[Dossier] Feuilleton(s) Roger Giroux III : L'Arbre le Temps, par Jean-Nicolas Clamanges

[Dossier] Feuilleton(s) Roger Giroux III : L’Arbre le Temps, par Jean-Nicolas Clamanges

mars 22, 2012
in Category: chroniques, UNE
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Le précédent feuilleton se terminait par la citation de la mystérieuse séquence d’ouverture du premier recueil publié de Roger Giroux : L’arbre le temps. On voudra bien la relire avant de s’engager dans l’étape finale de ce parcours de lecture engagé à partir des dernières œuvres aujourd’hui publiées, comme une déclinaison à rebours d’un mouvement d’écriture incessant – quoiqu’en un sens parfaitement immobile. En effet, dès le départ (qui est un bond définitif vers la mesure pour rien qui précède tout commencement), la poésie de Roger Giroux se rêve comme un espace infini dont le centre serait partout en chacun de ses points, car le temps – par hypothèse – n’y aurait plus cours :

Et le poème rit et me défie de vivre
Ce désir d’un espace où le temps serait nul.

(Sauf mention contraire, toutes les citations renvoient à L’Arbre le temps suivi de Lieu-Je et de Lettre, Mercure de France, 1979.)

réponse mutuelle qu’ils se donnent, maintenant qu’il n’y a plus de question. Il y avait une question lorsque »

Giroux, Baulieu, in Il particolare, n° 2, Marseille,1999, p.186.

Cette besogne d’écriture

Quelqu’un, quelque-part, marche. Et voici qu’un arbre l’appelle en silence, l’appelle lui. Car les arbres nous savent depuis le temps qu’ils furent avant nous… L’appel est sensible quoique muet selon les langues :

« L’arbre tendait aveuglément ses bras (…) Ce qui montait du cœur de l’arbre, je ne savais le dire. »

Jamais Roger Giroux ne saura dire Cela. Le dire de l’arbre comme de toute chose surprise comme événement en dehors du temps, tel un envol de neige au détour d’un sentier, pour personne, comme ce pin qui n’a besoin de rien :

« (…) Où est le pin ? Et qu’aurait-il besoin de ma voix pour chanter ? N’est-ce pas assez que la nuit de son bois, la chimie de ses feuilles ? Si je n’étais pas là… »

Chercher à dire l’impossible de Cela, cela s’écrit : SOVFFRIR NON SOVFFRIR, dans la Délie de Maurice Scève, avant le premier dizain et après le mot FIN. C’est ce qui cherche Roger Giroux :

« Le silence antérieur, tel était le lieu de cette absence : un pur espace, un point. Quelle phrase aurait pu concevoir ce mouvement sans asile, ce pur pouvoir : souffrir non souffrir  ? »

Après la seconde guerre mondiale, la génération de Giroux cherche sa voix parmi des ruines. Une anthologie paraît dans le désert aux éditions du Rocher, on y découvre Glissant, Bonnefoy, du Bouchet, Dupin, Grosjean, Laude, Oster, Pichette, Weingarten, Yacine, quelques autres…

… Dont Giroux, pour Retrouver la parole, un ensemble de proses entamé en 1949 et qui ouvrira L’arbre le temps en 1964. Dans la préface, Jean Paris va au cœur : « L’œuvre de Giroux (…) s’inscrit dans la lignée du fléau. La guerre en forme le principe, d’autant plus redoutable qu’elle n’est jamais désignée. (…) Pour Giroux, le pire mal est que cette guerre a totalement détruit le langage ». (Anthologie de la poésie nouvelle, éd du Rocher, 1957, cité dans C. Tarting, Le Lieu-je du poème : Roger Giroux, in Carrefours, C. Maubon (dir.), Alinea editrice, Firenze, 2009). 

C’était l’époque du ‘lyrisme engagé’ qui n’avait plus, alors, la justification des temps de résistance. Et puis Breton, retour d’exil : « Ma seule étoile vit… » ; le surréalisme tentait de se réengendrer : Hérold, Brauner, la revue Néon, Duprey, Rodanski, la galerie de L’Étoile scellée, Le Soleil noir, etc. En 1947, Giroux conseillait Arcane 17 à un ami.

Néanmoins pas une ligne, pas un vers sur cette voie. Car en 1945, lorsqu’il quittait Lyon (où il est né) pour Paris, « relire Scève, c’était choisir de fonder la poésie dans son impossibilité et dans son devoir : dans la déchirure qui, au sein d’une même figure, unissait l’impossibilité et le devoir de poésie. » (Jean Laude, « Un travail. Souffrir non souffrir », Terriers n°5, Montpellier, 1978. Rééd. Éric Pesty).

« Cette besogne d’écriture où je m’efforce, est-ce la chair qui saigne, d’un monde inavouable ? Ces mots blessés, j’en souffre la blessure (et je n’en souffre pas) ».

