[Chronique] Découvrir la poésie coréenne contemporaine, revue PO&SIE, par Jean-Nicolas Clamanges

[Chronique] Découvrir la poésie coréenne contemporaine, revue PO&SIE, par Jean-Nicolas Clamanges

octobre 2, 2012
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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 PO&SIE, n°139-140 : "Corée 2012", Belin, 2012, 306 pages, 30 €, ISBN : 978-2-7011-5864-8.

Depuis le lointain, on voit une planète toute bleue parce qu’elle a trop d’eau. Sur la planète, il y a cinq blocs de terre flottant à la surface de l’eau. À l’un d’eux, une petite péninsule s’accroche à peine. Cette petite péninsule est divisée en deux par une ligne tracée selon la seule différence des idéologies. Tout en dirigeant la bouche d’un canon vers l’autre côté, les gens des deux côtés ont en commun leur dialecte.

                Kim Hye-soon

 

La culture coréenne moderne nous est désormais plus familière que jadis, à travers son cinéma ou encore sa pop. Mais que savons-nous de la bouillonnante poésie de la Corée du sud dont les tirages feraient pâlir d’envie nos romanciers eux-mêmes ? Pour la découvrir, il faut lire ce numéro spécial de la revue Po&sie qui lui est intégralement consacré (c’est une récidive, un ensemble intitulé « Poésie sud-coréenne » avait été publié en 1999). Cette livraison de plus de trois cents pages, conçue sous la direction de Ju Hyounjin et Claude Mouchard, articule une vaste anthologie rassemblant vingt-sept poètes et une série d’essais et d’entretiens sur la poésie et sur les autres arts, notamment, roman, cinéma, musique, etc.

 

Réalisée par Jeong Myeong-kyo, le critique le plus reconnu en Corée sur la question de la poésie, l’anthologie rassemble en cinq volets thématiques (Libération, Luttes, Vivre, Divergences, Rencontre) les poètes issus de la guerre et de la dictature ; un courant diffus lié à la culture bouddhiste ; une poésie féminine et féministe très bousculante à l’égard des codes et des rituels du vieil art ; et enfin une brochette de jeunes poètes branchés sur les énergies du postmodernisme. La partie « Essais » associe plumes coréennes et françaises à propos, notamment, de l’avant-garde expérimentale, du roman Interdit de folie (Imago) de Yi In-seong, du très beau film Poetry réalisé par Lee Chang-dong, et de l’opéra de Chin Unsuk, Alice in Wonderland. On y trouve également deux études sur le domaine littéraire coréen en langue anglaise, à propos du romancier Chang-rae Lee et de trois poétesses : Theresa Hak Kyung Cha, Myung Mi Kim et Don Mee Choi.

 

« Le pays natal de ma poÉsie ce sont ces ruines »

 

Pour ceux, c’est mon cas, qui aiment la poésie mais ignorent tout ou presque de sa réalité coréenne (bien mieux reconnue, semble-t-il d’ailleurs, hors de l’Hexagone), la découverte est éblouissante. L’immense Ko Un (né en 1933) qui est un peu le Hugo coréen moderne, et dont l’œuvre est prolifique, s’identifie comme un chaman (qu’il est sans doute en réalité) et raconte ses vies antérieures depuis l’an 17 de notre ère, comme le faisaient jadis les bardes d’Europe ou les aèdes grecs. Pour la partie du temps qu’il partage avec nous, sa trajectoire n’est pas de tout repos : il grandit sous l’occupation japonaise, puis perd tous les siens lors de la guerre de Corée (1950-1953) : « le pays natal de ma poésie a-t-il écrit, ce sont ces ruines » ; moine bouddhiste une dizaine d’années durant, il y renonce pour son art et devient une figure nihiliste, déjantée et suicidaire de la bohème du temps ; écrivain engagé durant la dictature, il y perd l’ouïe sous la torture ; écrivain aujourd’hui mondialement traduit, il est l’auteur, entre-autres, des Dix mille vies où il raconte, en 30 volumes et 4001 poèmes, l’épopée de tous ceux qu’il a rencontrés, selon le vœu qu’il en avait fait lors de son emprisonnement.

