[Chronique] Claude Favre, Pas de titre ni rien, par JN. Clamanges

[Chronique] Claude Favre, Pas de titre ni rien, par JN. Clamanges

avril 27, 2010
in Category: chroniques, UNE
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Claude Favre, Pas de titre ni rien, Publie.net, PDF écran + ebook, avril 2010, 28 pages, 5,50 €, ISBN : 978-2-8145-6303-8.

Jean-Nicolas Clamanges

Ce que je sais de Claude Favre, je l’ai d’abord découvert sur Mots-Tessons, le blog – désormais indisponible – d’Armand Dupuy, à partir duquel j’ai pu l’écouter (d/l)ire dans La Nuit remue. Puis des lectures récupérées sur divers sites : Libr-critique ("Autopsies", "Métiers de bouche", "Encreux" et "Thermos fêlé"), Cahiers de Benjy, Remue.net, Plexus ; puis les trois recueils offerts sur Publie.net : Des Os et de l’oubli (2008), Précipités (2008), Pas de titre ni rien (2010). Enfin les présentations de Fred Griot et François Bon pour les trois recueils sur Publie.net, et les deux lectures de Bruno Fern sur Poezibao. Ce que je sais de ce que j’ai lu et entendu de sa voix, c’est qu’à son contact, "je vois mon âme en cette absence. Loin" (Rodanski), et aussi que "ça entraille sous la peau", comme elle-même l’écrit. Ce que je ne sais pas, c’est en parler sensément. Et c’est pour ça que j’essaie d’en écrire quelque chose comme une tentative impossible (idiote ?) – vers.

Comme c’est

Essayer de recopier ses écrits : plein de sérieux petits problèmes qui ralentissent la copie : les tirets surbaissés ; les esperluettes, les pontuations asyntaxiques, et la mise en page par blocs ; utiliser Courier 18 mais ça ne suffit pas pour obtenir le "bloc", il faut deux scansions après la virgule et entre chaque mot par ex., et ça ne suffit encore pas. D’autres manipulations sont nécessaires dans la mise en page. Donc apprendre à recopier comme c’est : apprendre à la récrire, apprendre par là un jeu d’idiosyncrasies, un rythme, une langue spéciale. Et spéciale comme écrite, par blocs, par laisses, par scansions.

Elle ne termine pas toujours (guère souvent) ses phrases, elle met des points là où l’on n’en met quasi jamais en français standard – ou littéraire – contemporain, et rarement dans la vieille langue : elle écrit comme pas permis ; mais justement, ça rappelle la vieille langue, par bribes dans la scansion ; et c’est tellement syncopé, à côté du temps, que ça sonne aussi certain rock, certain jazz. Ceci dit on s’y retrouverait vaguement en pensant césure et enjambement généralisés etc. Mais aussi, ça se présente par blocs, format poème en prose en somme, qui tient dans la page par sa géométrie de pavé (pavé dans la page classique de la belle typographie) avec dedans tout un train d’ondes (elle dit basses), comme du morse, avec des mots dessus, ou avec des mots avec ou avec_sans : entrebescar ?

Croire s’y retrouver avec la clef du court-circuit post-baroque-Reverdy, etc., est un leurre car ça ne concerne pas surtout les associations de substantifs ou de propositions (au contraire elle y joue la répétition), mais essentiellement les connecteurs, les adverbes, les prépositions, les pronoms, bref toute la sauce du discours, tout ce qui lie : là elle provoque des microfoudres en séries, des déphraselages, des élisions, du suspens, du tohu-bohu dans le discours nôtre pris comme matière à son autopsie invétérée (ici l’oreille est l’opérateur en chef de l’œil).

Autopsie

Ce qu’elle fait : "autopsier la langue que je sais pas" − elle l’écrit comme ça dans une réponse à une enquête de la revue L’Étrangère (n° 23-24, 2010) :

" _ d’un cri les micro-séismes & sur le fil
nuances & dérapages syntaxiques
carambolages & déhanchements
moteurs à plusieurs vitesses."

