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[Chronique] « But, I » : La Tragédie de Richard III, Littérature et théâtre 2/6, par Matthieu Gosztola

octobre 20, 2017
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[Chronique] « But, I » : La Tragédie de Richard III, Littérature et théâtre 2/6, par Matthieu Gosztola

La nouvelle série que nous propose Matthieu Gosztola a trait à la littérature sous toutes ses formes : à la fois méditation philosophique/philologique et exercice de style. [Lire/voir le premier post]

 

Have mercy, Jesu ! — Soft, I did but dream.
Aie pitié, Jésus ! Doucement, ce n’était qu’un rêve.

O coward conscience, how dost thou afflict me !

Ô lâche conscience, comme tu me tortures !
The lights burn blue. It is now dead midnight.
Les lumières brûlent bleu. C’est à présent la morte minuit.

Cold fearful drops stand on my trembling flesh.

De froides gouttes de peur se figent sur ma tremblante chair.
What ? Do I fear myself ? There’s none else by,

Quoi ? Ai-je peur de moi-même ? Il n’y a personne d’autre ici ;
Richard loves Richard, that is, I am I.

Richard aime Richard, à savoir, je suis moi.
Is there a murderer here ? No. Yes, I am !

Y a-t-il un meurtrier ici ? Non. Si, moi !
Then fly ! What from myself ? Great reason, why ?

Alors, fuyons ! Quoi, me fuir moi-même ? Pour quelle raison,
Lest I revenge. What ? Myself upon myself ?

De peur que je me venge. Quoi, moi-même de moi-même ?
Alack, I love myself. Wherefore ? For any good

Hélas ! j’aime moi-même. Pourquoi ?
That I myself have done unto myself.

Pour m’être fait du bien à moi-même ?

O, no. Aas, I rather hate myself,

Oh ! non. Hélas ! je me déteste plutôt
For hateful deeds committed by myself.

Pour les actes détestables commis par moi-même.
I am a villain ; yet I lie, I am not.

Je suis un scélérat ; non, je mens, je n’en suis pas un.
Fool, of thyself speak well. Fool, do not flatter.

Bouffon, de toi-même parle honnêtement. Bouffon, ne te flatte pas.
My conscience hath a thousand several tongues,

Ma conscience a mille langues différentes,
And every tongue brings in a several tale,

Et chaque langue raconte une histoire différente,
And every tale condemns me for a villain :

Et chaque histoire me condamne comme scélérat :
Perjury, in the high’st degree,

Parjure, au plus haut degré,
Murder, stern murder, in the dir’st degree,

Meurtre, atroce meurtre au plus cruel degré,
All several sins, all us’d in each degree,

Absolument tous les péchés, tous commis au suprême degré,
Throng all to’th’bar, crying all « Guilty, Guilty ».

Se pressent à la barre, et crient tous : « Coupable, coupable ! »
I shall despair. There is no creature loves me ;

C’est à désespérer, pas une créature ne m’aime ;
And if I die, no soul shall pity me.

Et si je meurs, pas une âme n’aura pitié de moi.
Nay, wherefore should they ? Since that I myself

Pourquoi en aurait-on, puisque moi-même
Find in myself no pity to myself.

Je ne trouve en moi-même aucune pitié pour moi-même ?

 

(Acte V, scène III)

 

 

Comment en est-on arrivé là ?

 

S’ouvre de cette manière (fruit déjà pourri) Richard III :

 

Now is the winter of our discontent,
Ores voici l’hiver de notre déplaisir

Made glorious summer by this son of York :
Changé en glorieux été par ce fils d’York ;

And all the clouds that lour’d upon our house
Et tous les nuages qui menaçaient notre maison

In the deep bosom of the ocean buried.
Ensevelis au sein profond de l’océan.

Now are our brows bound with victorious wreaths,
Voici nos fronts parés de couronnes triomphales,

Our bruised arms hung up for monuments,
Nos armes ébréchées suspendues en trophées,

Our stern alarums chang’d to merry meetings,
Nos austères alarmes changées en gaies rencontres,

Our dreadful marches, to delightful measures.
Nos marches redoutables en pavanes exquises.

Grim-visag’d War hath smooth’d his wrinkled front :
Guerre, lugubre masque, a déridé son front :

And now, instead of mounting barded steeds
Et désormais, au lieu de chevaucher des coursiers harnachés

To fright the souls of fearful adversaries,
Pour effrayer les âmes d’ennemis timorés,

He capers nimbly in a lady’s chamber,
Il fait le leste et le cabri dans le boudoir d’une dame,

To the lascivious pleasing of a lute.
Au son lascif et langoureux d’un luth.