 

Ce murmure

Il pleut

Je m’assieds devant mon bureau

Le bureau dit doucement

Avant j’étais une fleur, une feuille, une tige

Une longue racine sous terre

S’allongeant jusqu’à l’oasis là-bas dans le désert

 

Le bout de fer sur le bureau dit

J’étais la luette du loup hurlant seul sous la lune

 

La pluie cesse

Je sors

L’herbe toute trempée me dit 

Avant j’étais votre joie, votre colère, votre tristesse et votre plaisir

J’étais votre vie votre chanson

J’étais le dedans de vos rêves

 

Maintenant je dis

Au bureau

Au bout de fer

À la terre

Avant j’étais toi j’étais toi j’étais toi

Maintenant je suis toi je suis toi je suis toi.

 

Très engagé lui aussi, Hwang Ji-u (né en 1952, pendant la guerre de Corée) a combattu contre la longue dictature de Park Chung-hee puis Chun Doo-hwan (1961-1988). Il dit que sa vocation est née lors de la répression épouvantable des manifestations de Gwangju en mai 1980. Son engagement lui a valu de subir la torture et son rapport à sa langue en a été profondément marqué : « je fus torturé en prison, et j’en vins parfaitement à comprendre la non fiabilité de la langue elle-même. Ceux qui ont subi la torture le savent, la torture est un jeu implacable et désespéré entre le tortionnaire, un salaud, et celui qu’on torture, qui n’est plus alors qu’un morceau de viande ».

 

Mais ce qui aurait pu l’écraser et lui retirer la parole, sa poésie trouve l’art et la manière d’en surmonter l’indicible, dans des images d’une terrible simplicité :

 

Hier je me suis planté un piquet dans les oreilles et je suis rentré

Aujourd’hui je me suis posé des barbelés dans les yeux et je les ai bandés

Demain je me mets une pelletée de terre dans la bouche

Et je la bâillonne d’une balle de coton.

 

Échanger sa place avec celle d’autrui

 

La lecture complète de l’anthologie montre l’imprégnation bouddhiste perdurante de la culture coréenne ; beaucoup de ces poètes approchent en effet spontanément la vie dans la méditation de l’impermanence et de la vacuité ; l’inspiration est directement liée à la dissolution de la frontière entre sujet et objet, moi et autrui, et la compassion pour l’ensemble des être vivants est en quelque sorte une donnée de l’approche d’un réel certes affronté dans la souffrance et la violence, mais dont l’inconstance assumée sauve la possibilité d’une échappée.

 

Voici, à cet égard, quelques vers tendrement irrévérencieux de la poétesse Moon Chung-he (née en 1947) :

 

Yeux et nez déjà disparus

Et traits presque effacés un bouddha en pierre

Tente d’accomplir à cet instant la perfection

Renonçant à être bouddha

Il redevient pierre.

 

L’esprit de compassion comme identification profonde à l’autre anime profondément ces vers de Cho Jung-kwon (né en 1949) :

 

L’âme sans ailes

Qui regarde

Le bord du lac sans perspective

L’âme sans dessin est déjà là assise

Même si elle vit du souffle des roues en caoutchouc et du fer

Elle s’envole

Après s’être assise comme la forme des couleurs qui ne vivent qu’un jour

Ces poussières friables que l’âme assise là-haut a provoquées toute une vie

La chaise roulante derrière la vitre revendique de mourir dignement.

 

Et puis ce poème de Ko Un à propos d’une souris de laboratoire torturée à mort par la science, qui se révèle terrible symbole de l’insensibilité humaine, en même temps que messagère de notre propre fin inévitable :

 

La souris blanche

La patte rose, possédée, tremble

 

Les expériences

T’ont causé un cancer

Les expériences

T’ont causé une sclérose artérielle

 

Aujourd’hui par une seule expérience

Ta jambe rose, possédée, s’est raidie

Les expériences du professeur flegmatique ne sauraient cesser

 

Aujourd’hui en silence tu es devenue cadavre

En laissant tomber ton camarade encore vivant

Dans la boite de verre à côté de toi

 

Moi aussi, hors de ta boite, je deviens un cadavre.

 

Voici encore, dans un registre plus classiquement méditatif, deux poèmes de Park Yn-hui (né en 1931) :

 

Limpide, le ciel

Et l’automne

Parce qu’il n’y a aucune

Raison à leur présence.

 

Sur la tombe de ma mère, une touffe de mauvaises herbes

A éclos

Ces herbes

Le langage des fleurs

Remettent en question le sens de tout cela.