Scève, Pétrarque, et selon eux, dans le temps d’après le désastre, travailler la langue à mort : « La destruction fut ma Béatrice » (Mallarmé) ; « L’absence d’écrire est mon travail. » (Giroux, note inédite).

« Rien n’est jamais dit. Et, toujours, dire ce rien. Perpétuelle naissance du poète. Et va-t-il s’arracher le visage ? Car c’est plus loin qu’il prétend voir, antérieurement à tout espace. »

Nous ne saurons jamais

L’espace antérieur, comme une mémoire sans origine, « comme une mémoire de l’aube » (Journal du poème). Espace de la question « non désignée, non identifiée (mais se posant partout) traversant tout ce qui a été écrit — (et surtout ce qui n’a pas été écrit) ». (J. Laude, ibid.).

« J’en souffre la blessure et je n’en souffre pas ». Cette aporie est un trope : du pétrarquisme renaissant, des mystiques aussi (« mourir de ne pas mourir »). Figure de leur art fermé par impossible. Giroux les a médités : Maître Eckhart, Angelus Silesius … Krishnamurti également, dont il traduit les Commentaires sur la vie. Et puis les penseurs de Cela qui se dérobe : Buber (Je et Tu), Guénon … Quelques autres. Ainsi se réécrit la quête d’une surabondance plénière qui procède du plus intérieur:

« Il est un point dans l’âme, un lieu sans étendue d’où le silence et la parole confondus descendent sur l’esprit, et l’inondent, et le noient : c’est le moment où s’ouvre l’œil qui est au centre de la Voix. »

Écriture d’investigation (J. Daive) – mais dans « quelle invisible nuit ! ». Délimitation, si l’on peut dire, d’un périmètre d’absence à soi.

« Et c’est comme si je n’existais pas

Dans cette immensité qui me sépare de moi-même,

Dans l’intouchable de ce lieu (…) »

Comme Artaud, Giroux écrit l’infinie distance qui le sépare de lui-même. Mais c’est pour constater qu’il en est, avec nous, l’ignorant :

    « nous ne saurons jamais

quelle ombre

                    la distance

invisible de soi

son agonie devant le corps » 

Dans la préface de l’Anthologie de la poésie nouvelle plus haut évoquée, Jean Paris écrit encore : « à la tradition du verbalisme où sombrent les trois quarts des œuvres d’aujourd’hui, ce poète, presque inconnu, oppose une logique dont l’exercice, tôt ou tard, ne peut conduire qu’au mutisme ».

Giroux, c’est vrai, n’a guère publié de son vivant que L’arbre le temps (1964), et quelques participations sollicitées par Jean Daive pour sa revue fragment (1970-1972) – sollicitations qui relancèrent l’écriture, jusque-là vacillante. Ce qui donna Cela, Donc, et un autre texte (intitulé d’un point dans un carré) qui forment les trois premières sections de Poème, récemment publié par J. Daive comme le savent ceux qui lisent la présente série. Giroux lui écrivait ceci : « si je dois vous être un jour reconnaissant de quelque chose ce sera de m’avoir permis de réaliser ce rêve essentiel de n’être surtout pas identifiable par mon nom. (Car je n’ai pas de nom nommable) ».

Il faut lire ici l’étude remarquable de Francis Cohen : « Tout ce t(r)ait » (CCP n° 15, 2007/1. Centre international de poésie, Marseille, 2008), pour saisir comment les lettres du nom de Roger Giroux constituent littéralement et dans tous les sens, « la combinatoire d’un vers probable dont le terme est une inconnue. Le X de Giroux ».

Une double inconnue car cet X avait son X’ qui gagnait son pain et celui de sa famille comme traducteur de l’anglais (c’est dans sa prose que nous avons lu Miller et Durell – qui l’estimait) et comme agent secret de la mythique Série Noire, en tant que lecteur, réviseur et traducteur (sous le pseudo de Charles Guerre) auprès de Marcel Duhamel.

Investigation en terre de doubles : « L’homme calme, souvent, travaille, sur une table de bois blanc, à d’immobiles écritures, tandis que, là-bas, d’autres tiennent la vie pour un bien précieux, une sagesse utile ! Et l’homme calme, hors de la vue, sur une page délébile, découvre que là-bas, sur l’autre bord, un homme gris travaille et ne sait rien de lui ».

