[Chronique] La force Ivo van Hove (Littérature et théâtre 5/6), par Matthieu Gosztola

[Chronique] La force Ivo van Hove (Littérature et théâtre 5/6), par Matthieu Gosztola

décembre 10, 2017
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[Chronique] La force Ivo van Hove (Littérature et théâtre 5/6), par Matthieu Gosztola

Voici la confession du plus grand metteur en scène vivant – selon moi –, arrachée à différents supports, et notamment à l’indispensable Ivo van Hove par Frédéric Maurin (Actes Sud Papiers, collection Mettre en scène, 2014). [Lire/voir le 4e volet]

LE SEUL THÉÂTRE QUI VAILLE

 

« Le seul théâtre qui vaille est pour moi un théâtre né d’un désir irrépressible, d’une profonde nécessité, comme s’il était vital de dire ce qu’on a à dire au moment où on le dit. C’est la seule manière de convaincre d’abord les acteurs, de les entraîner dans l’aventure, puis le public. […] À partir de là, […] rien ne m’intéresse tant que de raconter des histoires, d’affronter des situations dramatiques, d’explorer les relations complexes et ambiguës entre les êtres, leurs comportements, leurs aspirations et leurs mensonges, leurs émotions – et tout particulièrement l’amour, bien sûr, l’amour sous toutes ses formes, ce sentiment vital dont on ne peut jamais atteindre la pureté, qui se trahit ou se délite, mais qui, tout aussi bien, tire sa vertu de survivre à la passion. »

 

L’USAGE DE LA TECHNOLOGIE

 

« On réduit parfois abusivement mon théâtre à une présence massive de la technologie sur scène. C’est faux ! Je n’en utilise que lorsqu’elle me paraît juste, ou du moins justifiée. […] [D]ans Idoménée de Mozart, il s’agissait […] d’entrer dans l’esprit des personnages, à des moments où, seuls, ils regardent en eux-mêmes ou se projettent dans leurs rêves : introspection du roi à peine rentré de la guerre de Troie, fantasme d’Électre de s’asseoir sur le trône d’Argos aux côtés d’Idamante. Et dans Husbands, d’après Cassavetes, chaque acteur était équipé d’une petite caméra fixée à sa tempe. Le spectateur voyait donc tout ce que son regard balayait. Il voyait à travers les yeux des personnages, il était dans leur tête, presque dans leur corps, au plus près de l’énergie du spectacle. Tous les mouvements que filmaient ces caméras subjectives produisaient des images en noir et blanc tressautantes qui redoublaient la frénésie de la scène jusqu’au vertige.

[…] Paradoxalement, la vidéo m’intéresse en ceci qu’elle crée de la vie, une autre vie que celle que l’on voit à l’œil nu. Bien sûr, elle exige deux palettes de jeu, l’une intimiste, l’autre démonstrative. Mais, avant tout, elle intensifie la puissance du présent et rend plus sensible ce qu’on entend. Elle aiguise les sens et […] infléchit le théâtre vers la performance. Il est difficile de mentir sur une scène quand on se sait filmé. En ce sens, la vidéo sert de médiation entre l’acteur et le spectateur, qu’elle peut aussi entraîner dans d’autres endroits du théâtre : dans le hall ou dans les loges, ou encore dans la rue comme c’était le cas dans Opening Night ou dans Le Misanthrope. Mais l’essentiel est qu’elle établisse un dialogue avec le théâtre et, tant dans le gros plan de l’image que dans le va-et-vient entre l’image et la scène, qu’elle rehausse le corps et ses détails. »

 

LA PERFORMANCE

 

« […] Avec les arts visuels, la performance est sans doute le second régime esthétique à avoir résolument nourri ma conception et ma pratique du théâtre. Tous mes spectacles en portent la trace, tous contiennent un moment de performance, plus ou moins bref selon le cas, mais avec les aléas et les risques que cela comporte. Sans doute […] [était-ce] plus évident au début : dans Les Bacchantes, en 1987, Jan Versweyveld ne s’est pas caché de s’inspirer de Josef Beuys et j’ai explicitement cité la performance de Marina Abramovic et Ulay, Rest Energy, en demandant à Johan Van Assche, qui jouait Penthée, de diriger une flèche vers le torse de Bart Slegers, qui jouait Dionysos. Une vraie flèche, vers un vrai torse. Tout pouvait arriver. Le danger était palpable parce que le réel faisait effraction. Le théâtre y gagnait en intensité ce qu’il perdait en faux-semblant. Juste avant, il y avait eu le vrai tigre de Blessures et les vraies voitures de Germes pathogènes, tous moteurs allumés. Mais, même aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire, les coups sont de vrais coups – depuis les gifles de Scènes de la vie conjugale jusqu’aux empoignades de Persona. Et les baisers, de vrais baisers. Sans parler des douches que prennent les acteurs ou de la nourriture qu’ils cuisinent et ingurgitent pour de bon. Chaque fois, il s’agit de recréer l’expérience d’événements réels qui viennent transpercer le théâtre et mettre, pour ainsi dire, le jeu entre parenthèses, ne serait-ce qu’un instant. Les acteurs acceptent cette situation de vulnérabilité humaine. Ils n’ont plus rien à simuler, mais ils n’ont plus rien à cacher non plus. »