Ces vitesses sont les styles d’un travail de décomposition ou, comme disait jadis Sister chien : en "course précipitée vers la langue qui tue" (Louve Basse, Denis Roche) ; et selon telle scansion de naguère, forçant à mort la syntaxe du discours-monnaie : A la nue accablante tu/Basse de basalte et de laves./A même les échos esclaves/Par une trompe sans vertu//Quel sépulcral naufrage (Tu/Le sais écume, mais y baves)/… et ensuite, même Sister : "Poésie c’est crevé, en petits carrés mangés aux mites, Dieu l’ait" (Le Mécrit, Denis Roche). Après, frères et sœurs horribles (et tel horrificque) bosseurs :

"et après, toujours y en a un
  àmarmonner qu’on finira pas le
boulot, tout de même, qu’on finira
pas à temps, qu’on en aura jamais
fini" (Des Os et de l’oubli, p. 7).

Certes donc, le travail se poursuit depuis le temps : "le cadavre sort par la langue, c’est quand même une histoire vraie", et passe aujourd’hui par Pas de titre ni rien, qu’on lit (que je lis aussi en pensant parfois à Laforgue et Danielle Collobert, mais c’est une autre histoire).

Un travail ultra précis : "toujours extrêmement posé sur la page, placement de haute précision même, dans cet espace." (Fred Griot sur Précipités).

(In)tranquille bloc

Le grand carré du grand Dehors est sans côtés : mangé de partout par l’infini ; quant aux petits d’ici à basse époque, il reste de quoi, la preuve :

torchons mouillés. sales. à.
vlang. au taquet. ta bête se.
tuée de tout. ou rien mais.
malgré. coups pognes. sales
pognes sales. te. cailloux la
peur cailloux dedans.
tête sans bouche te. ni. issée
pas. douce. le chèvrefeuille.
là.

Je vais essayer, pour écouter/voir un peu ce qui s’y joue (et qui me passe quoique me touchant au vif), de travailler ce seul bloc (il y en a 21) : "techniquement, un travail par blocs indépendants, mais la coupe de chaque ligne une quasi versification fixe dans le bloc prose, qu’on respecte dans la version numérique" (François Bon), juste pour toucher un peu avec ma vieille boîte à outils (d’emblée j’en sens l’impossible, mais –), le besoin qu’on aurait d’autres instruments (cf. Lequette/Boisnard dans le récent Disputatio) pour ce genre d’écritures qui arrivent avec ceux qui, comme elle, Claude Favre, ferraillent syntaxe/rythme au bord de l’agrammatical ("une écriture impérative : par son travail de césure, de gravier sous les mots, par ce qui se dit du corps et vient battre dans l’intérieur même des syntaxes" − François Bon) – comme on cherche l’os au scalpel :

"c’est comme tranchoir
c’est obstiné" (Par métathèse du – r – sous l’influence de mots comme bougre).

"travail tranchant, s’en tire
jamais bien qu’il faille, parfois
remonter d’entre les algues des
pneus ou des enfants vagues aux
yeux de rats, on s’en tire les
cheveux

dans les fossés s’emmêler les
couteaux, des fois, on est pas
assez méticuleux" (Des Os et de l’oubli, p. 4).

On y va

L’expression "au taquet" ne figure pas dans le Littré. Taquet : "Terme de marine. Crochet de bois à deux branches, qu’on attache sur le mât ou sur le plat-bord, pour y amarrer quelque manoeuvre". "Dimin. de l’anc. franç. tac, qui signifiait clou, pointe". Au clou, au crochet les torchons ; mais aussi "Petits piquets qu’on enfonce en terre, pour servir de repères dans un alignement" ; donc marqueur de délimitation :

"a.
se.
mais.
sales
la
dedans.
issée
chèvrefeuille
là."

Et encore "Bout de bois qui sert à porter le bout d’un tasseau ou d’une barre qu’on ne peut pas arrêter avec des clous."
Ce qu’on ne peut arrêter avec des clous on l’arrête avec un taquet : un "petit morceau de bois taillé pour maintenir l’encoignure d’un meuble" : les mêmes au bord droit du bloc de langue pour que ça tienne.

