[Dossier Bernard Desportes : 1. chronique] De l'abîme à l'éther : l'Éternité...

[Dossier Bernard Desportes : 1. chronique] De l’abîme à l’éther : l’Éternité…

novembre 23, 2012
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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Bernard Desportes, L’Éternité, Al dante, novembre 2012, 96 pages, 15 €, ISBN : 978-2-84761-808-2.

caves / villes / usines

tortures / souffrances / angoisses

guerres / pillages / viols

désolation / plaisirs / misère / jouissances
(L’Éternité, p. 87-88).

"Toute vraie poésie laisse, d’abord, interdit devant cette alliance inextricable de splendeur et de désastre" (Bernard Desportes, Le Présent illégitime, La Lettre volée, automne 2011, p. 65).

La phrase en exergue extraite du dernier essai de l’impossible écrivain s’applique parfaitement à cette autopoéfiction qui pousse à son paroxysme l’une des lignes de force de l’œuvre : l’éternité s’offre à quiconque accepte de s’irréaliser avec Bernard Desportes

Ecbatane, vert paradis de l’immonde…

Dans un palais, soie et or, dans Ecbatane,
De beaux démons, des satans adolescents,
Au son d’une musique mahométane,
Font litière aux Sept Péchés de leurs cinq sens.

(Paul Verlaine, "Crimen amoris", Jadis et naguère, 1884).

Il pleut sur la ville, mais pas dans les cœurs.
Le ciel est, par-dessus les toits, si bleu, si calme.
Mais nul pathos ici ; et si nostalgie il y a, c’est celle de l’enfance à jamais perdue :

"enfant mort

enfance morte / à jamais" (65).

Car c’est bel et bien l’expérience de la perte qui s’impose ici. Aussi faut-il à tout prix combler le vide laissé par la perte du fœtus, ce dont se chargent les amants successifs qui se débondent "dans le trou noir béant immonde" de la mère (85).
Qui est cet enfant mort, sinon l’adulte mélancolique ? En milieu portésien, le deuil impossible de l’enfance explique la mise à mort des enfants : amputés de leur enfance comme de leur innocence, les démons sanguinaires violent et décapitent leurs jeunes proies. D’emblée, l’enfance est ployée : la chair blanche de l’enfant est labourée comme la terre par les obus. L’ "enfance est un vide blanc" (32) qu’il importe de boucher. Rien d’étonnant, donc, à ce que soient développées deux visions fantasmatiques, l’une régressive et l’autre archaïque : faire taire l’enfance en empêchant l’enfant de parler (lui ôter la parole en l’abouchant à la terre comme l’infans au sein maternel) ; manger l’enfant pour incorporer l’enfance (cannibalisme mélancolique).

Le soleil noir de la mélancolie brille dans le ciel bleu de la ville. Un ciel omniprésent où, comme tout droit issus des tableaux de Brueghel, planent des oiseaux noirs… C’est que le sort de la ville est en train de se jouer : à l’aube, la ville et ses enfants seront aux mains des soldats.
D’où la sexualisation du paysage : "la route écarte perce fend les deux collines noires qui ouvrent sur l’abîme noir du cul de l’enfance" (32).
Et pourtant la ville est immonde : y règnent décharges et charniers, bruits et fureurs, silences et clameurs ; la confusion des ordres humain et animal… Là, "les odeurs pestilentielles des cadavres se mêlent aux effluves de printemps" (4) ; là, hurlent les chiens, les blessés et les torturés ; là, rôdent les pillards (rats, chiens et prédateurs humains), qui déchirent et dévorent…
Cette ville apocalyptique se nomme Ecbatane. Or, dès la première page, on saisit le mouvement de déterritorialisation et de territorialisation : pour s’inscrire – même vaguement – dans la géopolitique contemporaine, la ville ne nous détourne pas pour autant du  territoire portésien. En une seule phrase coexistent en effet le référentiel et le fictionnel : si la guerre de cette ville orientale est moderne, son nom même la rattache à une antiquité mythique comme au poème de Verlaine. Non loin de Babylone, Ecbatane, la ville légendaire des rassemblements… Ecbatane, le vert paradis des amours enfantines… Et baudelairienne, en effet, s’avère cette expansion vers l’infini : "l’enfant dit troue-moi quand tu m’auras troué je verrai la mer je sentirai l’écume de l’océan entrer dans mon corps" (89).