Les deux dernières propositions de ce fragment de prose quasi borgésien forment un alexandrin césuré. Giroux aimait Reverdy, Jouve, même Eluard (comme Bernard Noël à la même époque) ; il fut impressionné par Du mouvement et de l’immobilité de Douve (Bonnefoy, 1953) à sa parution ; l’empreinte de Valéry est sensible aussi : « Mais l’odeur de la mer qui se mêlait aux pins »… « Une voile s’approche, entre les apparences,/Et fait signe de taire le nom du paysage ». S’il se fait donc mémoire active d’un Scève presque mallarméen contre la logorrhée aragonienne ou surréalisante de l’après-guerre, c’est précisément par le souci demeuré du vers tel qu’il se présente à son époque – et surtout de la variété des cellules rythmiques fondamentales des mètres classiques, toujours actives dans le « vers libre », dont il joue en virtuose, en prose et en vers (notamment dans l’enjambement).

Pour autant, tout cela fonctionne comme trame, jeu de lignes, « air ou chant sous le texte » – en vue d’autre chose… Giroux savait parfaitement que, comme les genres littéraires, les formes poétiques instituées « sont des ennemis qui ne vous ratent pas si vous les avez ratés vous au premier coup » (Michaux, Qui je fus, VIII). Aucune complaisance donc, il s’agit d’un travail vers le voilé du chant: « Retrouver la Parole doit se lire, non comme la nostalgie du chant natif, mais au contraire : comme l’effort pour désillusionner ce chant, pour lui interdire de se substituer à ce qu’il chante. Retrouver la Parole doit se lire comme le mouvement vers ce qui a été masqué par le chant ». (J. Laude, article cité)

Et pour cela, chercher. Et pour cela, l’attente. Giroux est « quelqu’un pour qui raturer un seul mot met six ans de réflexion » (Jean Daive, CCP n° 15, op. cit.). Entre 1949 et 1964, les quatre versions disponibles de Retrouver la parole témoignent d’un travail acharné vers l’épure : « Travailler un texte, c’est lui ôter : des mots, des phrases… le rétrécir le plus possible », écrit-il à Jean Laude. Un travail de soustraction qu’il est sans doute juste, sur le plan artistique, de méditer en parallèle avec celui de Mondrian vers l’abstraction – la fameuse série qui va de L’arbre rouge (1919) au Pommier en fleurs (1922). (La première grande exposition parisienne du peintre se déroule d’ailleurs en 1957).

C’est qu’ici, comme l’écrit Edouard Glissant : « les mots ne valent que dans l’entour de leur silence où ils consument sobrement » (Tout-Monde, Gallimard, 1993. Glissant est le beau-frère de Giroux).

« Ainsi, la place que j’occupe, insituable, en ce lieu, n’est qu’un espace entre deux parenthèses ». (Giroux, Lieu-Je).

Quelqu’un, définitivement, de son vivant s’est soustrait  : « (…) Car entre le silence et la parole jusque-là confondus en une même ténèbre, un espace s’est ouvert, séparant le silence de la parole en sorte que tu te tiennes dans le milieu de la parole et du silence et l’un et l’autre se trouvent illuminés par sa présence devant l’autre, à travers toi, comme éblouis par la réponse mutuelle qu’ils se donnent, maintenant qu’il n’y a plus de question. Il y avait une question lorsque »

               Giroux, Baulieu, in Il particolare, n°2, Marseille,1999, p.186.

C’est ainsi sans doute qu’écrire – mais écrire vraiment –   fabrique du destin.

Damienne Giroux :

« … il avait un cancer…. Je crois qu’il a senti que venait la fin, puisque dans un de ses cahiers il parle de Meximieux : là où sont enterrés ses parents. Puis il y a l’ensemble de poèmes qui s’appelle « S » où un poème se termine par « midi et c’est l’autre versant ». Il est mort à midi ». (CCP, op. cit., p. 17).

Envoi

Roger Giroux est mort en 1974, il avait quarante-neuf ans. S’il avait peu publié, L’arbre le temps, Lieu-je et les textes insérés dans fragment lui avaient acquis une aura remarquable ; ainsi vinrent à lui des figures comme Claude Royer-Journoud et Emmanuel Hocquard (qui publie Théâtre à Orange Export Ltd) ou Roger Laporte (avec qui il correspond) ; il rayonne vers Anne-Marie Albiach, Alain Veinstein, Claude Faïn, Pascal Quignard… Le travail de la publication de ses inédits (à sa mort, il laissait de nombreux cahiers manuscrits) se poursuit aujourd’hui dans la jeune édition, de Unes à Éric Pesty.

Quant à L’Arbre le temps, il est épuisé au Mercure de France qui ne semble pas vouloir s’en soucier; c’est à peu près comme avoir la Vita nova de Dante en souffrance … Un véritable scandale ! Cet ensemble sans commune mesure devrait depuis longtemps se trouver accessible en librairie : sa réédition est une urgence absolue.

Le dernier mot à Edmond Jabès :

« Donc Roger Giroux n’est plus. Il a sombré dans le livre et le livre n’est pas tombe ordinaire. » (Qu’il repose en DONC, in Le livre des marges).

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rédaction

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