Poéthique de l'amitié, à propos de la démocratie chez Prigent, par Philippe Boisnard

Poéthique de l'amitié, à propos de la démocratie chez Prigent, par Philippe Boisnard

mars 23, 2006
in Category: recherches
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Nous inaugurons ici, la publication de petits essais (éditions Trame-Ouest, collection critiK). Seul le début est donné, pour lire la suite vous pouvez commander aux éditions Trame-ouest (22 rue pasteur, 62000 Arras) pour le prix de 5 Euros (+1 Euro de port, chèque à l’ordre de « association Trame-Ouest ») ce premier essai. Il comporte 44 pages. ISSN : 2-914557-08-6. Sont données à lire les 2 premières parties (les 4 premières pages)

Poéthique de l’amitié
(quelques propos dur la liaison entre démocratie et littérature chez Christian Prigent)
[n° HAL-SHS-00009845]

« la liberté n’est rien si elle n’est celle de vivre au bord des limites où toute compréhension se décompose »
Georges Bataille

D’une étrange relation — Il pourrait apparaître fort étrange, de voir un poète comme Christian Prigent, mettre en liaison, la poésie et la démocratie. Liaison au sens où pour lui, « dans les obscurités, la difficulté, la cruauté de la poésie (dans ses pointages du mal et dans sa résistance à la détermination du sens a priori) devraient s’énoncer allégoriquement quelques motifs du choix démocratique » (AQBP, p.41). Étrange énoncé, pour celui qui pose avec radicalité la question de la modernité et des modernes, pour celui qui peut dire « j’écris plutôt contre. Contre ce qui reconduit la croyance au lien (verbal, sexuel, social) et donc noue le lien lui-même » (EdN, p.211). « Parlant de livres, je dis seulement : « voici les livres dont j’ai besoin, et voici ceux qui m’encombrent ». Il s’agit d’affirmer des partis pris, dans leur arbitraire et leur violence » (CQM, p.28). Étrange, dans la liaison du terme de démocratie qui semble renvoyer à la tolérance et de cette cruauté propre à la revendication moderne. Étrange comme cette affirmation de la déliaison sociale, qui apparaît antinomique avec ce qu’intuitivement on imagine être la démocratie. Étrange, car ce terme de « démocratie », se fait rare dans ses écrits, et pourtant, vient hanter quelques textes, étant le seul concept politique qui semble en relation fondamentale avec ce que pense depuis plus de 10 ans Prigent de la littérature.
On pourrait même se demander si ce qu’il dit de la démocratie ne serait pas abusif, un tant soit peu excessif, venant faire effraction de ce qui ne cesse d’être dit pour enclore la démocratie dans une définition. En effet, la démocratie semblerait être le lieu même de la communauté, du rassemblement de la concorde, de l’égalité. En tout cas, c’est ce que le politique prétend venant garantir la pérennité de sa représentativité et de sa reproductibilité. C’est ce que la sphère politique occidentale revendique, et construit, rabattant la démocratie sous le principe de l’égalité arithmétique, la communauté des frères.
Mais face à ce discours convenu, cela fait longtemps que certains nous ont appris à en finir avec les utopies morales du politique, avec le dogme de sa fraternité de droit, cela fait longtemps, oui, Machiavel nous en est témoin, ainsi que Spinoza, que nous ne voyons plus les hommes tels que l’on voudrait qu’ils fussent, mais tels qu’ils sont et apparaissent : être de passions, de déchaînements et de haines, de désirs et de jalousies, d’anxiété quant à son existence et à ses devenirs potentiels, de petits ou grand intérêts.
Et c’est pourquoi derrière cette étrangeté d’une liaison qui pourrait être interdite et rejetée comme impropre, se cache peut-être une question encore impensée, question de ce rapport entre démocratie et littérature. En quel sens Prigent, tout en se déclarant en dissension, peut-il toutefois penser que la disjonction, le parti-pris pourrait fournir une allégorie de la démocratie ?

La démocratie comme crise du politique — Pour comprendre un peu mieux ce qui se cache et se tisse dans cette étrange relation, il est nécessaire d’analyser en quel sens, peut-être, la démocratie, loin d’être un état politique défendu et énoncé comme celui devant rassembler les hommes en une communauté, est celui qui a été honni, mis au ban des états possibles ou des états qui raisonnablement conviennent aux hommes. Dès Platon, et jusqu’à fort récemment à travers ce siècle, la démocratie apparaît comme cette impossibilité du politique au niveau théorique. Ce que rappelle parfaitement Derrida, dans son livre Voyous. La démocratie serait l’État impossible, ou bien encore la constitution de l’impossible de l’État au sens où, elle pose la question de la liberté et de la neutralisation de tout critère de partage de l’espace politique par sa redistribution et sa responsabilité proprement individuelle. D’où le rejet platonicien, son exaspération, face à cet État de « bazar de constitution », où tout un chacun peut se permettre de tout dire, de dire tout ce qui s’attache à ses désirs, sans jamais pouvoir être bridé. La démocratie, lieu du multiple, de la circulation moléculaire sans reconnaissance de centre, de la fragmentation, des principes d’existence hétérogènes, au sens où très étrangement, d’égalité, il n’y aurait que dans la reconnaissance de l’altérité de l’autre, de sa possibilité de se poser en différence, de différer de la place à laquelle on aurait voulu qu’il soit. Oui, la démocratie, à y regarder de près, serait le système politique impossible, aporétique par ses contradictions, qui demanderait selon Rousseau d’être des dieux, or Aristote nous l’a dit par avance, si l’homme est un être politique (zoon politikon) c’est qu’il n’est ni ange ni bête. De la démocratie : à la fois l’ange et la bête, à la fois nécessité de reconnaître cette part irréductible du singulier qui s’actualise par ses désirs, se monstrualise, et de l’autre la possibilité d’un lien politique demandant que les singularités puissent cohabiter, vivre en bonne intelligence.
La démocratie, Platon avait raison de le dire d’emblée, est le lieu de la perte des partages, de l’absence de mesure, de l’in-signifiance dès lors que rien ne garantit et vient ordonner a priori le sens et sa déposition en signification, l’effacement de la bonne répartition, de la répartition selon un critère de partage a priori qui permet de se doter d’une égalité. La démocratie est ainsi le lieu où tout peut être dit, ou la puissance du dire n’est jamais selon une instance transcendante, jamais émasculée, castrée de son style, de son stylet, de ce qui en tout dire délié, peut faire front, éperonner ce qui est, ébranler l’ordre établi. La démocratie est le lieu impossible de toute politique voulant encercler le possible en le canalisant dans un simple virtuel, un prédonné au niveau formel. Car elle est l’état où les citoyens peuvent assouvir leurs désirs, qui ne correspondent pas aux idéaux de la morale.
La démocratie est ainsi une institution dangereuse pour le politique car elle l’ouvre tout simplement au possible non cadastré, alors que l’art de la polis est un art de la canalisation, du règlement des mouvements par des lois, de la mise au ban. La démocratie serait ainsi la limite de toute politique de l’expression, de sa restriction, de son égalisation, de sa possible censure.
Ce qu’aurait peut-être aperçu Prigent, dans sa liaison, c’est en quel sens cette ouverture indéfinie de la démocratie à la parole correspond, et est peut-être même mise en question, par la littérature.

rédaction

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