De l’Éden à l’Éternité, via Baudelaire et Bataille…

Cependant, c’est d’abord à Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat (1970) que l’on songe. L’univers est le même : le sexe brut et brutal s’est substitué à la sexualité (en l’absence d’un système de représentations différenciées, le désir cède la pas à la pulsion) ; le sexuel est lié au scatologique, à la zoologie, au sadisme et/ou au masochisme ; même contexte oriental, militaire et homosexuel ; au maître de foutrée fait écho le maître des putains ; triomphent le scabreux, le glaireux, le poisseux… Là, tout n’est que sueurs, odeurs et puanteurs mêlées ; sexe, sang, merde et foutre… Là, il n’est question que de lécher, écarter, forer, enculer… Dans L’Éternité, on retrouve même les barres obliques (slashs) de Éden, Éden, Éden ; toutefois, elles ne servent pas à structurer la narration, mais à étager les visions.

En fait, L’Éternité se différencie d’Éden, Éden, Éden aux plans éthique (existentiel) et poétique. Caractérisé par l’inhospitalité et la perversité, le territoire romanesque de Bernard Desportes est monstrueux, non pas au sens d’anormal (déviation par rapport à la norme), mais en ce sens qu’il transgresse l’humain, en explore la limite anomale (Deleuze). Cette sortie de l’humain s’effectue au travers d’une tératographie, à savoir une écriture de l’excès – que pourrait traduire l’image du python dans un cadavre (cf. p. 34). Et cette tératographie repose sur un perpétuel va-et-vient entre Eros et Thanatos, abjection et idéalisation, passion et abomination, libido et angoisse…

Plus batailliens encore que baudelairiens, les personnages portésiens sont des êtres errants morts d’angoisse qui cherchent la pureté dans la souillure, la rédemption dans la damnation. Pour ces hommes avides, il est vital de combler le vide ; se fuir dans l’Autre, c’est enfouir son angoisse : "son corps à moi telle une fosse dans la terre noire où enfouir la peur qui me tord la peur qui m’envahit violente étouffante comme le plaisir le chagrin la solitude" (51). Érotiser l’angoisse, c’est conforter l’intégrité du sujet abject (les flux intérieurs – sang, sperme, urine – servent de remède contre le manque identitaire). Pour ces anges et démons à la fois, ouvrir l’Autre, c’est s’ouvrir à l’infini ; l’orificiel et le sacrificiel sont les voies du ciel. Cherchant l’extase dans l’excès, ces créatures horribles transgressent la hiérarchie du vivant et bafouent la religion, la morale humaniste, l’enfance ou la figure maternelle, en se laissant tomber dans l’abîme du cannibalisme, du viol, de la torture, du blasphème, de l’injure… Sortir de soi pour échapper à la solitude, trouver dans l’accouplement pulsionnel l’accomplissement spirituel… telle est leur urgence. Car seul le partage de l’excès horrible favorise l’extase, qui est passage du même à l’autre, accès à l’alteridentité ; seule la transgression commune des interdits opère la transsubstantiation de l’horrible en sacré, selon une théologie paradoxale qui érige le Mal en sainteté. D’où, au sein de la communauté des garçons sauvages, les relations de victime à bourreau et les pratiques sacrificielles : dans le sacrifice comme dans le maléfice, l’offrande de soi (masochisme) comme la persécution (sadisme), il s’agit de s’ouvrir à l’impossible.

Extraire la beauté de la violence (cf. p. 23) – la rendre convulsive -, (se) remplir et (se) vider, jouir et mourir… En régime portésien, il n’y a d’écriture que sous tensions, que depuis et dans un entre-deux dynamique. Sous l’impulsion de l’affect, la langue de Bernard Desportes se met à tourbillonner : l’écriture ritournellisée nous entraîne dans un langoureux vertige, rythmée par le martèlement des slashs qui exprime le hocquètement de la souffrance comme de la jouissance… des stases à l’ex-stase : "le boucher jouit par longues giclées dans le cul de l’apprenti / puis il s’effondre sur le dos de l’adolescent / un missile arrache le toit déchire l’air saturé d’odeur de foutre et de sang / les têtes du boucher et de l’apprenti explosent dans la lumière du jour" (15) – explosion épiphanique, puisque les deux figures réapparaissent étonnamment et malicieusement une dizaine de pages plus loin.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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2 comments

  1. sylvainc.

    Excellent texte Fabrice, je viens d’acheter la semaine dernière le livre de Desportes chez Al Dante. En le feuilletant (oui, je ne l’ai pas encore commencé) j’ai trouvé ça superbe et magnifique et ton texte me donne vraiment envie de le lire là maintenant. Je ne connaissais pas Desportes – certes tu m’en a déjà beaucoup parlé mais celui-ci me semble le point de départ idéal + parfait 🙂 Et puis, avec ce texte là, Al Dante montre encore qu’il est toujours l’un des plus grands éditeurs français de l’aujourd’hui… Des Bises…

  2. Fabrice Thumerel (author)

    Merci cher Sylvain : très heureux que cette chronique ait réussi à attirer l’incomparable auteur-lecteur que tu es !
    Pour le reste, tu sais que j’approuve à 200 %.

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