[Chronique] Iegor Gran, L'ambition, par Périne Pichon

[Chronique] Iegor Gran, L’ambition, par Périne Pichon

décembre 16, 2013
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Chronique] Iegor Gran, L’ambition, par Périne Pichon

Seriez-vous ambitieux du type lego ou playmobil ?

Iegor Gran, L’Ambition, P.O.L, automne 2013, 224 pages, 16,50 €, ISBN : 978-2-8180-1755-5.

Les ambitieux du type lego sont des bâtisseurs. Ils se hissent par paliers dans la hiérarchie sociale, méthodiquement et patiemment. Les ambitieux du type playmobil sont fantasques, optent pour une idée brillante qui doit les conduire aux sommets, l’abandonnent presque aussitôt pour une autre. Le prologue du roman de Iegor Gran décrit ces deux types d’ambition, laquelle se trouve être l’objet d’étude, en quelque sorte, de ce roman qu’on pourrait qualifier de « sociologique ».

Dans un café parisien, Cécile quitte José en lui reprochant son manque d’ambition. Elle veut avancer, se construire un avenir sûr, alors qu’il s’entête dans des projets fumistes, autour d’un paquet de fèves ou de vache-qui-rit. C’est que José, inspiré par son ami Léo, refuse de rejoindre la masse des « esclaves salariés » et rêve du coup de chance grandiose, du plan génial qui consacrera son ambition, comme son idole, Mark Zuckerberg. Le hasard va permettre au jeune homme de devenir professeur particulier à domicile en prenant la place de son colocataire, le trop parfait Jean-Jules, un tranquille ambitieux type lego qui construit son futur par étapes. Un autre hasard fait de José une connaissance d’un écrivain adepte de la procrastination. Son œil amusé suit les déboires de José et de son ex-petite amie, alors que sa plume s’essaye à une intrigue néolithique, dans laquelle le chasseur Chmp tente de conserver la liberté, d’agir à sa guise dans une petite société matriarcale.

La narration, portée par une voix ironique, alterne entre le quotidien de José et Cécile, les commentaires plus ou moins directs de l’écrivain et la parabole du chasseur Chmp et de la tribu des Pierres percées. Le lien entre ces récits demeure José, hypothétique descendant de Chmp, comme le laisse supposer leur identique barbe blonde et bouclée. Mais l’entrelacement des deux récits, l’un moderne et réaliste, l’autre tendant vers le conte néolithique passe également par la langue. En effet, certains mots sont des ponts ou des clefs qui font passer le lecteur d’un étage à l’autre, du néolithique imaginaire à la vie du XX siècle : «Tu sais, des mammouths, j’en ai jamais vu », avoue le chasseur Chmp (p. 104) pendant qu’au chapitre suivant, José, qui travaille dans un magasin d’informatique deux jours par semaine, s’échine à réparer un processeur « Mammouth HD 520 » (p. 105). Plus tard, l’écrivain noircit des pages de notes (p. 151) tandis que Chmp s’extasie devant la blancheur d’un crâne humain (p. 153), puis un artiste spécialiste du polissage de crânes « dégusta en silence » des morceaux de chairs séchées alors que Cécile ordonne gentiment à son nouvel amour de « goûter » « ce yaourt grec » (p. 169). La fiction narrée par l’écrivain et la (fausse) réalité qu’il côtoie semblent se renvoyer la balle, se nourrir l’une de l’autre. D’autres indices le prouvent, comme l’étrange pierre bleu remarquée par José dans une vitrine, identique à la pierre mythique recherchée par la tribu des Pierres percées. Les deux récits apparaissent ainsi comme synchroniques plutôt que chronologiques.

