[chronique] L'IDIEU de Christophe Manon

[chronique] L’IDIEU de Christophe Manon

septembre 13, 2007
in Category: chroniques, UNE
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manon-idieu2.jpg Tout commence par l’exergue, de Giordano Bruno, connu pour avoir été brûlé sur le Campo Di Fiori suite à sa condamnation pour hérésie et son emprisonnement de 10 ans. Giordano Bruno, qui dans ses textes, énonçait que l’homme non seulement n’était pas sur une terre centrale dans l’Univers, mais que dans l’Univers, il y avait aussi d’autres terres, lointaines, avec d’autres créatures, elles-mêmes regardant vers l’infini, en direction des autres planètes, et dès lors vers notre terre.

Tout commence par cela, l’Univers peuplé, généreux, qui se donne dans la joie de la matière et de son infini :
« C’est donc vers l’air que je déploie mes ailes confiantes
Ne craignant nul obstacle, ni de cristal, ni de verre,
Je fends les cieux et m’érige à l’infini,
Et tandis que de ce globe je m’élève vers d’autres globes
Et pénètre au-delà par le champ éthéré,
Je laisse derrière moi ce que d’autres voient de loin. » (Giordano Bruno, épitaphe que l’on peut retrouver dans sa lettre de 1597 à son éditeur)

Christophe Manon pose son texte à partir de cette présence de l’homme sur terre, « solitude : noir au-dessus : des fonds : sans fin. » Phrase qui ouvre et clôt aussi le livre, dans un mouvement en spirale, tout comme le texte se déroule, toute en répétitions circulaires qui enflent et se referment pour repartir dans une ouverture infinie. On retrouve ici la langue de Christophe Manon, celle de Totems intérieurs de Ruminations (publiés tous les deux aux éditions Ateliers de l’Agneau). Cette langue haletante, emportée, dans un bégaiement qui recrée une nouvelle syntaxe, à la musicalité morcelée, et nous fait entendre les mots de façon différente, ne se compose non pas d’abord linguistiquement, mais à partir d’une conception ontologique de l’Univers très spécifique. En effet, cette situation de solitude, quasi existentielle, que pose Manon dés les premières pages de son livre, s’ouvre immédiatement par une explosion et une fusion de matières, par une multiplication des sens et des sensations.

D’emblée, on retrouve une ontologie proche de la mystique, chaque être, chaque élément du monde s’interpénètre, et l’homme dans son immense solitude est aussi grand que l’Univers et l’Univers est à sa taille, mesure et démesure . Croisant ainsi Pascal ou encore Angélus Silésius, l’ontologie de Manon, héritée en quelque sorte de PlotinDans ses Ennéades, Plotin montre que la voie du Simple n’est pas celle privilégiée de la réflexion et de l’intellect, mais qu’au contraire, c’est bien la sensation de co-appartenance qui permet de vibrer à l’unisson de l’Un. C’est pourquoi, la plante touche et est touchée immédiatement, et non pas médiatement comme par l’esprit, par le Simple. On retrouvera cette voie mystique chez Porphyre et son Hymne à Dieu., s’ouvre comme la co-appartenance de chaque chose au même, au simple.
La poésie de Christophe Manon ainsi ne s’inscrit ni dans une forme de réflexion sur la langue communicationnelle, ni à partir d’un fond anthropologique, mais elle se donne comme un hymne à l’être, au-delà du jugement humain. La grandeur du sujet qui s’exprime dans le poème est de toucher les propriétés de l’Univers, en étant touché par elles, que cela soit sa beauté absolue, son éternité autant que sa dévastation. Sa grandeur est de se laisser traverser par les forces de vie et les forces d’altérations, et de savoir écouter et ressentir aussi bien la force de son corps irrigué de tous « les flux des passions » que les « petites pulsations du possible » qui sont « des trous de vers » « dans la toile du temps », ou la mort, présence permanente, au coeur même de la vie, elle est une énergie aussi forte que celle-ci, car la décomposition, la pourriture, est aussi le ferment de la vie, ce qui ouvre au recommencement.
Manon développe donc un au-delà du nihilisme afin de montrer comment se constitue un regard de l’homme sur le monde, en quel sens ce sentiment de co-appartenance de l’homme à l’Univers, est une force, celle de la vie qui déborde, du « coeur [qui] cogne et [qui] veut: s’envoler« . Ce regard de l’homme, s’il est celui du guerrier, est aussi un regard empli d’amour : on comprend dès lors la nature de cette langue lyrique de Manon, une langue de l’emportement, du débordement, et de la déclaration, pour dire le bonheur ravageur que lui procure la vie. Cet amour et ce bonheur ne sont pas, bien évidemment, dans ce contexte, psychologiques, mais sont insufflés par l’Univers lui-même. Toutefois, même si c’est l’amour qui irrigue chaque mot, si le sujet est pris dans une illumination, il ne peut être aveugle face au monde, face à sa poussée et ses dévastations : l’assombrissement de la terre. Et le rythme qui s’exprime au coeur du poème est aussi celui de la décomposition des choses et des êtres, pour en arriver à leur disparition dans le noir « des fonds ».
« La terre s’aplatit pour être : moins visible. La nuit aux yeux nombreux jette : ses premiers feux. (…) La mer n’existe plus. La ruine a envahi : la Terre : c’est fait. Un poisson crevé plane : jusqu’au centre du globe ».
« un sac noir l’univers et la lune devient comme: du sang et les étoiles du ciel tombent sur: la Terre ainsi: des fruits trop murs »
C’est par ces traits que se révèle la signification de l’idieu. « Idieu / idieu je suis un: idieu positivement : idieu. Je suis issu du croisement d’un: idiot et d’un dieu ».
L’idiot c’est celui qui justement, en propre, est singulier, vit singulièrement son sentiment d’être au monde. C’est celui qui s’étonne et qui s’élance, qui sait recevoir l’immédiateté des choses, c’est celui qui n’est pas dans la duplicité, trop simple pour être double, tête de Janus. L’idiot est en ce sens archaïque : proche des fonds. Et l’idiot est aussi un dieu, car le monde est à sa mesure, il en est le maître et le serviteur. « je suis: un petit animal apprivoisé » + « je suis sur: toute la surface de mes vêtements et bien au-delà et je sais que: c’est encore moi tout autour de moi ».
A la croisée des mystiques de cette histoire parallèle de l’Occident, mais aussi d’Antonin Artaud dont on peut entendre les échos glossolaliques, ce texte de Christophe Manon, hymne à la béatitude d’être, est véritablement d’une beauté exceptionnelle.

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Philippe Boisnard

Co-fondateur de Libr-critique.com et administrateur du site. Publie en revue (JAVA, DOC(K)S, Fusees, Action Poetique, Talkie-Walkie ...). Fait de nombreuses lectures et performances videos/sonores. Vient de paraitre [+]decembre 2006 Anthologie aux editions bleu du ciel, sous la direction d'Henri Deluy. a paraitre : [+] mars 2007 : Pan Cake aux éditions Hermaphrodites.[roman] [+]mars 2007 : 22 avril, livre collectif, sous la direction d'Alain Jugnon, editions Le grand souffle [philosophie politique] [+]mai 2007 : c'est-à-dire, aux éditions L'ane qui butine [poesie] [+] juin 2007 : C.L.O.M (Joel Hubaut), aux éditions Le clou dans le fer [essai ethico-esthétique].

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