[Chronique] Bernard Desportes, Brève histoire de la poésie par temps de barbarie (Tentative d'autobiographie), par Francis Marcoin

[Chronique] Bernard Desportes, Brève histoire de la poésie par temps de barbarie (Tentative d’autobiographie), par Francis Marcoin

janvier 18, 2018
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[Chronique] Bernard Desportes, Brève histoire de la poésie par temps de barbarie (Tentative d’autobiographie), par Francis Marcoin

Bernard Desportes, Brève histoire de la poésie par temps de barbarie (Tentative d’autobiographie), éditions de la Lettre volée, janvier 2018 (vient tout juste de paraître en librairie), 100 pages, 17 €, ISBN : 978-2-87317-503-0.

Cette brève histoire de la poésie fait ouvertement écho à Brève histoire de ma mère, un roman. Manière de dire que roman et poésie se répondent comme obsessionnellement, pour la seule vie réellement vécue que délivre l’irréparable d’un roman sans histoire que certains appellent poème et qui est plutôt un balbutiement (p. 86). Presque en fin de parcours l’auteur nous livre paradoxalement la définition exacte de ce qu’il s’est évertué à nous présenter comme une sorte d’album désordonné.

De fait l’écriture de Bernard Desportes est répétitive comme on parle de musique répétitive, elle est ce chemin toujours recommencé, chemin de halage d’une prose haletante, fleuve torrentueux, flux débordant de mots qui se heurtent l’un l’autre, incongrus. Et l’on n’a pas envie de parler de « jeux de mots » car il n’y a pas de jeu mais une grande peur. Une grande peur d’écrire, « non-non, je n’écrirai pas mes mémoires ». Aphasie, balbutiements, dénégations, radotage, agendas perdus, tronqués ou énigmatiques. Le texte joue avec la mémoire, ou plutôt les mémoires possibles, et le « je » se constitue, se disloque, au travers d’un puzzle poétique, de citations, de rappels littéraux ou trafiqués.

De déguisements, surtout. Dans la peau de Rimbaud, surtout, qui surgit à tout instant. Se déguiser, mais sans se cacher. Annoncer la couleur, même si le nègre est omniprésent. Quatre épigraphes, de Lautréamont, de Maurice Blanchard, de Pierre Reverdy, d’André du Bouchet, signalent d’entrée un compagnonnage, des amitiés, des masques. In fine, nous trouvons même une liste de « citations dans le texte sans nom d’auteur ». Car Bernard Desportes est homme de fidélité. Fidélité à ses rêves et à ses cauchemars, et surtout à ses amis, dont il prend quelquefois l’identité. Ainsi, dans les « dates en vrac », qui notent la naissance de plusieurs Bernard Desportes ou plusieurs naissances d’un Bernard Desportes. Comme toujours chez lui le texte est hospitalier, ne cesse d’ouvrir une fenêtre sur ceux qui sont passés par les mêmes traverses : « Remembrances », par exemple, fait surgir le Rimbaud de l’Album zutique, ce Rimbaud obsédant qui n’arrête pas de descendre le fleuve impassible, d’un livre à l’autre, ce Rimbaud qui tue père et mère. Mais moi aussi « j’ai mouru », et là, on pense à Renaud, un Renaud en plus absolu, car entre les références nobles se glissent d’autres allusions, à des « variétés ».

Une image dérègle tout, celle de l’écartèlement. « Ecartelé » est un mot qui revient, doté d’une forte charge sexuelle, charnelle, bestiale. Mais ce « je » qui est toujours un autre est également écartelé entre la migration et la fixité. La migration est elle-même double, elle est celle du vagabond, entre Rotterdam, Tanger, Harrar, et aussi tout au contraire celle des victimes des fondamentalistes. En cela, l’errance intemporelle est rejointe par ce qu’on appelle l’« actualité », et chez Desportes celle-ci refait toujours irruption, le scandale de vivre est toujours dépassé par le scandale sociétal. Et ainsi, l’autre face de cette migration forcée est l’embourbement de la France qu’on dit « périphérique », en voie d’abandon. Ce sont les Ardennes, Novion-Porcin (et sa présentation genre fiche wikipedia) et, bien plus au sud, les gares désaffectées des provinces immobiles, la Lozère, le Gévaudan, Mende, Marvejols.

« Je » marche entre Ardennes et Cévennes. Retour à Graissessac, dont le nom revient en force au fur et à mesure du texte, village qui pourrait au moins, dans ce désordre, servir de point de repère puisqu’il est attesté dans la vie de l’auteur, mais qui apparaît de manière surprenante. Il vient en effet parmi ces autobiographies de tous les possibles, ces collages de vies et de morts, celles de Rimbaud toujours, et celles de Pasolini, pas nommé, mais reconnu, étonnamment enterré « au petit cimetière protestant de Graissessac (Basses-Cévennes) », à moins que ce ne soit lui qu’on ait aperçu en compagnie d’hommes nus remontant l’Amazonie. Un peu plus loin, après mille métiers dans mille ports, « enfin suis rentré sans un sac à Graissessac ». Et si dans les « Dates en vrac » il naît plusieurs Bernard D, l’un est déposé à l’assistance publique et recueilli à l’âge de huit ans par une famille de protestants à Graissessac, sombre bourg du bassin minier des Cévennes du sud. La naissance de Simone V. à Graissessac le 18 août 1913 sera notée deux fois. Le vendredi 31 mai 1895 Henri V, 12 ans, signe son embauche à la mine de Graissessac. Deux ans plus tard « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard » paraît dans Cosmopolis, mais cet événement est placé avant le précédent.

Deux généalogies se croisent, celle des poètes, Char, Reverdy, Kafka, Bernhard, Faulkner, et celle de la mine : ouvertures de lignes de chemin de fer, creusements de nouveaux puits et de nouvelles galeries, naissances de futurs petits mineurs, coups de grisou. Généalogie anonyme, doublement enfouie, car le chemin de fer n’existe plus, les puits sont bouchés et il n’y a plus rien à Graissessac, qui n’est pas plus réel que Glog, Blav, Glav ou encore Zglard, Mlog, Mgol, ces improbables cités borborygmes où se terraient les personnages de Brève histoire de ma mère et où l’on retourne pour une non moins improbable quête d’origine.

« Marcher est impossible mais quoi faire d’autre ? » La marche est ici à l’évidence une manière de désigner la poésie. Celui qui écrit est impuissant devant la violence du monde mais la barbarie ne lui donne pas le droit au silence : le moindre étonnement devant ce livre n’est pas qu’une telle négativité, loin de nous décourager, se révèle roborative. On a beau ne pas retrouver ce Bernard D. qui habite rue de l’Avenir, il donne au pacte autobiographique une nouvelle définition, non pas l’enlisement dans un passé à retrouver, mais une réinvention, un génial bricolage dans une liberté absolue, celle de truquer les dés et de mélanger les cartes.

© Photo de Fabrice Thumerel : Bernard Desportes avec Annie Ernaux en 2014.

À lire :

– Un autre article de Francis Marcoin sur Bernard Desportes : à propos d’Une irritation ;
– Philippe Boisnard, "Découverte des Fictions de Bernard Desportes" ;
– Fabrice Thumerel dir., Bernard Desportes autrement, Artois Presses Université, 2008.

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rédaction

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