[Recherche] Forum SGDL : L’avenir et le contenu de l’oeuvre de création par l’écrit [I/ Le gros lecteur]

[Recherche] Forum SGDL : L’avenir et le contenu de l’oeuvre de création par l’écrit [I/ Le gros lecteur]

octobre 3, 2007
in Category: recherches, UNE
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bandsgd.jpg [Devant intervenir le lundi 8 octobre dans le forum de la SGDL concernant les « Pour une nouvelle dynamique de la chaîne du livre », je mets ici quelques analyses. La première sur le gros lecteur]
L’intitulé de la table ronde est d’emblée ambiguë, un peu brouillé quant à sa signification, pouvant être pris selon différents sens. L’avenir et le contenu de l’oeuvre de création par l’écrit : nous pourrions penser qu’il s’agit d’une question conservatoire des oeuvres de création (quelque soit le médium) par l’écriture, par l’écrit comme lieu de mémoire, lieu de rétention. Mais cela me semble être une mauvaise piste.
Plus certainement cet intitulé renvoie à la question du futur de l’oeuvre de création écrite et de la variation de ses contenus et de ses modalités de support liées au devenir technologique qui sont propres à notre époque.

Pour comprendre de quelle manière appréhender cette question, il me semble nécessaire tout d’abord de mettre en évidence que les oeuvres de création peuvent être dépendantes, et cela bien avant le web, des supports de diffusion qui se donnent à eux. Pour exemple, nous pourrions considérer la naissance des romans feuilletons vers 1828 dans les journaux et en quel sens cette modalité du support (celui du journal) a pu, peu à peu, influencer la question même de l’écriture romanesque aboutissant en un certain sens à l’intrigue policière, ponctuée de rebondissements au début du XXème siècle, comme peut l’analyser dans Au bonheur du feuilleton (ed. Creaphis) Jean-Yves Mollier.

L’écriture n’est ni abstraite d’un contexte historique, ni des potentialités médiumniques de sa diffusion, de son incarnation, ni de la variation intentionnelle des consciences en un temps donné. En ce sens, toute forme d’essentialisme aussi bien de l’écriture elle-même que de ses supports de diffusion, est purement et simplement illusoire. L’essentialisme signe la défaite de la pensée.
Je crois que ce qui apparaît avec le web n’est ni plus ni moins un tournant comme il y en a eu d’autres [volumen -> codex ->imprimerie], mais que toutefois, il se donne dans une forme intentionnelle troublante du fait de la transformation du caractère médiumnique : on passe d’un support tangible (médium), que cela soit la voix, l’écriture, le Linotype, ou bien la presse à un support numérique (abstract), peu tangible, reproductible indéfiniment, qui ne semble pas être matériellement déterminé et qui permet une diffusion accélérée de l’écrit, se passant qui plus est de certaines formes de médiation quant à sa visibilité.

La question n’est donc pas de savoir si on a peur de la disparition de l’écrit, de l’acte d’écriture, mais pour une part elle est celle de la transformation, voire de l’effondrement d’une certaine logique du livre qui s’est structurée et qui a structuré aussi bien la vie littéraire que la vie économique de l’écriture. Ce qui fait peur en bref c’est la disparition d’une époque du livre public qui est somme toute récente, si on la considère selon ses principes économiques (milieu du XIXème siècle en France avec le livre à 1 Fr. Jusqu’à maintenant avec la logique du prix unique).

Donc si je laisse de côté cela pour l’instant, il reste la question de la transformation de l’écrit en rapport à une époque :
_ Tout d’abord il faut se poser la question du temps de lecture et de ses modalités. On parle d’érosion progressive des grands lecteurs, ou plutôt des gros lecteurs. Ce constat ne signifie pas grand chose de fait.
La question serait plutôt de savoir en quel sens les gros lecteurs ne s’attachent plus forcément à un objet déterminé, le livre, pour traverser d’autres strates d’écriture : par exemple les blogs qui prolifèrent sur le web. Ici ce qu’il est important de souligner c’est donc la variation intentionnelle de la lecture en rapport au développement époqual des supports d’écriture. Le gros lecteur était attaché à la modalité livre, du fait qu’il ne semblait n’exister que le livre comme possibilité de lecture. Certes il y avait le journal ou bien les revues, mais ce qui déterminait et structurait la culture tenait au livre.
Ce qui amène un constat : non seulement il n’y avait pas de diversité de supports d’écriture, mais en plus du fait des coûts de production et de diffusion du livre, la culture du livre s’est construite sur une verticalité référentielle instituant une forme de reconnaissance aristocratique aussi bien du livre que des auteurs. Ceci amenant que ce qui pouvait être reconnu culturellement au niveau macro devait la plupart du temps dépasser les restrictions géolocales de diffusion en appartenant à une maison d’édition diffusant au niveau national.
Si on considère les analyses, qui datent du début des années 1980, aussi bien de Jean-François Lyotard (La condition Post-moderne) que de Lipovetsky (L’ère du vide), nous pouvons comprendre qu’ils devancent cette époque et décrivent l’intentionnalité actuelle du lecteur et de la référentialité en oeuvre chez celui-ci.
Lyotard précisait parfaitement que l’époque post-moderne se caractérise par la disparition de la transcendance des méta-récits pour la conscience, celle-ci ne se structurant plus à partir de méta-référent et de leur langage, mais se jouant dans une forme d’horizontalité référentielle reposant sur un ensemble de procédures de langage enveloppant une certaine hétérogénéité. Lipovetsky, s’attaquant à la mode, et se référent à Gabriel Tarde et son Art de l’imitation, de même permet de saisir cette intentionnalité post-moderne : elle n’obéit non seulement plus à une seule autorité, mais elle se construit dans le libre jeu d’une forme de narcissisme egotique et sans pérénité, qui trouve ses contenus dans un frayage libre et mimétique de la diversité des contenus qui lui sont proposés, en horizontalisant leur autorité. Le gros lecteur en ce sens, qui auparavant identifiait la culture aux valeurs verticales stratifiées de l’édition et de la diffusion, par l’accélération de la diffusion de la textualité se passant des médiations d’autorité, se retrouve confronté à une multitude de productions qui loin d’être sans importance, tout au contraire peuvent se révéler le cas échéant de très grandes qualités. Et ceci, aussi bien au niveau des textes de création, que des textes d’analyse. La conscience du gros lecteur est davantage ouverte, davantage appelée à explorer une horizontalité de production sans classement d’autorité [le classement ou la hiérarchisation sur le net provient des facteurs de réputation, à savoir comme l’explique parfaitement Howard Rheingold, il s’agit de la possibilité de faire émerger la qualité par le recoupement de multiples jugements : donc le principe de l’intelligence de foule].

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Philippe Boisnard

Co-fondateur de Libr-critique.com et administrateur du site. Publie en revue (JAVA, DOC(K)S, Fusees, Action Poetique, Talkie-Walkie ...). Fait de nombreuses lectures et performances videos/sonores. Vient de paraitre [+]decembre 2006 Anthologie aux editions bleu du ciel, sous la direction d'Henri Deluy. a paraitre : [+] mars 2007 : Pan Cake aux éditions Hermaphrodites.[roman] [+]mars 2007 : 22 avril, livre collectif, sous la direction d'Alain Jugnon, editions Le grand souffle [philosophie politique] [+]mai 2007 : c'est-à-dire, aux éditions L'ane qui butine [poesie] [+] juin 2007 : C.L.O.M (Joel Hubaut), aux éditions Le clou dans le fer [essai ethico-esthétique].

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5 comments

  1. rédaction

    Très intéressant lien chez Berlol. Ici, on voit avec Régis Jauffret en quel sens il pose une certaine forme de vérité de ce que devrait vivre la conscience humaine : un fil construit qui permette de s’orienter.
    La peur, depuis longtemps, c’est cet espèce de tourbillon dans lequel la pensée d’un coup serait perdue, serait prise, serait en quelque sorte en-dehors d’elle-même. On retrouve cela chez Kant notamment, la question du Wirbel.
    Si pour une part cette forme de perte de soi, peut en effet être analysée comme préjudiciable à certaines procédures intentionnelles, et comme liées à des stratégies de manipulation [là aussi toujours du très ancien : Socrate qui est pris par l’argumentation désordonnée de Lysias dans le Phèdre et qui parle de vertige, qui se sent déposséder de son sens critique.], toutefois, cette critique ne doit pas préjuger d’une quelconque vérité de ce que devrait être la pensée humaine.
    Jauffret se lamente (avec son histoire de collier de damiant, d’écrin = il est dans les bornes du mythe) de cette perte du fil. Mais est-ce que l’existence de la conscience ne s’apparente pas justement aux fragmentaires, aux parcellaires ? Est-ce que ce que nous appelons m^me la trame narrative n’est pas déjà ouverte de part en part par des lignes qui lui échappent.