Mais être au taquet nous dit-on, c’est être à fond, en fin de course, au bord du bord, plus rien après en somme. Alors on relit :

"torchons mouillés. sales. à.
vlang. au taquet "

Je fais exprès ici, dans l’immédiat, d’oublier ce qu’il y a dans les blocs d’avant et d’après (que j’ai lus et relus) ; avec la boîte à outils, je lis seulement ce bloc-là : vlan/lang ça fait valise pour vlan dans la langue (avec élision du e dit muet) ; ou encore : la voilà (la vla) (l)’à / vlang(ue). au taquet.’ − prononçant quelle sorte de rien-au-delà de ce qui, là, s’étire comme corde tendue à rompre (c’est bien ce qu’il faut faire pour obtenir la régularité de la forme en recopiant certaines lignes de Cl.-F. au traitement de texte).

"Malgré. coups"

Je dis régularités, mais ce n’est pas que question de format typographique où caser la ligne (sauf la dernière : ça fait rejet). C’est aussi du rythme en base 4 – à gauche :

torchons mouillés (2/2)
vlang. au taquet. (1//3
tuée de tout. (2/2)
malgré. coups pognes. (2//1/1)
pognes sales. te. (3//1)
../.. (a)
tête sans bouche (2/2)
../.. (b)
../.. (c)

(L’index avec lequel je compte en disant, sur la table, est crevassé au sang : "et à travers les crevasses qu’est-ce qui saigne ?" Cl.-F.).

En remarquant qu’en (a) l’enchaînement des deux lignes (enjambement ?) donne : "cailloux la/peur cailloux dedans." où le compte syllabique 3/5 est redressé par la répétition – comme quasi comptine : *cailloux la peur cailloux dedans : 4/4. (* = fausser le texte inéluctablement en le citant au plus près du juste inscrit – las !).

En remarquant itou qu’en (b), l’enjambement :

"tête sans bouche te. ni. issée
pas. douce. le chèvrefeuille."

reprend sans doute un segment de ligne du bloc de la page 4 :

"bouche
te saigne issée. à plus
jamais." (p. 4)

d’"issée" ce sont les deux seules occurrences ; mais il s’agit d’une aphérèse sur "hérissée" apparu deux lignes plus haut sur la même p. 3 :

"comme hérissée
piquants. bouche tue. s’en
front dirait frottés. bouche
te saigne issée." (etc.)

Les deux segments de la p. 3 agglutinés p. 17 : *te saigne issée, *comme hérissée, sont en base 4. Et le bloc de la p. 3 commence par :

"bouche dans la tête vlang. des
mots comme on s’en."

Constatons le avec la voix, avec l’index et le médius. : un jeu (ou un procès) d’inversion sémantique donc : de *bouche dans la tête vlang, à *tête sans bouche te, qui sont presque isorythmiques (selon la réalisation orale) ; et peut-être un déplacement scansif littéralement impossible (la ligne se tend à fond, au taquet), de la base 4 p. 17, à l’endroit où le bloc rejoue la bouche-hérisson, la bouche tue, taiseuse, silencieuse et qui en saigne de ne faire signe qu’hérissée sur l’envers d’elle par la langue vlang qui l’a dite chiée/déchue en naissant :

"[…]
tais-toi. de merde tu es la
mort. douce encore tu es
encore. te dit t’ai chiée." (p. 6)

Comme qui dirait non-calmes blocs ici bas chûs d’un désastre de mère : c’est ça qui troue la langue, qui lui fait la peau entre derme et merde ?

"Ma mal langue est des vôtres"

De l’enjambement (c), rien à dire d’autre pour le moment que le constat que tous les blocs ou presque laissent la dernière ligne inégale aux autres. Comme dans n’importe quel paragraphe de prose dans n’importe quel livre ou journal ou tout ce qu’on veut avec quoi :

"[…]
malgré. douce. malgré . je
vous. soupçons et des livres.
avoir lu. comme des humains.
comme vous. toi pas toi pas." (p. 10)

Elle écrit cela hors du bloc : "ma mal langue est des vôtres. D’argots divagations & d’anciennes & d’ailleurs, plus les blagues à la gomme. En cavalcade grammatique […] En basses fréquences, d’agace contre languelà des flics des cadenas des marchands. Pour capter des microséismes, mettre au jour des effets du désordre que charrie l’ordre." (Revue L’Étrangère, ibid. p. 137).