Notons que le personnage de l’écrivain, qui mène ces deux récits, n’apparaît pas immédiatement. Il faut attendre, au milieu du roman, un s.m.s. providentiel de José au dit homme de lettres attablé à un café pour que celui-ci se révèle. L’écrivain se met en scène en train d’écrire, ou plutôt de chercher à écrire. Mais surtout, sa fonction en tant que personnage est celle d’un observateur, voire d’un révélateur de la vanité des ambitions de ses contemporains, puisqu’il en vient à raconter avec ironie comment se débattent ces jeunes de « parodie » (p. 148). Grâce à cette remarque, l’ironie du narrateur prend tout son sens : l’histoire de José ou celle de Cécile peut se lire comme une parodie de l’ambition. Car finalement, leurs hypothétiques projets d’avenir reflètent les désirs et les rêves de leur époque, de leur société, où il s’agit surtout de se montrer ambitieux. Ainsi, l’opinion publique, véhiculée par notre ironique narrateur, occupe une place de poids dans tout le récit :

« C’est peu dire que les marchés de niche font rarement rêver les grands capitaines d’industrie ou les conquistadors de la finance, et encore moins l’opinion publique qui n’a d’yeux que pour le grandiose, le gothique flamboyant, le gras et le sucré. Ainsi négligée, la niche n’en nourrit que plus généreusement l’entrepreneur qui a su l’occuper tranquillement, avec patience et passion, dans la pénombre des bonnes affaires gardées pour soi. » (p. 31.)

Ailleurs c’est l’apparence positive qui cache le ridicule : « Pour être exhaustif, signalons aussi que José avait une formation en technique de la communication, option création d’entreprise. Ce beau document servait à rassurer ses parents, mais en pratique, il ne valait pas une fève. » (p.46)

On constate l’importance faussement accordée à l’apparence « qui fait bien ». D’ailleurs, si José progresse en tant que professeur particulier c’est grâce à son talent pour « bien parler », se faire bien voir par les parents de ses élèves, plutôt qu’à ses dons pédagogiques. De même, Cécile se voit enlever sous ses yeux un jeune artiste, très plaisant, par une vieille peau, juste parce que celle-ci possède l’allure et les langages qui conviennent aux canons de l’opinion publique. « Faire bien », apparaître en respectant le code social est plus important que « être bien ». L’être social prédomine sur la sincérité du rapport social, et l’image sur l’être. Ajoutons que la rupture entre José et Cécile a lieu dans un café, lieu de rencontres sociales par excellence : « Dans leurs effluves germent l’opinion publique, naissent les sondages et les futurs présidents, meurent et ressuscitent les sportifs, et, s’échine l’écrivain, sur la banquette du fond, près du radiateur, tandis que, deux guéridons plus loin, se travaille le premier flirt et, qu’à une table en terrasse, chez un couple symétrique, couve une méchante rupture […] » (p. 13) Le personnage de l’écrivain joue lui aussi avec un certain nombre de clichés liés à l’apparence sociale. L’ironie du narrateur feint donc d’épouser la constante de l’opinion publique en y mettant suffisamment de distance pour montrer son absurdité.

De fait, l’ambition est liée indubitablement au prestige social. Mais quel est son rapport avec l’apparition de la propriété dans l’ère néolithique des Pierres percées ? Résumons les faits : les femmes, lasses de voir les hommes partir à la chasse et s’attarder auprès des jolies voisines de la tribu d’à côté, décident de pratiquer l’élevage de « Capras ». La parabole des Pierres percées ressemble à une évocation de l’âge d’or, juste avant sa fin. Juste avant que le désir de s’approprier les êtres et les choses ne naisse, avec, ensuite, l’ambition. Cependant, cette parabole illustre également « l’ambition » de l’écrivain, comme la nomme José, d’écrire un récit sur l’apparition de la propriété dans le néolithique.

La mise en parallèle de l’ambition de l’écrivain avec celle de José et de Cécile indique à quel point l’ambition, en tant que moteur, a besoin des autres pour s’élaborer. Ainsi, José clame à Léo « Je suis l’ambition » (p. 187), en y croyant presque, parce qu’il se rend compte que l’ambition née d’un choc entre deux identités sociales, du désir d’éblouir l’autre aussi. Chacun peut en effet se voir comme le moteur de l’ambition de l’autre. Finalement, l’ambition peut contribuer elle aussi à une parodie des relations sociales.

 

 

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rédaction

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