[Chronique] Feuilleton(s) Roger Giroux (II), par Jean-Nicolas Clamanges

[Chronique] Feuilleton(s) Roger Giroux (II), par Jean-Nicolas Clamanges

janvier 12, 2012
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
0 2109 2

Roger Giroux, Journal d’un poème, préface et édition de Jean Daive, Eric Pesty éditeur, Marseille, 2011, 340 pages, 24 €, ISBN : 978-2-917786-08-6. [Lire le premier feuilleton : long article de présentation de l’œuvre]

C’est d’abord un très joli volume : format discret, beau papier, belle impression et pour la lecture duquel on retrouvera le charme lent du coupe-papier… !

Les éventuels lecteurs de Poème (éditions typographiques, 2007) en retrouveront ici la matière à l’état germinatif. Ce Journal donne à lire le contrepoint de l’expérience en cours, autant comme processus d’invention fragmentée (par éclairs, fusées, élans, blocs errants, semis stellaires…) que comme essais de disposition sur la scène des pages (Giroux cherche une théâtralisation de l’écriture) et tentative de penser ce qui là se joue au lieu de la lettre, « derrière cette toile impalpable où le dessin de mon rire m’apparaît sans visage sans moi ».

Ce Journal a d’emblée été conçu comme un livre : « il apparaît que les pages (du cahier) sont tout à fait construites ainsi que les double pages ; et ce dès l’écriture manuscrite », écrit Jean Daive, qui respecte donc, autant qu’il est possible, les formes complexes de ce dispositif expérimental – et jusqu’à l’alternance de l’encre rouge et bleue qui rythme l’écriture et les compositions typographiques. Du coup, c’est une partition d’art qu’on lit.

Et c’est très beau. Une façon de lire ce livre consiste simplement à le feuilleter de temps en temps, comme un recueil d’images assez particulier où l’on assisterait, comme en direct, à un jeu parti du Hasard avec la Nécessité formant le monde en géométries de lettres et de signes, en composition de lieux essaimés dans le vide, en étoiles de mots et de phrases croisés :

 

    D

S  O I T

    N

    C E L A

Soit ! puisque quatre pages plus loin, « cela » se développe donc :

 

« Mais DONC est mort,

ai-je dit. MORT ! oh !

joie, voici de l’AIR

qui fait irruption

dans ce chapitre poème

que menaçait une

certaine suffocation,

et le Poème Redevient

RespiRable, dans son

lieu pRopRe – baRoque

si l’on veut ; si le pRopRe

du baRoque est de conju

Rer la moRt en la foutant

par dans toutes ses effigies,

RepRésentations, ses

attitudes secrètes (…)

petites capitales              Car MORT est le nom

                                   secret du Poème, son

                                     emblème, son cœur

                                     battant, sa vérité (qu’

                                     est-ce qu’une œuvre, sinon

                                     un artifice pour repouss- … »

La page en miroir développe le thème des limites du possible quand l’écriture du poème ne peut que suppléer le dérobement du poème là où le mot engendre la mort puis se décline selon la syllabe-germe OM avant de se recomposer en une autre constellation croisée :

 

POÈ M E

         O

   D   R

S O I T

   N

   C  E L A

Ce journal est celui d’une attente au creux du silence et du vide ; il prend note de ce qui là, parfois, vient à la forme depuis rien sinon quelques lettres, majuscules, minuscules, chiffres et exposants, points,   flèches, lignes, carrés, rectangles, grilles, cercles, spirales … et la lettre π, puisque son « épilogue » se décline d’avance comme suit : « Et puis l’ogre » , « Epilogre » avant de s’encadrer en « & πlogre ». 