But I, that am not shap’d for sportive tricks,

Mais moi, qui ne suis pas formé pour ces folâtres jeux,

 

Arrêtons-nous un instant. « Tous les portraits littéraires postérieurs à la mort de Richard et qui servirent de sources pour donner de lui l’image d’un être contrefait, "dénaturé" par la nature même, concordent, remarque Gisèle Venet. Les malformations, réelles ou apocryphes, de son corps sont mises en avant par l’un des premiers "témoins", John Rous (v. 1411 – 1491), mais qui écrit après la mort de Richard. Il l’évoque "retenu dans le ventre de sa mère durant deux ans et naissant avec des dents et les épaules velues", petit, le visage mince, et "les épaules inégales, la droite plus haute que la gauche". More surenchérit pour décrire un Richard "mal formé de ses membres, le dos bossu, son épaule gauche beaucoup plus haute que la droite, un visage aux traits durs, et que l’on pourrait décrire comme guerrier" – "marqué au sceau de la rudesse", dira Richard de lui-même dès les premiers vers de la pièce. » Ces images négatives liées aux malformations de naissance sont héritées de l’Antiquité ou de la tératologie médiévale. Richard est un véritable Cacodémon (pour Platon, le beau, kalon, était si inséparable du bien, agathon, qu’un seul mot les définissait, kalonkagathon ; l’antonyme grec de kalon, le mot kakon, désigne inversement le noir, le laid, le mal, le chaos).

 

But I, that am not shap’d for sportive tricks,

Mais moi, qui ne suis pas formé pour ces folâtres jeux,

Nor made to court an amorous looking-glass ;
Ni fait pour courtiser un amoureux miroir,

I, that am rudely stamp’d, and want love’s majesty,
Moi, qui suis marqué au sceau de la rudesse et n’ai pas la majesté de l’amour,

To strut before a wanton ambling nymph ;
Pour m’aller pavaner devant une impudique nymphe minaudière ;

I, that am curtail’d of this fair proportion,
Moi, qui suis tronqué de nobles proportions,

Cheated of feature by dissembling Nature,
Floué d’attraits par la trompeuse Nature,

Deform’d, unfinish’d, sent before my time
Difforme, inachevé, dépêché avant terme

Into this breathing world scarce half made up,
Dans ce monde haletant à peine à moitié fait,

And that so lamely and unfashionable
Si boiteux et si laid

That dogs bark at me, as I halt by them ;
Que les chiens aboient quand je les croise en claudiquant ;

Why, I, in this weak piping time of peace,
Eh bien, moi, en ce temps de paix alangui à la voix de fausset,

Have no delight to pass away the time,

Je n’ai d’autre plaisir pour passer le temps
Unless to spy my shadow in the sun,

Que d’épier mon ombre au soleil,
And descant on mine own deformity.

Et de fredonner des variations sur ma propre difformité.
And therefore, since I cannot prove a lover,

Et donc, si je ne puis être l’amant
To entertain these fair well spoken days,

Qui charmera ces jours si beaux parleurs,
I am determined to prove a villain,

Je suis déterminé à être un scélérat,
And hate the idle pleasures of these days.

Et à haïr les frivoles plaisirs de ces jours.

 

[Texte de Shakespeare établi par Gisèle Venet. Traduction par Jean-Michel Déprats.]

 

L’on assiste bien, d’emblée, à la tragédie « personnelle » de Richard III, dernier de tous les Plantagenêts. Et remarquons que Shakespeare l’a déjà montré, dès Henry VI, replié sur un « moi » meurtrier l’isolant du monde : « Je n’ai pas de frère, je n’ai rien d’un frère ; / Et ce mot d’amour, que les barbes grises appellent divin, / Est bon pour les êtres qui possèdent des semblables, / Pas pour moi : je suis moi-même unique. »

Quand Richard affirme, en conclusion de son autoportrait sans concession, « Je suis déterminé à être un scélérat » (I am determined to prove a villain), il joue – ainsi que le remarque avec justesse Gisèle Venet – de la polysémie du langage pour s’affirmer comme individu libre de ses choix, quand bien même il subirait le déterminisme qui veut qu’il transgresse.

 

Aller plus loin :

Looking for Richard, film documentaire américain réalisé par Al Pacino et sorti en 1996, avec Al Pacino (Richard III), Penelope Allen (la reine Elizabeth), Alec Baldwin (Clarence), Kevin Spacey (Buckingham), Winona Ryder (Lady Ann), Estelle Parsons (Margaret), Aidan Quinn (Richmond), Harris Yulin (le roi Edouard).

– William Shakespeare, Histoires, tome I [Œuvres complètes, III], trad. de l’anglais par Line Cottegnies, Jean-Michel Déprats et Jean-Pierre Vincent, édition publiée sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, avec la collaboration de Line Cottegnies, Anny Crunelle-Vanrigh, Marie-Thérèse Jones-Davies, Yves Peyré et Henri Suhamy, édition bilingue, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 2008.

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