[Entretien] Sandra Moussempès ou la poétique de l'audio-poème, entretien avec Jean-Marc Baillieu

[Entretien] Sandra Moussempès ou la poétique de l’audio-poème, entretien avec Jean-Marc Baillieu

août 5, 2015
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[Entretien] Sandra Moussempès ou la poétique de l’audio-poème, entretien avec Jean-Marc Baillieu

Suite à la parution du CD Vidéographia – disponible en édition limitée notamment chez les librairies Texture, Tschann (Paris) et l’Odeur du temps (Marseille) -, Jean-Marc Baillieu s’est entretenu avec l’auteure sur sa poétique de l’audio-poème. De ces quatre pistes émane une impression d’inquiétante étrangeté : murmures, boucles sonores, musique d’outre-tombe, voix lancinante et spectrale traduisent avec brio une envoûtante "pensée de rêve"… Aussi, de la même façon qu’à la lecture d’un texte de la poète, toute analyse devient spectrographie. /Fabrice Thumerel/

Sandra Moussempès, Vidéographia, performance sonore autour d’héroïnes filmiques, déplacements de corps et de voix, Violet Reason Record [violetreasonrecord@yahoo.fr], 2014, 10 €.

 

Sandra Moussempès est connue et reconnue pour soigner particulièrement et singulièrement ses lectures ou plutôt ses « dispositifs sonores » en public, dans des lieux dédiés à la poésie, mais aussi dans des structures d’art contemporain. Elle vient de publier Vidéographia chez Violet Reason Record, un CD qu’elle dit être « la bande-son matérialisée de Sunny Girls » un livre (coll. Poésie / Flammarion, 2015) unanimement salué par la critique. /Jean-Marc Baillieu/

 

J-M B. : A propos de votre pratique de l’oralité : existe-t-elle dès la conception des textes ou vient-elle (ensuite) comme une interprétation de la partition-texte ?

SM : En fait, il existe une musicalité intrinsèque à la création poétique, mais je ne peux pas vraiment parler d’oralité, plutôt de quelque chose qui m’échappe, se compose, s’écrit, avec une rythmique propre à la poésie ou ce qui pour moi fait sens poétique, des superpositions et des associations de pensées. L’oralité à proprement parler intervient bien après la fabrication du poème, lorsque du texte je décide de faire un nouvel objet, sonore cette fois-ci, que je nommerai audio-poème. Mais il y a des poèmes qui ne peuvent qu’être lus silencieusement ou de façon simple à voix haute.

Lorsque j’ai entrepris de composer le CD d’audio-poèmes Beauty Sitcom (inclus dans Acrobaties dessinées, éditions de l’Attente, 2012) en utilisant ma voix chantée, murmurée, distordue, stratifiée en écho à l’énonciation du poème, je souhaitais faire le lien entre ma pratique initiale du chant et mon travail d’écriture, avec sa jonction d’interface : les référents cinématographiques, ma relation aux films qui s’intègrent à l’énonciation du poème.

Je chante depuis 1984, je publie des poèmes depuis 1992, et je développe ce travail d’audio-poèmes depuis bientôt cinq ans, il a donc fallu tout ce temps pour que le lien entre ces deux pratiques fassent sens, pour que mon univers poétique puisse se matérialiser en une bandeson annexe, à écouter sur CD ou lors de lectures performées. Le dispositif sonore s’articule exclusivement autour de ma voix (je devrais dire mes voix), afin de coller au plus près de mon univers. Je souhaitais projeter le texte vers l’auditoire différemment car les lectures publiques où l’auteur se contente de lire son texte de façon linéaire m’ennuyaient un peu.

Dans Beauty Sitcom, la matérialisation des textes (enquêtes, fiction sentimentale, héroïnes filmées dans un environnement inquiétant, atmosphère vintage), s’incarne sous forme de bandeson annexe et autonome. C’est avant tout un travail sur la lecture augmentée vocalement, proposition qui n’est ni théâtre, ni concert, encore moins chanson. Central, le poème n’est jamais chanté. Mon chant crée une atmosphère filmique en bandeson annexe. Ce sont des Résurgences momentanées des sensations visuelles (poème et audio-poème inclus dans le CD Beauty sitcom, nouvelle version augmentée dans Vidéographia), en lien également avec des voix féminines qui ont pu m’influencer indirectement depuis l’enfance. Le chant est une réflexion du poème, un miroir sans tain.

La plupart de mes livres (principalement dans la collection Poésie / Flammarion, mais aussi aux éditions Fourbis et de L’Attente) questionnent la notion de temporalité et les sensations de déjàvu, à travers les façades sociales, les stéréotypes notamment autour du féminin, d’icônes cinématographiques mais aussi le paranormal, le sacré. De façon assez autobiographique, les expériences physiques et psychiques s’enchaînent en pensées plus ou moins rythmées. La forme est donc une préoccupation autant que le contenu, je compose une pièce sonore et vocale de la même façon qu’un poème. En cela l’oralité s’inscrit comme une interprétation de la partition-texte. J’ai toujours créé des mélodies, des onomatopées. J’ai ce besoin de travailler mes différentes voix, certains y retrouvent le côté japonisant de princesses manga, la voix éthérée-atmosphérique de Liz Fraser ou de Kate Bush, les bruitages de Meredith Monk ou encore l’opéra (il se trouve que mon arrièregrandtante Angelica Pandolfini était cantatrice). Tous ces référents m’ont effectivement influencée sans doute d’une façon inconsciente ; après l’écriture d’un livre, j’ai besoin de sensations plus organiques et tout peut me stimuler pour composer : un film, un dessin animé, des photos retrouvées, de la musique sacrée, du dubstep de Miami, conduire des heures la nuit sur l’autoroute. J’aime ce qui me perturbe, m’inquiète et m’envoûte. Les films que j’évoque dans Sunny Girls comme Zabriskie Point, Spring Breakers, Code inconnu, Sans soleil, … me correspondent, je les évoque, ainsi que des icônes pop, dans Vidéographia, bande-son matérialisée de Sunny Girls.