L’enjeu de l’inscription de l’irrationnelle la mieux connue (de la démesure en somme de ce « nombre transcendant » au dire des matheux) n’est pas l’exhibition de la pratique signifiante comme travail ou comme ébriété, selon telle mode de naguère (cela s’écrit dans les années 1970) : il est de repousser en asymptote le temps où mot et mort se décomposent l’un en l’autre dans le nom propre : « puisque l’ogre, écrit Jean Daive, n’est autre que Roger Giroux, puisque les lettres de Giroux en s’emboîtant les unes dans les autres anéantissent le nom lui-même, c’est-à-dire toute idée de signature. »

C’est bien ce qui se déploie sous nos yeux, comme un hologramme typographique en mutation incessante dans le vide de l’espace (de la page seulement ?), aux différentes vitesses de la pensée avec des accélérations, des fulgurations … et des temps nuls, des battements du vide… « Et l’air qui jamais ne/se pose sur rien ».

Il faut à la fois voir et lire comment se cherche, au fil de quinze pages successives parfois, avec souvent des sauts au-delà où cela se recombine comme par rime, la formulation introuvable   d’une « errance parmi les signes », « seul devant l’invisible » ; comment en contrepoint, en creux, en vain aussi car cette écriture est à l’affût de son impossibilité, se noue le jeu du S et du JE avec l’image en miroir du ? pour que paraisse « le jeu de l’absent », sous la forme d’un carré défini par quatre triangles isocèles dont « Je est le triangle vide ».

C’est peut-être (il existe une histoire littéraire) que ce Journal est celui d’une exploration de l’absence inscrite dans la filiation de la Délie de Maurice Scève où « pour aimer souffre ruyne » s’inscrit précisément dans un triangle : une filiation selon l’amour dans la langue (et de la langue en abyme de poème) comme échec assumé en ascèse (Blanchot dirait en désastre) ; ainsi dès les premières pages de Journal du poème, écrites depuis « le Temps-hors »:

« Il ne peut être dit dans un Journal de cette sorte, que tout ce qui n’est pas le Poème. Ce sera le négatif (un négatif) du Poème. Un possible en son creux. Un fantôme de son apparition future. Entre ceci et cela, l’infinitude d’un Rien. C’est au non-être de l’esprit que s’adresse l’esprit du poème ».

Cependant, l’anagramme de Délie rappelle le long désir platonicien qui inspire la poésie d’Europe depuis Pétrarque ; qui peut-être encore hante Poème Journal du Poème, mais alors comme interrogation miroitant sous la forme du S (¿ avec ?) qu’il se dresse ou serpente, s’infinise en volute s’écholalise en « est-ce, oh ! est-ce », qu’il s’inscrive au sein du cercle taoiste, se combine en 8 debout ou couché (l’infini), comme « ce cercle tordu sur lui-même » – bande de Moebius autrement dit, ou se pointe en chaque boucle : « deux Seins ? deux regards ? Vision double ». Enfin (mais pour ainsi dire), « est-ce » s’inscrit comme question sous la ligne haute du carré que j’ai dit, avec en commentaire : « sera la dernière parole/du Livre (du poème) ».

Ainsi se délie, se délite et se dissémine en énigme(s) au fil d’une épreuve de l’attente soutenue jusqu’à la mort de Roger Giroux en 1974, la question qui s’instaurait en point de mire, dès l’ouverture de son œuvre, dans L’arbre le temps  : « J’étais l’objet d’une question qui ne m’appartenait. Elle était là, ne se posait, m’appelait par mon nom, doucement, pour ne pas m’apeurer. Mais le bruit de sa voix, je n’avais rien pour en garder la trace. Aussi je la nommais absence, et j’imaginais que ma bouche (ou mes mains) allait saigner… »

Ce que nous cherchons, notre vie durant, est exactement ce qui nous cherche dans le hors du temps – mais nous n’allons à l’entrevoir que dans la lumière de la fin.

L’extraordinaire, vraiment, est que nous puissions aujourd’hui accéder, grâce au magnifique travail de Jean Daive et des éditions Éric Pesty, à ce qui reste de ce dire ruiné d’amour  :

 

« Seul devant l’invisible

Avec le feu qui cherche

        son chemin »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

, , , , ,
rédaction

View my other posts

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *