[CD-livre + chronique] Christian Prigent, <strong><em>Naufrage du litanic</strong></em>

[CD-livre + chronique] Christian Prigent, Naufrage du litanic

décembre 2, 2008
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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Christian Prigent, Naufrage du litanic, Le Bleu du ciel, 2008, 1 CD-audio 40 mn, livret 24 pages, 12 euros, ISBN : 978-2-915232-54-7.

Après Presque tout (P.O.L, 2002), les rééditions de Peep-show (Le Bleu du ciel, 2006) et de La Langue et ses monstres (Cadex, 2008), et par ailleurs la mise en ligne par l’équipe du Terrier (L.L. De Mars, François Lacire, …) de la collection TXT – enrichie par divers textes et enregistrements -, avec cette livraison que l’on doit aux éditions Le Bleu du ciel, voici de quoi poursuivre le (ré)inventaire de l’œuvre.

Présentation de l’éditeur

"Enregistrée le 22 mai 1981 au capc Musée d’art contemporain de Bordeaux, cette lecture était programmée à l’occasion d’une soirée de rencontres à laquelle étaient également invités Denis Roche, Claude Minière, Jean-Pierre Verheggen, Valère Novarina. Christian Prigent – lecteur hors pair de ses textes, scandés et martelés – lisait un travail en cours, Voilà les sexes, publié la même année aux éditions Luneau-Ascot (épuisé). Par le choix des textes, la qualité du moment qui se ressent dans la lecture, la voix de l’auteur communiquant son engagement total, le contexte de l’époque, ce document est historique. Il comporte, en outre, plusieurs moments d’anthologie, dont la chanson de la deuxième partie.

Christian Prigent fait de la langue une matière vivante et non un outil mort. On entre dans ses textes comme en territoire étranger, avec une langue qui dérape et trébuche, se ramasse et s’invente dans une sorte de carnaval de l’effroi. C’est du parler populaire, de l’ancien français, du latin déjanté, de l’urgence à mettre des mots à la queue leu-leu où s’élève la voix du combattant, du résistant qui entend continuer à dire et à écrire « contre ce qui nous voue à la stupidité meurtrière du monde ». Toujours une nouvelle démonstration de dynamitage des conforts et des conventions".

     Chronique    

"Ouvrez vos orœils !, par TXT

L’ŒIL qui lit n’entend rien de ce que boxe la voix au sac de sons.
L’OREILLE qui ouit ne voit rien des incidents écrits, des trous faits au bloc gris, du déporté typo.
L’écrit n’est pas à l’œil. Pas non plus à l’oreille" (TXT, n° 12, 1980).

Des nouvelles du front avant-gardiste

Ceux qui aiment le témoignage d’époque retrouveront avec plaisir le mot d’ordre des années 68 et post-68 : "Orgasme !", ainsi que des échos socioculturels dominés par l’ambiance avant-gardiste :

"Du côté des mecques, on s’envoie du su, on s’pingue-ponche les liguides sexcitringles et les thèses à porteurs. Maoristoteles, Lénignifiant,
  le petit Marxou, et ses œufants fous. […] Les filles se davidamiltonnent
  et la miousique doulce passe sur le pornographe. […] Gueleuze et Daktari
  et Tarzan et Müller et Zartan et Tarzoon et Cartoons et Disney and Happy
[…] et farce et merde (bis) et merde et farce et marde et ferce et fesse et messe
et freud et marx et les nines et les ons et face de merde et merde en pile
et parx et preud et prout et trouc (ter)" (p. 5-6).

Mais, ludique et/ou grotesquement-ironiquement critique, cet ancrage contextuel ne peut se concevoir sans langagement. En témoigne ce commentaire que le poète fait lui-même de ses "litanies de l’orgasme" :

"Il s’agissait de prendre acte du caractère obsessionnel et impératif de l’exigence de la jouissance dans le discours de la libération sexuelle (exigence à mon avis tout aussi normative et totalitaire que l’exigence inverse – celle de la censure puritaine), et de déborder cette injonction ("jouissez!") en ramenant tout, comiquement, à l’unique terme d’orgasme.
J’ai donc dressé une sorte de catalogue des idiolectes les plus courants, en les transformant pour les ramener tous au surgissement de l’exigence orgastique et en les lançant dans une sorte de litanie obsessionnelle et catastrophique".

Impossible, donc, de ne pas se référer à l’avant-garde carnavalesque façon TXT, et en particulier à deux textes majeurs de son directeur : "Malaise dans l’élocution" et "La Voix-de-l’écrit". D’où il ressort une conception de la poésie comme jeu entre convention et invention, formalisme et expressionnisme : ni pour l’œil, ni pour l’oreille, la voix-de-l’écrit est cette "trace sonore et rythmique du geste appelé « écriture »" qui, en dehors de toute hypostase du sujet ou du corps, se situe entre un en-deça (langue pulsionnelle) et un au-delà (ludisme formel ou langue classique – laquelle prétend réussir la conjonction du dire et du vouloir-dire). Parce qu’elle constitue l’envers monstrueux  de la voix de l’acteur, de l’orateur ou du chanteur, cette voix étrangère – cette voix spéciale, eût dit Jarry – s’oppose au discours socialisé ; parce qu’elle fait sentir la torsion carnavalesque et ressortir la tension entre naturel et artificiel, humain et inhumain, elle se différencie du langage "naturel" comme de la poésie sonore.

Naufrage carnavalesque

Prigent use de deux moyens contradictoires pour placer les cinq textes-partitions ("Chœur des mecs", "Naufrage du litanic", "Naufrage du litanic, numéro deux", "Comment j’ai écrit certains de mes textes" et "Un os") dans la sphère du "théâtre phonique de l’écriture". Le premier consiste à traduire "le malaise du corps en proie aux signes" par une "rétention du débit vocal", une voix rentrée, un phrasé-constipé (début du "Chœur des mecs" et "Un os").

Le second, à dénaturaliser la voix et faire surgir "une langue-de-fond" (TXT, n° 12, p. 9) – le corps obscène de la langue – par un rythme infernal qui, par son effet d’électrochoc, produit un Bigband sonore et lexical. C’est ainsi que, dans les deux "Naufrage du litanic", la pulsion érectile – liée à l’agressivité sadique-anale – fait naufrager la langue conventionnelle à coups de glotte, poussant au crade et à la crase, engendrant un maelström de dérapages et de télescopages, une catastrophe sémanacoustique ; la litanie vient injecter un hic dans la langue normée, court-circuitant les clichés, provoquant un raz-de-signifiés et un tohu-bohu de signifiants, un carnaval de jets et de jeux de mots qui fait chuter de leur piédestal toutes les valeurs sûres de l’époque… Dans "Comment j’ai écrit certains de mes textes", écho au célèbre titre de Raymond Roussel, le poète-naufrageur combine montage cut-upé et tempête carnavalesque : "Pour ce texte, je suis parti d’une série de formules toutes faites ponctionnées dans un placard publicitaire vantant les bienfaits d’une sorte de talisman (la croix Vitafor). Chaque séquence est censée être extraite d’une lettre de remerciement envoyée par un bénéficiaire des vertus de cette croix". Et de la dynamiquer, et de faire "se répondre en écho la séquence initiale et sa transformation burlesque".

Ce vent fraîc’hard continue de souffler sur l’actuel espace chaopoétique.

 

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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