 

Enfin, on peut insérer ici une petite prose de Lee Seong-bok (né en 1952) dont le recueil Sur le front de la lune, le tracé des vagues (2003), dialogue librement avec toutes sortes de poètes européens.

 

45. Ne m’agace pas comme ça

Et quand nous respirons, la Mort dans nos poumons

Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes. Ch. Baudelaire « Au lecteur »

 

Pendant que les roues d’un chariot tournent, son centre ne tourne pas. Quand le cercle extérieur tourne, l’axe central avance. Ceci seul est essentiel. Le cercle ne doit pas se prendre pour l’axe. (…) Ce chariot éternel avance et les roues continuent à tourner en vain. Ah ! tu me rends fou, toi Baudelaire, ne m’agace pas comme ça ! Tes sornettes font plus de bruit que les roues d’un chariot roulant sur des cailloux (…). 

 

« Ils voient dans les femmes un simple assaisonnement »

 

La poésie des femmes fut en Corée, nous l’apprenons (ou le réapprenons puisque ce fut son lot ici aussi, à peu de chose près), un art mineur, traditionnellement cantonné à certains sujets, dans une certaine langue, et en dehors des règles de la poésie composée par les hommes. La poétesse Kim Hye-soon (née en 1955) a bouleversé tout cela comme un ouragan, mais elle a dû en payer le prix dans son être et dans sa langue. Voici comment elle en parle dans la suite du texte cité en épigraphe de cette chronique :

 

« Sur ce territoire, pendant cinq mille ans, les hommes ont écrit des poèmes en usant de l’écriture d’un autre pays. Mais les femmes ne les comprenaient pas. Ces derniers temps, les femmes écrivent non moins que les hommes des poèmes avec leur propre écriture. Enfermée dans sa petite chambre obscure, une femme murmure des choses que personne ne comprend. On dirait une aphasique qui s’exprimerait parfaitement. Elle essaie de se séparer d’une autre femme qui parle en elle. Elle serait heureuse d’être détachée de cette femme-là. Ce serait une belle spaciosité. Dans ce cas, cette forme n’aurait même pas besoin de langage. Cependant, pour l’instant, elle se démène dans un puits de parole transparent qui déborde de bris de vitrines. »

 

Prenant le parti de démonétiser toute la mièvrerie de l’imagerie traditionnelle, elle inscrit le corps et ses flux, le sale et l’abject, l’ordure et la déréliction, et invente aux forceps une langue en quelque sorte à l’envers, que nous pourrions désigner comme « carnavalesque » et qui me rappelle (toutes choses égales d’ailleurs, évidemment), le travail, naguère, de Novarina, dans Le Babil des classes dangereuses : « sans décadence ou chute, écrit-elle, comment serait-il possible de faire un trou dans la grammaire du genre poétique ? »

 

Voici un extrait de son témoignage montrant la dissolution des limites du « moi » qu’impose de trouver, envers et contre tout, une langue pour des voix jusque-là étouffées:

 

« Ils voient dans les femmes un simple assaisonnement. À voir cela, j’éprouve de la colère et de la tristesse. Quand la colère et la tristesse débordent, elles se font parfois poésie. Il reste qu’il me faut atteindre « l’état de poésie » pour écrire. C’est alors comme si la frontière au bord du moi se trouvait amincie, brouillée, effacée ou évanouie, morte. Les femmes qui ont disparu sous l’effet de la violence hurlent. Les voix des femmes disparues retentissent. Je chante avec ces voix. »

 

Elle accède alors, dans cette langue d’ « en bas » qu’elle a été chercher « comme un voleur de tombes qui vole sa propre tombe », en ce territoire du ni dedans-ni dehors où s’indécisent les limites de la mort et de la vie, à une sorte de partage universel où la gueule répugnante du Mal est giflée par l’humour noir :

 

« Nous sommes tissés de la même étoffe dans la même période. C’est comme si on ouvrait le couvercle d’une bouche d’égout sur la tête de chaque personne et qu’on y découvrait l’évacuation qui s’y déverse. Je m’enfonçais profondément dans cette évacuation, en me prenant moi-même en otage. Quand je suis au-dedans, je me demande ce qu’il peut y avoir de plus grotesque que le monde et que moi-même ».

