodamie avant Jésus-Christ, l’Enfant enchanté par la fée Gadouille et Merlin Barbouille, l’Enfant du limon resté à sa boue à jamais collé, l’Enfant Groucho Marx aux genoux pliants dans l’axe du cigare rougeoyé du bout par le feu des sens, l’Enfant hormonal, l’Enfant cochon. Mes vieux m’ont rien appris sauf en implicite par force d’exemple à me perpétuer pareil qu’eux en gros au fil de la viande. Mes frères m’ont montré par des exercices gymnastiques pratiques où ça fait du bien quand ça passe à ce qu’ils disaient avec des œillades. Mère ne m’a rien dit sauf de décoller mon œil du trou de serrure de la salle de bains quand elle prend le sien. Ma grande sœur non plus mais de m’aller voir ailleurs où pas elle ne vaque à des ablutions en combinaison à dos de bidet. Ni ma petite sœur sinon que de son minou à nul poiluchon je retire mes doigts les nuits où l’on dort dans le même lit par économie d’hôtellerie. Père pas davantage quoiqu’il m’ait convié au fond du jardin après les travaux en horticulture au concours d’urine qui pose le mâle en tant que fortiche un peu là en jet puis il m’expliqua en termes sans détours que ça exerce l’homme digne de son père à pisser pareil par le même tuyau aut’ chose comme sirop avec un clin d’œil. J’ai pissé très haut, très loin et tout jaune, sous l’assentiment de toute la fratrie vers les héliotropes et on a bien ri que ma goutte pleuve fort loin du soleil c’était pas comme eux mais patience les potes : qui vivra plus loin pissera plus haut et pas que dans l’herbe. »

 

 

 4

 

   « Je suis l’Enfant gymnastique, L’Enfant musculaire, l’Enfant acrobate, l’Enfant Trompe-la-Mort à plaies et bosses, l’Enfant performant, l’Enfant saltimbanque une paille au-dessus de sa propre poutre, l’Enfant en extension, l’Enfant au départ oblique tous les jours, l’Enfant une tête devant lui-même, l’Enfant qui va plus vite nulle part et partout que soi à vélo, l’Enfant de l’agrès et du chronomètre. Père m’a dit sois fort, purifie ton corps, entraîne dans l’ardeur comme conseille Shojin le sage tout bridé et va pas distraire dans la paresse, la boisson, le style intellectuel maigrichon. Et frappe. Frappe l’ennemi au corps. Frappe la vie au poing comme sur sac de sable. Frappe au cul le clebs qui te barre la route en crottant dessus. Frappe au cœur Tristan, au ventre Agrippine, dans l’œil qui tu veux ou veux qu’il te veuille. Et mère fit chorus quoiqu’en décalé car l’aspect sportif le cède chez elle à la passion associative. Elle m’a dit un jour alors qu’elle cousait à cause de grossesse proche ou imminente sur gros S Singer à pédale d’acier : tu vas pas rester empoté tout seul dans ta marmelade. Ajointe à autrui. Adhère résolument aux clubs. L’homme est comme le termite ou la fourmi, non l’ours : il vit et peine en tas. Faut dire que mère en sait long en bouts sur ça. Elle souffle sans cesse sur toutes les ficelles pour qu’elles fassent des nœuds. Faufilages, coutures, surfilages, ourlets, stoppages, assemblages à gros ou petits points : dada, violon, la marotte. Elle voudrait tisser tout sans accroc à tout, dont la descendance à la société, au voisinage la nichée, filles et fils aux fils du tissu d’ensemble de l’activité reliée globalement à tout qui s’agite pour se continuer. Elle est elle-même à titre d’exemple de toutes les ligues, unions, cliques, cercles et associations, tant philanthropiques que plus militantes. De Bonne Amitié et de Concorde fortifiée. De Parfaite Union comme de Commerce et Persévérance réunis. Tant de la Philadelphie Armoricaine que de la Jérusalem des Vallées Égyptiennes. Des Femmes Françaises comme de Tupperware et des Joyeuses Tricoteuses. Ainsi je suis l’Enfant cousu forcément tenté par le décousu de n’importe quoi. Mais l’Enfant musclé jusqu’au bout des doigts qui résistera des quatre fers à ça et qui se fera des crampes au penser de peur de déraper : voyez la tétanie en boule au bout de chaque extrémité qui ne cesse pas à cause de ça de me ravager la face de tics, acnés volcaniques en feu, rictus et grimaces. »

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rédaction

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