[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (1)

[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (1)

août 21, 2008
in Category: créations, UNE
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  Le Maréchal absolu de Pierre Jourde, le premier chapitre en épisodes.

"Le dictateur d’un pays imaginaire est assiégé dans sa capitale, coupée du reste du pays plongé dans l’anarchie, par une armée rebelle. Dans ce morceau de territoire, complots et coups d’état continuent à proliférer. Le Maréchal confie ses soucis à son seul homme de confiance, un vieux domestique qui lui sert également de barbier. En réalité, cette situation n’est que le résultat d’un long cheminement que déroule le reste du récit, à savoir l’occultation progressive du véritable dictateur, et son remplacement par un système de doublures proliférantes" (PJ).

Allons, parle, Manfred-Célestin, vieille pacotille, dis quelque chose, n’importe quoi, tu es plus disert d’habitude. Qu’est-ce qui t’arrive ? Ah ça, on peut dire que tu m’en racontes, tu la trembles sans t’arrêter, ta plainte sempiternelle. Robinet à bout de course, mais qui s’obstine à crachoter jour et nuit son filet brunâtre, au prix de force convulsions. Regarde-toi, navrant vestige : tu vas te tuer au bavardage, te démantibuler dans le potin. Articuler une syllabe, dirait-on, te mobilise les muscles du fond et les os de derrière les fagots, une phrase exige de toi des déhanchements, des grimaces, des expectorations et des envols de redingote, mais n’importe, tu continues, tu t’escrimes. Tu en baves sur ton plastron, je ne sais plus où me fourrer pour éviter que tes postillons ne me détrempent l’uniforme. Et puis tout à coup, on ne sait pas pourquoi, la machine à dégoiser affiche zéro. Bouche cousue, plus de jus de mots à extraire de ta viande desséchée.

Ce n’est pas qu’il y ait beaucoup de substance à tirer de tes harangues. Franchement, depuis quelque temps, il y a à prendre et à laisser. Tu as été un bon conseiller, tu savais tout, te souvenais de tout, les noms, les dates, un vrai fichier à pattes et à poils dans le nez. A présent tu ramollis sévère, c’est vrai, l’alzheimer te travaille les lobes, on ne démêle plus le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire, tu finirais par m’embrouiller. Mais les noms, les chiffres, tu peux encore en déballer la liste à tout instant, c’est gravé. Tu m’es précieux pour ça.

Parle-moi, s’il te plaît, vas-y, redis-moi n’importe quoi. Je n’ai plus confiance qu’en toi. Et puis ça me fait des vacances. Lorsque tu ne l’ouvres pas, c’est moi qui tiens le crachoir, parfois je me fatigue moi-même. Mes généraux et mes ministres m’écoutent avec respect, tout en maculant discrètement leurs caleçons sous l’effet de la terreur, mais ils ne me disent rien, ou ce qu’ils croient que j’ai envie d’entendre.

Allez, encore une fois, fais-moi le dénombrement de mon empire. Nomme mes provinces, recompte les populations, passe en revue les unités de l’armée, les noms et la biographie de leurs chefs. J’aime ça, ça me berce, les milliers de ceci et les millions de cela. C’est ça, vois-tu, la jouissance de posséder : se redire les chiffres, nommer ce qui est à soi, passer la main sur les cartes qui relèvent les frontières et délimitent les territoires. Tu ne peux pas savoir, cher déchet, lorsque j’ai eu le pouvoir en main, le plaisir que j’ai eu à redécouper la carte administrative du pays, à distribuer des postes, des gouvernements militaires et des régiments. Fais-moi donc mousser cette crème, inopérante engeance, à croire que tu ne remues pas ce blaireau tous les jours depuis bientôt vingt ans, que tu ne l’as jamais vu, que tu le découvres ce matin ! Tu le retournes dans tes paluches tavelées comme un chimpanzé qui a trouvé une calculette.

Non, tais-toi. Tu m’entretiens dans mes illusions. Qu’est-ce que tu crois ? Je sais parfaitement que tout ça n’existe plus, ou presque plus. Parfois, je me pose des questions, Manfred-Célestin, ma bonne haridelle. Est-ce que sous tes airs ahuris tu ne serais pas un malin ? Hein ? Est-ce qu’au fond ton travail ne consisterait pas à me bourrer le mou, à me faire tourner en bourrique, en prenant des airs d’idiot du village ? Allons, remets-toi, tu es tout pâle, on dirait que tu vas nous faire ton infarctus des quatre-vingt quinze ans. Je plaisantais, Manfred-Célestin, je sais bien qu’il n’y a pas plus fidèle, pas plus bonne pâte que toi. Tu trembles comme de la gelée anglaise, j’ai peur que tu me coupes encore. Le mois dernier, tu as failli me trancher un lobe, je me demande par quelle aberration je continue à t’employer. L’habitude. Et puis vois-tu, au fond, je suis un débonnaire. Je répugne à me séparer d’un vieux serviteur, même s’il a dépassé la date de péremption.

Je n’ai peut-être plus d’empire réel, mais, sache-le, mon empire imaginaire est encore entier. Tant que je tiens mon bout de capitale, je suis encore le maître. Je nomme des juges, des gouverneurs et des commandants militaires pour des fonctions mortes et des territoires que je ne contrôle plus, mais je suis toujours ce pays, il habite en moi, ses fleuves traversent mes membres, ses forêts poussent dans mon ventre, tous le savent, même ceux qui en ce moment m’assiègent dans ma ville. Tant que je vivrai, fût-ce en exil, à dix mille kilomètres, sous un faux nom, nanti d’un faux nez, poursuivi par des centaines de sicaires, je serai encore le Généralissime, et chaque rebelle, chacun des deux cents trente-sept mille huit cent cinquante-quatre insurgés tremblera, se lèvera la nuit en poussant des cris d’effroi, tiré du sommeil par la térébrante pensée de mon existence.

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rédaction

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