" & d’anciennes (langues)": ainsi de "chevrefeuille" le Lai, comme peu profond ruisseau, calomnié ou non qu’importe, par dessous glissant, affleurant. Une fois nommé : une seule : "Plusurs le me unt cunté e dit/e jeo l’ai trové en escrit" (Plusieurs me l’ont conté et dit et je l’ai trouvé par écrit.)

Et puis encore :

"une codre trencha par mi,
tute quarreie la fendi.
quant il ad paré le bastun,
de sun cutel escrit sun nun."

Ainsi, dit le conte : me l’ont conté/de son couteau son nom écrivit. Elle, Claude Favre, écrit : "c’est que la langue, ça pourrit quand ça sort pas" ; et donc :

tu tranches. doucement. tu
tranches. contre. morts à
langues". (Pas de titre ni rien, p. 23).

– L’autopsie de la langue au scalpel grammatique : cet amour.

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rédaction

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2 comments

  1. Jean-Nicolas Clamanges

    Comme je n’arrive pas à faire apparaître Fred Léal, Délaissé sur le site, je pas pas ici pour dire que ce roman (chez P.O?L) découvert grâce à F.T. vaut vraiment le coup. Un médecin da

  2. Jean-Nicolas Clamanges

    Je reprends: Comme je n’arrive pas à faire apparaître Fred Léal, « Délaissé » sur le site (où je l’ai découvert), je pars d’ici pour dire que ce roman (chez P.O.L) lu grâce à la chronique de Fabrice Thumerel, vaut beaucoup. D’abord dans le montage et dans la langue et je n’en dis pas plus là.
    Un médecin dans la région Aquitaine abonné aux malades vraiment mal en point et les suivant avec énergie (désespérée); ordonnances limite très pour l’ordre (des médecins) succursale locale. En charge de l’humanité française locale fort mal en point, réellement s’en occupant, fiévreusement même; péritonite bord de mort, muscovici aïe pas diagnostiquée juste et que faire ?; et le courant de mal être sans recours et sans affiliation à la sécu. Un médecin de quartier qui sait son métier, qui sait écouter bouddha de province en exercice jour et nuit sans nirvana sauf mauvais whisky. Trop, trop et trop. Mêlé au pire du pire par souci hippocratien quasi pur, happé par. Trop généreux si l’on veut, trop con si l’on veut. Tendance boddhisatwa évidente, ordonne ce qu’il faut à ceux qui, même s’il voit que. Kerouac pas loin pour le rythme mais mieux sur plan compassion pratique; l’allure dans la langue, parfois (le héros n’est pas un hobo). Père d’une puce dite Sarah, le héros qui dit Je et dit ‘papa dit que’… Pas très bon pour le rôle paternel: son propre père et trauma de guerre en Bosnie) mais fait ce qu’il peut. Maman de ladite superbe: une lettre à son ex à la fin du bouquin: fantastique. C’est un roman politique au vrai sens – désespéré (l' »Éducation sentimentale » est juste sur de la révolution de 1848 -et qui a donc écrit à vif sur une révolution : faites vos comptes)
    On ne comprend pas tout mais c’est exactement comme ça qu’on ne comprend pas tout, dans ce qui nous sert de miroir au réel. Ce que nous prenons pour tel (bien obligés, pas d’alternative).
    A suivre, le VRP à double vie qui accroche le type qui écrit par une péritonite carabinée et qui agonise en lui promettant 1000 et 1000 pourvu qu’il le … afin que maman et enfants ne sachent jamais, jamais.
    On aime aussi des romans à cause de l’intenable. Affaire de partage en somme.
    JNC

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