 

DES ANIMAUX SUR SCÈNE

 

« […] C’est aussi pour cette raison que j’ai souvent mis des animaux sur scène : il y avait un cheval de trait dans Macbeth en 1987, huit vaches dans Désir sous les ormes d’Eugene O’Neill en 1992 – huit vaches qui vivaient dans leur étable et ont attiré les médias ! –, des poules dans True Love de Charles L. Mee en 2001, d’autres chevaux pour une vraie chevauchée des Walkyries en 2007 à l’opéra. Je fais le pari que les animaux ne détourneront pas l’attention du spectateur, mais qu’ils apporteront au contraire l’élément perturbateur du réel dans tout ce qu’il a d’impossible à apprivoiser, c’est-à-dire à théâtraliser. Ce réel-là, il paraît plus réel que le réel, sur une scène. »

 

RENDRE HOMMAGE

 

« […] Plus récemment, je me suis délibérément inspiré d’Yves Klein et de ses Anthropométries pour représenter le personnage d’Agnès dans Cris et chuchotements, et de Paul McCarthy pour les souillures d’Alceste dans la scène des portraits du Misanthrope. Certains y ont vu de la provocation gratuite, un relent de trash, mais il s’agissait avant tout, pour moi, de rendre hommage à des artistes qui m’ont beaucoup apporté. Pourtant, même si j’introduis dans mes spectacles ce qui se situe a priori à l’opposé du théâtre, comme la performance, ou à côté du théâtre, comme les arts plastiques, je considère que je suis avant tout un metteur en scène de textes. »

 

TRAVAIL SUR LE TEXTE

 

« […] [Q]uel que soit l’auteur ou la pièce, j’examine le texte à la loupe, sous toutes ses coutures. Seul, avec le dramaturge, puis avec les acteurs, j’interroge la moindre réplique, ses nuances, ses allusions, ses effets de réverbération sur d’autres répliques. Je cherche vraiment à aller sous la surface, à creuser jusqu’au bout. Cela ne signifie pas un respect aveugle de la lettre, mais un approfondissement de l’esprit. »

 

RÉSONNER AU PRÉSENT

 

« […] Je tiens la mise en scène pour un art qui, quelles que soient son évolution et ses différentes pratiques, doit résonner au présent. Les œuvres que je mets en scène, peu importe de quand elles datent, je les traite donc comme s’il s’agissait d’œuvres contemporaines, comme si elles venaient d’être écrites. Elles doivent parler au public d’aujourd’hui et avec les moyens d’aujourd’hui. D’où le refus de la littéralité historique et, assez souvent, le recours à la technologie. Cependant, la transposition n’est pas une fin en soi, mais le moyen de retrouver l’acuité, la puissance, la nouveauté de l’origine. Mettre en scène une pièce du passé implique de recréer la déflagration qu’ont ressentie les spectateurs le soir de la première. »

 

TRAVAILLER À PARTIR D’UN SCÉNARIO : PART D’IMPLICATION PERSONNELLE

 

« […] [L]’objectivité du texte n’existe pas, on invente sa vérité en en produisant une interprétation. C’est une chose toute simple, mais essentielle.

[…] Dans Husbands, par exemple, une seule actrice jouait tous les personnages féminins du scénario, comme si elle concentrait en elle la projection des désirs et des angoisses des trois hommes. Toujours dans ce spectacle, j’ai rétabli la partie très misogyne, très agressive, de la scène du bar, que Cassavetes avait coupée au montage, et, en revanche, éliminé la rencontre d’Archie avec un autre personnage féminin qui entravait la dynamique de l’histoire. J’ai également ajouté une seconde partie de basket, alors qu’il n’y en a qu’une dans le film, parce que le sport me semblait être une image adéquate de la lutte des personnages contre la mort, de leur dépense physique et de cette énergie qui naît de la détresse. J’interprète donc le scénario comme j’interpréterais une pièce.