    Le fil est le résultat d’une réduction, d’un comme si, d’une abstraction, il n’est pas la vie, il en est le squelette, le schéma littéralement parlant.

    Toutefois attention, alors à la logique de fragment il me semble. On pourrait se complaire aux exercices formels de fragmentaion, sans réfléchir que la conscience roduit par elle-même la trame. Et elle continue cela.

    L’abstraction de la trame, du fil est aussi corrélative de la conscience qui sans cesse se réfléchit, se met en miroir, s’ouvre à son devenir ou à son passé. La trame certes est lieu de croisements mais elle est aussi réduction des croisements dans la possibilité de l’unité synthétique du vécu. Nous ne sommes ps âne de buridan, mais bien conscience de soi.

    Alors qu’est-ce que suppose Jauffret et qui le conduit à une certaine forme d’erreur : ce qu’il appelle sens, n’est plus le sens que pose pour leur existence les individus. Comme l’énonçait il y a de cela déjà presque 30 ans Lyotard, le sens n’est plus celui de méta-récit (la culture, la vérité, la politique, la société, la famille, l’école), mais il est fragmenté en d’infinis micro-sens que l’individu trouve ou produit, dans les quels il s’insère ou bien dans les quels on l’insèrent.

    Hauffret parle en moderne, nous sommes dans une ère post-moderne.

  2. tef

    C’est marrant ça me fait penser à ce que dit Benjamin Renaud, en commentaire à l’article de V.Clayssen sur la 2ème journée du forum :
    http://www.archicampus.net/wordpress/?p=138

    Il convoque « Funes ou la mémoire » où l’incapacité de Funes à abstraire, à former des concepts, le rend incapable de penser.

  3. Berlol

    Je me suis permis d’ajouter un lien dans votre commentaire chez moi pour l’attacher au billet d’ici. Et je remercie tef d’être allé chercher ces propos de Jauffret.
    Quand vous écrivez : « Ce qui fait peur en bref c’est la disparition d’une époque du livre public qui est somme toute récente ». J’entends personnellement : « fin de la logique du fric des livres vendus » et, corollairement, « mais comment gagner du fric avec l’internet alors qu’on a raté le coche et qu’on n’est pas près de le rattraper ? » Le reste est quand même assez secondaire, au moins pour la majorité des acteurs du champ. Même si ça ne l’est pas pour vous, ce en quoi vous avez raison.
    Dans mon Journal, je note souvent que je n’ai plus le temps de lire des livres à cause des blogs lus, et je ne pense pas que ce soit une déchéance parce que les blogs que j’ai inscrits dans mon agrégateur, j’en suis certain, sont, pour la plupart, bien plus intéressants que les livres que le commerce éditorial me propose. Enfin, en tant que lecteur-scripteur, ma relation avec d’autres écrivants (blogueurs) est beaucoup plus intéressante, et beaucoup plus inscrite dans ma vie personnelle, du fait de la dynamique et de l’éthique des blogs, que mes relations avec des auteurs de livres, souvent restés dans une logique de planque dont Blanchot serait l’apogée presque ridicule si c’était aujourd’hui. (Qu’on ne m’en veuille pas de cette petite provocation…)

  4. rédaction

    @ tef >> Cette question borgésienne, qui m’a toujours intrigué, mise en parallèle avec ls analyses de l’altération du lobe pariétal gauche qu’analyse Damasio ou que met en scène Christopher Nollan dans Memento (amnésie du présent avec conservation des couches de mémoire ancienne qui ne sont pas situées au même endroit) en fait ici ouvre à une autre problématique, qui est assez bien mise en évidence par Berlol dans le commentaire qui suit le votre.

