[Chronique] Éric Chevillard, <strong><em>L'Autofictif</strong></em>

[Chronique] Éric Chevillard, L’Autofictif

janvier 23, 2009
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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Éric Chevillard, L’Autofictif. Journal 2007-2008, éditions de l’Arbre vengeur, 2009, 253 pages, 15 €, EAN 13 : 9-782916-1413-74.

Depuis mardi dernier, "les 328 premiers billets de L’autofictif, publiés entre le 18 septembre 2007 et le 17 septembre 2008, sont désormais disponibles en librairie comme cela se faisait jadis", peut-on lire sur le blog d’un écrivain facétieux auquel on ne saurait reprocher le manque de lucidité : "Littérature, ma belle, sais-tu que tu emmerdes tout le monde ?" (5 octobre 2007). Du blog au volume le work in progress se fait œuvre, à savoir un tout structuré qui peut d’autant plus ici informer votre vie quotidienne qu’il tient dans la poche. Et pour la suite, RV chaque jour sur L’autofictif

 De l’antiblog au journal anti-autofictif

"Quand toute l’édition sera devenue numérique, c’est alors que nous autres, fils des techniques silencieuses, allons pour la première fois, comme Balzac, comme Hugo, entendre gémir les presses".

La phrase en exergue (453e billet, mardi 20 janvier 2009) est extraite du blog que l’écrivain reconnu a inauguré le 18 septembre 2007 avec pour seul objectif celui de se distraire d’un roman en cours. Mais très vite il se prend au jeu, fasciné par cet espace de liberté, "cette forme d’invention dans le deuxième monde que constitue aujourd’hui Internet, point si virtuel qu’on le dit" (p. 7). Et puisque se prendre au jeu revient toujours pour lui à introduire du jeu – et plus encore lorsqu’il est question du Je –, il prend ses distances avec une révolution numérique par laquelle il ne veut pas être annihilé comme avec une critique aux réflexes conditionnés : "Tous les écrivains publiés par les éditions de Minuit ont une écriture blanche comme la couverture de leurs livres, c’est bien connu, et rien n’en fera démordre certains critiques avisés, je peux bien plumer un cacatoès dans chacun de mes romans ou décorer d’ecchymoses violettes, jaunes et rouges la face de carême de Nisard : c’est blanc" (454e entrée, 21 janvier).

De la même façon que, de Sartre à Barthes, de nombreux écrivains ont entrepris de contester et/ou de subvertir le journal intime, Éric Chevillard s’attaque à cette nouvelle forme dominante qu’est l’ego-littérature (cf. Ph. Forest), qui s’impose aussi bien dans la sphère numérique que dans le microcosme éditorial traditionnel – à "l’hystérique impudeur de l’autofiction" dont Christine Angot est le parangon (03/07/08, p. 214).

Mais comment échapper à ce genre honni de l’autofiction ? Pourquoi pas par l’art d’"équeuter les haricots" ?… Du genre : "J’ai compté 807 brins d’herbe, puis je me suis arrêté. La pelouse était vaste encore" (18 septembre 2007). C’est dire que cette "chronique nerveuse ou énervée d’une vie dans la tension particulière de chaque jour" (p. 8) passera à la moulinette humocritique les broutilles, les petits riens et les faits plus ou moins petits mais vrais qui constituent "l’air du temps" : publicités, faits divers, faits cultuels ou culturels, actualité politique ou domestique, tout y passe. Du genre : un euphémisme de Jean-Louis Ezine, qui taxe "son plagiat radiophonique" de "procédé citationnel" ("inépuisables ressources rhétoriques de la mauvaise foi" !) ; méditation incongrue sur la proposition d’une marchande d’amour dont le tarif alléchant (50 €) fait douter qu’il s’agisse d’"une offre bien sérieuse" (74) ; nausée de librairie face au "grégarisme du lecteur-consommateur" (102) ; ironisation sur le slogan de Carrefour, "Cultivez-vous la vie " (153) ; malaise devant la spectacularisation d’un événement longtemps attendu (libération d’Ingrid Betancourt)… L’omniprésente dérision n’épargne pas l’auteur lui-même : il affirme n’écrire que pour épargner aux autres sa musique ou sa peinture, se présente comme un lettré gaffeur, lisant son discours en pleine maternité au lieu de couper le cordon ombilical de sa fille… Qui plus est, il se dit porter un nom peu porteur : "Le nom de l’auteur, indépendamment de sa personne, compte pour beaucoup dans la perception que l’on a de son œuvre. […] L’auteur américain arrive porté par un riff de guitare tandis que Chevillard reste embarrassé de Nisard" (3 décembre 2007)….

