[Livre - double chronique] Nathalie Quintane, Ultra Proust, par Jean-Claude Pinson et Fabrice Thumerel

[Livre – double chronique] Nathalie Quintane, Ultra Proust, par Jean-Claude Pinson et Fabrice Thumerel

avril 6, 2018
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Livre – double chronique] Nathalie Quintane, Ultra Proust, par Jean-Claude Pinson et Fabrice Thumerel

Nathalie Quintane, Ultra Proust. Une lecture de Proust, Baudelaire, Nerval, La Fabrique éditions, mars 2018, 188 pages, 12 €, ISBN : 978-2-35872-161-5.

Jean-Claude Pinson  : Habiter le monde (de Proust ?)…

Vif, enlevé, insolent, roboratif, un livre qui donne aussi beaucoup à penser sur l’inépuisable question des liens entre littérature et politique. 

La thèse de Nathalie Quintane (pour aller très vite) : la littérature est là pour aggraver les choses, faire le négatif, et non pour réparer le monde (selon le titre d’un livre récent d’Alexandre Gefen). À bas la bonté !, il s’agira donc d’arracher Proust à une doxa lénifiante, bourgeoise (à "Madame Figaro"), qui ne veut voir en lui que la sensibilité et le style, oblitérant ce que Walter Benjamin appelait sa "malice abyssale". 

L’aggravation, comme "pratique poétique résolument moderne" n’est toutefois pas simple "travail de la langue" (qui se réduirait à lui-même comme "objet d’auto-contemplation"). Ce qui revient à poser à nouveaux frais la question de l’engagement (de la "valeur d’usage" de la littérature). Et là nous sommes comme paralysés par "la peur de faire quelque chose de bête – dogmatique caricatural". On a beau souvent proclamer que le roman est une "arme politique", ce n’est là, concernant la littérature mainstream, qu’une "métaphore à usage strictement littéraire et commercial, en cette rentrée 2017".

Nathalie Quintane de se tourner alors vers Nerval, ce "contrebandier des lettres", "dé-francisé et affranchi par le romantisme allemand" et son Witz. Nerval et sa "poétique du dérangement" qu’elle range parmi les "irréguliers de la narration", lui consacrant, à la suite du Proust du Contre Sainte-Beuve, des pages incisives.

À la suite de Nerval (de Baudelaire, de Bataille…), il s’agit donc de "refaire de l’infaisable", d’inventer à nouveau. Et Quintane d’ajouter : "Parlant d’infaisable, je ne pense pas par là à des sorties qui ne seraient qu’esthétiques, mais à des actes simples et symboliques forts, comme ce geste d’arracher la chemise d’un directeur de ressources humaines (un beau geste au demeurant)".

A-t-on, en juxtaposant ainsi ces deux sortes d’"infaisables" (des textes et des gestes politiques), avancé d’un pas dans la pensée des liens entre littérature et politique ? Pas sûr.

Au risque de proposer quelque chose de "bête et de dogmatique", je reviendrai encore, pour ma part, vers la vieille idée, hölderlinienne, d’une "habitation poétique de la terre". Elle porte avec elle, me semble-t-il, une promesse émancipatoire qui est de l’ordre d’un positif "indéconstructible" (le mot est de Derrida à propos de Marx). Loin d’être étrangère à l’horizon révolutionnaire, elle lui est, selon moi, consubstantielle. Elle est à l’œuvre, par exemple chez Vallès (un "irrégulier de la narration" très injustement sous-estimé), quand il défend l’idée d’un "luxe commun" qui serait un "luxe pastoral". Et cette idée pastorale, ce rêve subversif d’une Arcadie, il ne serait sans doute pas difficile de la trouver aussi chez Nerval, dans son écriture où se conjoignent les deux registres du "naïf" et du "sentimental" (tels que Schiller les a pensés).

Fabrice Thumerel : Débanaliser Proust…

Inspiré, je retente l’expérience ultra-proustienne, retire de leur écrin les huit volumes de poche ocres et rouges, numérotés de 30 à 37, que j’avais dévorés entre quatorze et quinze ans (en bonne logique proustienne, n’est-ce pas, tout bon lecteur doit toujours relire une œuvre dans ce qui pour lui constitue l’édition originelle !) : inoubliable senteur du papier, ineffable saveur d’un monde né tout entier d’une tasse de thé… bercements au rythme cadencé des phrases, heures exquises dans les ek-stases des réminiscences… sacerdoce du style, salut par l’art… Comme si la résurrection du passé ne s’accompagnait pas d’une insurrection contre son temps – contre le temps même…

À quoi sert la littérature aujourd’hui, si ce n’est à passer son BAC ? Dit autrement, dans le dialogue croustillant qui inaugure l’ouvrage iconoclaste : "La littérature, en 2017, c’est comme pisser dans le violon de Morel" (p. 23) – référence ô combien proustienne. Et Proust aujourd’hui, justement ? En un nouveau siècle où la conception idéaliste de Proust a triomphé, pour Nathalie Quintane, l’auteur de la Recherche est devenu "l’abbé Pierre du roman moderne" (21), récupéré qu’il est par des lectures moralisantes et esthétisantes. Qui plus est, un abbé dont le bréviaire est beuvien… L’essence de la littérature réside désormais dans la quête de soi par l’écriture, c‘est un fait entendu… Mais aussi dans la quête biographique qui permet à un Compagnon de s’étendre sur un "porte-cigarettes Tiffany" assez compromettant pour l’icône des Lettres… D’où le verdict de l’écrivaine : un "Oubli Obligatoire de Proust, pendant un demi-siècle"… Rien moins que cela.

Car, pour elle, on confond souvent écriture et pain d’épice : nulle sucrerie chez Proust, Baudelaire ou Nerval… Au reste, l’auteur de la Recherche a su débarrasser ces derniers de leur gangue aseptisante. Il ne faut jamais oublier les excès de Proust, Baudelaire ou Nerval, leur travail du négatif : c’est ce qui constitue leur modernité. Si "génie" de Proust il y a, il ne se réduit pas à nous ramener à nous-mêmes en catimini, il ne réside nullement dans la maîtrise de la langue – quelle prétention ! Combien de fats aujourd’hui encore se drapent dans le lin blanc du Beau-Style ! Comme Baudelaire, Proust vise non seulement à fustiger la bêtise ambiante, mais encore à travailler au corps sa propre part de bêtise ; et Proust comme Baudelaire et Nerval sont pris à part entière par leur travail de dérangement :
« Le "travail de la langue" est une chose absurde quand on ne comprend pas qu’il ne se réduit pas à lui-même comme objet d’auto-contemplation ; ou plutôt, quand on l’a oublié. Baudelaire n’a pas écrit les Petits poèmes en prose pour "révolutionner le langage poétique" et coiffer Gautier au poteau ; la rage contenue qu’il y met, y compris à l’égard de lui-même, prouve assez qu’il entendait littéralement faire déchanter le second Empire » (54).
« Le polygénérisme d’Angélique, dans Les Filles du feu, redoublé par le polygénérisme du livre lui-même, peut être entendu comme un acte, au sens quasi juridique du terme […], puisque Nerval y manifeste clairement son intention de poser la littérature (et le poète) comme ce qui "fait tout déranger" » (79-80).

En cela, Nathalie Quintane rejoint l’ambition qu’assignait Pierre Bourdieu à une critique de type sociohistorique : opérer une réactivation de l’expérience créatrice, une historicisation des œuvres afin d’en offrir la débanalisation et la réinterprétation.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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