Dans Cris et chuchotements, j’ai développé une remarque presque secondaire du texte de Bergman : Agnès ferait de la peinture en amateur, est-il écrit. Sur la base de cette notation, dont j’ai voulu tirer toutes les conséquences, je l’ai transformée en véritable artiste, en vidéaste, et cela m’a conduit à explorer tout un champ de sa personnalité que Bergman laisse de côté. Après sa mort spasmodique, nous avons ajouté, en contrepoint, une longue scène de douze minutes pendant lesquelles on lui fait sa toilette. C’était affaire de rythme, au sens musical du terme. »

 

TRAVAIL AVEC LES ACTEURS

 

« […] [Q]uand on enseigne, on guide l’élève dans sa propre vision, dans sa propre interprétation, pour valoriser son potentiel et l’amener au meilleur de lui-même. Quand on met en scène, il faut au contraire faire valoir ses idées. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’on ignore les propositions des acteurs ou qu’on ne les entraîne pas dans des zones où ils n’iraient pas d’eux-mêmes, mais il faut prendre des décisions franches et les faire accepter. L’enseignement relève de la transmission ; la mise en scène, de la communication. Cette distinction est essentielle.

[…] Ce qui m’intéressait et continue de m’intéresser, c’est la ligne du travail dans la continuité : reconnaître les articulations, les pics et les virages, savoir où attaquer, quand se mettre en retrait, pourquoi réagir ou non.

[…] La dramaturgie peut évoluer pendant les répétitions, il faut parfois s’interrompre pour prendre du recul, mais j’ai abandonné le travail préliminaire à la table et lui préfère une immersion directe, immédiate, dans l’espace. Il est important que nous soyons d’emblée dans le décor. Selon sa taille, sa configuration et son degré d’encombrement, l’espace conditionne le jeu. Les acteurs doivent l’apprivoiser aussi tôt que possible pour s’y sentir à l’aise, comme s’ils emménageaient dans une nouvelle maison. Je leur demande aussi d’apprendre leur rôle à l’avance pour qu’ils n’aient pas le livre en main pendant les premières répétitions. Il me semble plus fructueux, plus efficace, qu’ils fassent d’emblée l’expérience des mots dans leur corps, dans l’espace, et qu’ils s’adressent véritablement les répliques, les yeux dans les yeux, pour déclencher les mouvements qui naissent de ce que dit le texte.

[…] [L]es acteurs n’ont pas toujours le temps de répéter, sur le plateau, les indications que je viens de leur donner rapidement. Il m’est même arrivé, dans Husbands notamment, de changer la fin du spectacle une fois les représentations commencées. Je n’étais jamais assez satisfait, j’avais envie d’essayer d’autres possibilités, tout me paraissait ouvert. »

 

CONCEPTION DE L’ESPACE

 

« L’espace se pense certes en fonction de la pièce, mais aussi dans le rapport que nous voulons établir avec le spectateur. Sur ce point, nous n’avons pas […] d’idée préconçue ou de style préétabli. Par opposition à la frontalité traditionnelle, nous avons conçu des spectacles en rond ou agencés selon un dispositif bifrontal ou quadrifrontal, comme dans Rocco et ses frères où le public se répartissait entre les différents côtés du ring de boxe auquel se réduisait le décor. La coupure qui éloigne la représentation, nous l’avons volontairement renforcée avec la baie vitrée de La Voix humaine et, ailleurs, abolie en proposant une expérience de très grande proximité, c’est-à-dire d’intensité accrue, au risque de fragiliser les acteurs qui ne peuvent alors rien cacher. C’était le cas de la première partie des Scènes de la vie conjugale, où les acteurs n’étaient qu’à un ou deux mètres des spectateurs. Cette proximité s’est même transformée en immersion, soit que les acteurs évoluent parmi le public comme dans Faces, où les spectateurs étaient assis trois par trois dans des lits qui occupaient toute l’aire de jeu, soit que ces derniers déambulent parmi les acteurs, comme dans Splendides de Genet, ou qu’ils puissent aller et venir sur le plateau, comme dans les Tragédies romaines, ajustant leur regard, le promenant, le détournant même du spectacle pour fixer un écran de télévision qui diffusait des informations en temps réel. Ou, simplement, pour vivre le théâtre de l’intérieur. »

 

 

ALLER PLUS LOIN

Lire le très stimulant Ivo van Hove, la fureur de créer, Les Solitaires Intempestifs, collection Du désavantage du vent, 2016 (avec des contributions d’Ivo van Hove, Georges Banu, Anaïs Bonnier, Christophe Candoni, Simon Hagemann, Christine Hamon-Siréjols, Tiphaine Karsenti, Chloé Lavalette, Florence March, Frédéric Maurin, Edwige Perrot, Romain Piana et Éric Ruf). 

 

NE MANQUEZ PAS…

Ne manquez pas à Londres – au King’s Cross Theatre (du mercredi 25 octobre 2017 au dimanche 21 janvier 2018) – Lazarus.

Et, en France, la reprise (du 29 septembre au 10 décembre 2017) au Français des Damnés, et, à Chaillot, la représentation des Tragédies romaines [Coriolan, Jules César et Antoine et Cléopâtre de Shakespeare], du 29 juin au 5 juillet 2018.

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rédaction

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