Revue satirique : de l’humour à l’humeur…

On le voit, ce journal est un lieu de réflexion, non pas tant du monde que sur le monde – y  compris littéraire. À cet égard, le moins que l’on puisse dire est que les cibles de l’écrivain critique sont variées : s’il fait part de son allergie à Désiré Nisard et Alexandre Jardin, il n’épargne guère plus Richard Millet ou Dominique de Villepin et ses chemins de voix… Concernant l’état du champ actuel, il ne se fait pas non plus d’illusion : dans un système où l’imposture semble le seul moyen d’éviter la mauvaise posture, quelle place pour celui qui se consacre à ce qui s’appelle vraiment l’écriture ? Et de dénoncer "les conditions de production des livres, l’inanité de la critique journalistique, l’incuriosité et le grégarisme des lecteurs" (p. 16). La bonne santé apparente de l’écrivain français actuel ne peut donc être qu’un leurre : "Aujourd’hui l’écrivain est devenu précautionneux comme la plupart de ses contemporains. Il ne fume ni ne boit. Il entretient son corps. Il court. Il fait des longueurs. Ses urines sont claires. Il vivra vieux. Il publiera longtemps. Étrangement, cette littérature bio semble cependant dépourvue des vitamines revigorantes que l’on trouvait jadis dans les productions imbibées d’alcool, de tabac et de café des écrivains dopés" (26 juillet 2008).

(Auto-)réflexif, ce journal déjoue d’autant mieux les travers des blogs et des diverses productions se réclamant de l’autofiction – futilité, complaisance, mièvrerie, etc. – qu’il dresse une véritable revue satirique de notre temps. Et quand il s’agit de la France et de son président, le ton est des plus grinçants : "La France exporte son savoir-faire en matière d’énergie polluante et d’armes de destruction" (106) ; pour ce qui est de "notre souverain omnipotent", il "abat lui-même la besogne de ses ministres et de son bouffon", et se distingue par sa démagogie, son anti-intellectualisme, son inculture et sa vulgarité (cf. p. 109, 133 et 188). Le satiriste n’étant pas à un crime de lèse-majesté près, les États-Unis ne sont pas en reste : la seule avancée notoire est à chercher dans le mode d’exécution des condamnés, plus confortable et plus écologique… Une dizaine de pages auparavant, il n’a pas hésité à franchir le pas de l’ironie à la provocation : suite à la loi Hortefeux sur les tests ADN, il nous suggère de faire parvenir au ministre notre échantillon d’urine, "ou plus simplement, puisque les techniques d’analyse sont désormais si fiables qu’il suffit de presque rien pour distinguer coupables et innocents : un crachat" (47)…

(Auto-)fiction…

Mais surtout, ce qui différencie cet Autofictif du journal intellectuel proprement dit, du journal extime (Tournier) ou du journal extérieur (Ernaux), c’est le fantasque recours à divers modes de fictionnalisation. C’est pourquoi, si l’appellation d’autofictif est à première vue un anti-titre, d’après son auteur il correspond néanmoins à l’entreprise : se perdre dans un espace où s’estompent les frontières entre réalité et fiction.

De la fantaisie relève l’épiphanie humoristique : "Au lendemain de ses noces, pour attester qu’elle était vierge, on fit flotter à sa fenêtre le drapeau japonais" (52) ; le conte-à-votre-façon : "Sur le trottoir qui me ramène chez moi ce soir, j’avise un gant, plus loin une fourchette, plus loin un p.v. froissé, puis une petite fille qui pleure, puis encore un pot de cornichons vide, enfin la tête métallique d’un cintre. Qui me racontera posément cette histoire ?" (121) ; la proposition saugrenue : "N’est-il pas cruel d’écraser comme nous le faisons les moustiques entre nos mains alors qu’il suffirait de leur poser un simple anneau gastrique pour les rendre à peu près inoffensifs ?" (213). Si le point de départ est toujours identifiable, le point d’aboutissement ne laisse jamais de surprendre : ce n’est pas la flamme olympique chinoise qui est arborée dans tout Paris, mais la "flamme du Tibétain inconnu" (150), façon de corriger la petite histoire en lorgnant du côté de notre Histoire ; ailleurs, la catastrophe planétaire annoncée est transportée dans un sidérant avenir sidéral (Mars, XXIIe siècle)…

Quant à la fictionnalisation de soi, elle débouche sur l’insolite : quel curieux troc que cet échange d’un sèche-cheveux contre "vingt hectares à bâtir sur la planète Mars" (54) ? Plus loin, nous ne sommes pas loin de Michaux : "J’habite un rez-de-chaussée, c’est contrariant, je ne peux donc accueillir mes visiteurs comme je le souhaiterais en leur versant sur le crâne de l’huile bouillante et du plomb fondu" (92). Se trouve également convoqué le conte cruel : le sexe de l’enfant à venir indiffère le narrateur, mais, si c’est un garçon, il l’enveloppera "tout aussi tendrement dans une couverture avant de le déposer sur les marches d’une église" (46)… Autre cas de figure, une fable policière où intervient un certain Hercule Maigrelet (!) oscille entre horreur et humour noir : "Ayant mortellement assommé ma femme, je découpai ensuite son corps à la hache […]. Aux enquêteurs, j’expliquai que ma défunte avait toujours été fort maladroite" (64). Dans ces conditions, on ne saurait être surpris qu’Éric Chevillard affectionne le rire nietzschéen : "Le suicide, oui, bien sûr, mais une fois débarrassé de moi, il restera encore tous les autres" (225) ; "Un jour, me dit-on, le monde disparaîtra. Funeste présage. Je crois pourtant que je trouverai la force de continuer sans lui" (236)…

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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1 comment

  1. pierre jourde

    Bravo, Fabrice, pour ce texte qui permet de mesurer toute l’importance de Chevillard.

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