 

Ainsi ce poème intitulé Un autre Titanic :

 

Transformé en cocotte, « un autre Titanic »

fut construit en 1911 et le lieu de lancement fut Southampton  

vitesse 22 nœuds, paquebot chargé de plus de 2000 personnes pour un seul voyage

il fut démonté l’année de mon mariage

aujourd’hui il a été transformé en grille-pain, bouilloire, poêle chinoise et

cocotte-minute coréenne

grosse bête couverte de blessures

capitaine retraité mal adapté à la vie terrestre

il cause toujours des ennuis même sous forme de cocotte

n’ayant nulle envie de faire du riz j’ai adressé une protestation à la société de la cocotte- minute

la vapeur n’arrête pas de s’échapper du couvercle !

/…/

 

Dans un registre proche, Dong Mee Choi écrit dans Les actualités matinales sont sensationnelles (2010) :

 

Mets un couteau profond

dans la machine à laver

Fais écouler l’eau et le savon

Tes bras souffrent

À la fin de l’essorage

reste calme et muette

Réponds, on sonne à la porte

Réponds à la Nation.

 

Quant aux femmes qui écrivent leur poésie directement en anglais, c’est une langue déstructurée et déconstruite qu’elles font entendre, une langue presque déchiquetée parfois, travaillée au mélange des voix et à la dérision. Ainsi dans Dictée (1982) de Theresa Hak Kyung Che :

 

J’écoutais les signes.

Les signes muets. Jamais pareils.

Absents.

 

Images seulement. Seules. Images.

Les signes dans la pluie, j’écoutais.

 

Les paroles ne sont que pluie devenue neige.

 

Vrai ou pas vrai

impossible à dire.

 

La nouvelle vague

 

Pour l’extrême contemporain enfin, la partie « Essais » de ce volume présente [lu], groupe d’expériences textuelles, groupe fondé en 2007, qui associe romanciers, poètes et musiciens dans un esprit de recherches expérimentales, tandis que l’anthologie donne à lire toute une série de voix nouvelles nées dans les années 70-80 du XXe siècle, comme par exemple la poétesse Yi Won, dont voici un passage de L’autoportrait :

 

« Dès que j’ai allumé l’ordinateur, l’écran de 17 pouces m’a sucé avec force le visage comme un aspirateur. Les yeux, le nez, la bouche y ont été absorbés et seule la peau a coulé sur le bord du bureau. Je ramasse la peau tiède et l’accroche à côté du calendrier du Nouvel An. »

 

Dans une autre tonalité, celle d’une approche du quotidien en clef de presque rien, voici un passage de Notre dimanche de Ha Jae-yun :

 

/…/

allons ce vendredi soir voir un opéra

dans lequel des gens aux cheveux noirs venus d’un pays froid

chantent le moment où je vous ai rencontrée

pour nous assis sur des sièges au balcon

ni dans le journal du soir du samedi

ni dans le journal du matin du dimanche

nos noms ne seront publiés

/…/

 

Enfin, pas très loin du Plume de Michaux, voici le h.médecin traitant, de Hwang Byung-seun :

 

« 1. avant de partir j’ai deux fois cogné le mur de la maison à coups de hache

Ce n’était ni pour une bonne ni pour une mauvaise raison

h. de toutes mes fautes a rempli son agenda

chaque fois que j’étais dans la souffrance il ouvrait l’agenda et lisait lentement et paraissait y prendre plaisir. /…/ »

 

Comme je le signalais au début de cette chronique, la poésie coréenne, en dépit de son grand rayonnement dans le monde aujourd’hui, est demeurée jusqu’ici assez méconnue dans notre pays. C’est donc une chance extraordinaire de pouvoir y accéder dans les présentations littéraires soignées, les études critiques variées et, par dessus tout bien sûr, les très belles traductions à quatre mains qui nous en sont offertes, par l’équipe qui a réalisé ce splendide volume de Po&sie.

 

Bibliographie indicative en français

– Ko Un : Qu’est-ce ? Poèmes Zen (Maisonneuve et Larose, 2000). Sous un poirier sauvage (Circé, 2004). Dix-mille vies (extraits), Belin, « L’extrême contemporain », 2008. Chuchotements, Belin, 2011.

Cho Jung-Kwon : Une tombe au sommet (Circé, 2000).

Hwang Ji-u : De l’hiver-de-l’arbre au printemps-de-l’arbre (William Blake & Co., 2006).

– Outre le dossier « Poésie sud-coréenne » paru dans Po&sie en 1999, la revue Poésie/première a publié un dossier « Modernités coréennes » dans son n° 46, en 2010.

 

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rédaction

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