    L’hypermnésie de Irénée Funes pose surtout deux questions : 1/ le déterminisme des matrices biologiques humaines. Ce n’est pas un choix de la part d’Irénée, c’est une sorte de fatum qui lui incombe et qu’il ne pourra supporter puisqu’il meurt précocement. 2/ La question de l’oubli constitutive de la conscience de soi comme ouverte à l’avenir.
    Je me demande à quel point cette histoire est en relation avec ce qui a lieu dans la numérisation ?

    est-ce que cette volonté est issue de notre rapport à la mémoire (et donc il y aurait bien un rapport à Irénée) ou bien y aurait-il des stratégies de mémorisation liée à des enjeux économiques, stratégiques, etc…

    Je pense les deux en fait.

    _ Mais pour revenir à la question du lecteur et de la conservation du livre :
    Je crois que la question de la conservation doit être différenciée entre d’un côté le lecteur de l’autre l’institution de conservation.
    Le lecteur n’a pas l’intention de tout lire, même un gros lecteur ne peut lire tout, au vue de tout ce qui se publie, mais par contre le lecteur se pose la question de pouvoir consulter ce qu’il veut lire. Différence entre le fait de ce qu’il y a à lire et de l’autre la volonté de lire et la sélection qui en est issue.
    L’institution de conservation se doit alors de répondre de la bibliothèque de babel, à savoir de recueillir l’indéfinité des publications pour répondre non pas à un lecteur déterminé, mais aux potentialités de lecteurs, ou encore aux choix virtuellement possibles du lecteur.

    D’où la question de l’archivage, de la mémoire comme plan tout à la fois abstrait, seulement virtuel, et tout à la fois réel dès lors que s’actualise la recherche d’un lecteur.

    @ Berlol >> 1/ Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous énoncez sur le livre-fric, même si je nuance en faisant certaines formes de distinctions : je différencie les notions de capital (le livre-fric, le livre-pouvoir, le livre-distinction culturelle) et ceci un peu je dis bien un peu, dans le sens de ce qu’effectait Bourdieu dans raisons Pratiques.
    Quand j’entendais il y a 3 semaines Richard Millet sur France Culture, j’étais un peu abasourdi de la prétention aristocratique qu’il prenait pour décrier cette époque démocratique.

    Cela fait longtemps maintenant que je m’intéresse aux conséquences de la définition post-moderne de l’époque reliée à l’avènement de technologies que ls penseurs des années 80 n’avaient pas.
    Et ce qui ressort est bien de nouvelles formes de sociétés (ce dont vous parlez) qui en oeuvre peuvent se constituer et traduire des exigences intellectuelles qui ne pouvaient apparaître auparavant.
    ce qui se dissout est de l’ordre de la sélection hiérarchique fondée sur des instances de reconnaissance (que vous avez raison de définir pour une part par l’argent, mais qu’il faudrait aussi définir selon des critères géographiques, d’études [ahhhh cette reconnaissance spontanée de ces chers normaliens!] etc)

    Toutefois, si je parle de fin d’époque pour une certaine dimension du livre, pour ma part je ne crois pas à la fin du livre, je m’en suis expliqué à la SGDL et dans différents commentaires à droite et à gauche. Je crois à la fin de son hégémonie, et à la répartition de l’attention sur des médiums distincts.
    car il y a derrière certaines formes intentionnelles qui travaillent l’écriture : tel le livre objet, etc…

    Par exemple, si je passe ma journée sur le web, cette journée se fait toujours avec des livres en main, et même des texts qu eje pourrai parfaitement lire sur le web. Mais non il y a un rapport sensitif et sensible de ma lecture qui ne passe que par là.

    De même il y a un certain rapport à l’écrit qui encore pour moi, passe par la feuille, la note, y compris dans les romans, les livres de poésie que j’annote : une forme d’unité d’espace/temps /volume que j’affectionne.

    Quant à la relation avec des auteurs… je ne fonde pas en fait ma relation à autrui sur ces types de critère, mais bien davantage sur la question de ce qu’ils produisent, qui ils sont d’un point de vue éthique, et je dois le dire il a une réelle forme d’hétérogénéité qui s’en dégage… Il y a des cons chez les blogueurs, comme il a des cons chez les écrivains.

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