 

J-M B. : La collaboration avec un musicien fait-elle bouger les lignes ?

Oui bien évidemment, pour Beauty Sitcom il y a eu plusieurs collaborations, l’album s’est fait sur deux ans, s’est construit au fil des rencontres avec plusieurs musiciens sound designers venant de de la musique contemporaine et de l’electro. Ce CD de 9 titres m’a demandé beaucoup de travail car je ne suis pas productrice ni ingénieur du son, et je me suis retrouvée avec toutes ces casquettes à la fin du projet : devoir retravailler le son du mastering avec des audio-poèmes déjà mixés ou en impro, j’ai donc dû faire un travail méticuleux de rééquilibrage des basses, des aigus. Mais il est certain que la collaboration avec un musicien ou designer sonore est précieuse, les bases d’un son naissent à ce moment-là. J’amène mes mélodies de voix et l’idée générale du morceau, puis le musicien propose quelque chose, une façon de faire tourner en boucle un fragment vocal, donne une structure ; c’est le même travail que je fais en solo sur certains audio-poèmes que j’ai composés seule (Récipient de métal vert en duo avec Kristin Prévallet et Etudes d’interception dans Beauty Sitcom). Mais cela donne un son particulier à l’ensemble. Puis j’intègre les textes écrits, cela peut être toute une section ou seulement quelques mots, avec le musicien nous sélectionnons des boucles vocales qui se superposent avec mes autres voix off, les mots ainsi dits ou murmurés, stratifiés, s’extraient naturellement du poème comme une colone interne. J’aime bien alterner travail solo et collaborations musicales, aussi bien en lectures que sur mes CD. Mon nouveau CD Vidéographia (dont les textes sont extraits de Sunny girls paru récemment chez Poésie/Flammarion) a été entièrement réalisé en collaboration avec le musicien DJ Fred Daclon. Il a su donner une continuité à mon univers poétique dans son design sonore de ma voix de façon à donner une atmosphère un peu envoûtante ou perturbante. Et certains audio-poèmes de Beauty sitcom que j’ai composés et produits entièrement sont plus minimalistes, tout en gardant ce contraste entre douceur et effroi.

J’apprends de plus en plus à me débrouiller avec l’aspect technique de l’enregistrement, des logiciels. Sur scène, dans un dispositif avec un musicien sound designer, il y a une part d’improvisation, de dialogue entre nous (ce fut le cas notamment au festival Actoral 12 à Marseille) autour de la structure prédéfinie par avance, tandis que seule avec mon ordinateur et ma pédale d’effet, je suis un peu femme-orchestre. Le dialogue se fait autrement, avec l’auditoire plus directement. Je sais rapidement dans un lieu ou un événement les morceaux que je choisirai, si je lirai davantage de poésie (simplement à haute voix) ou si au contraire le contexte se prête davantage à chanter, par exemple à Paris, ma lecture performée à la Fondation Louis Vuitton dans un lieu si lumineux amenait une autre intensité que la soirée autour de mon travail à la Maison de la Poésie, plus intimiste, ou encore dans l’amphi-théâtre de l’ENSBA de Lyon devant les étudiants en conclusion d’un worshop, et lorsque j’interviens dans des endroits style usines désaffectées, c’est encore autre chose, selon l’acoustique aussi. Chaque partenaire musicien apporte en outre sa touche sonore à l’enregistrement et sur scène. Il faut qu’il y ait une sorte d’alchimie. Un peu comme dans un groupe de rock ou un duo, c’est ce qui se passait lorsque je faisais de la musique dans les années 80 et 90, je chantais sur des projets et avec des groupes, en France (Jay Alanski, Marc Collin) et en Angleterre (The Wolfgang Press sur le label 4AD, Kinky Roland sur label de Boy Georges More Protein), et je composais ou j’interprétais des chansons, avec un couplet, un refrain, des paroles qui collaient à la musique, ou encore je faisais des featurings comme avec The Wolfgang Press ; avec la poésie sonore je sens encore plus de liberté. C’est la différence avec la pop ou le rock, en poésie sonore je peux détourner la structure d’une mélodie, comme rester sur un silence là ou on attend une reprise, ou encore poser un fragment de vocalises de musique concrète puis enchaîner sur quelque chose d’atmosphérique, voire de "sacré" comme dans le rituel d’une cérémonie. Toutes ces expériences passées m’ont vraiment appris à trouver ma voix justement, c’est aussi à force d’avoir travaillé en studio avec des gens talentueux comme le producteur de Cocteaux Twins qui officiait sur le dernier album de The Wolfgang Press, ou Adrian Sherwood producteur british de dub, que je me suis passionnée pour tout ce qui est enregistrement et travail de la voix.

Cela étant dit, la musique, comme le dessin ou la photographie que je pratique aussi nourrissent mon travail mais le poème reste au centre. C’est le travail d’écriture qui est essentiel pour moi, livre après livre, dans la constitution de mon univers propre.

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