[Chronique] Eric Chevillard, L'Autofictif croque un piment (dossier 2/2)

[Chronique] Eric Chevillard, L’Autofictif croque un piment (dossier 2/2)

mars 7, 2013
in Category: chroniques, UNE
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Eric Chevillard, L’Autofictif croque un piment, éditions de l’Arbre vengeur, 2013, 256 pages, 15 euros, EAN 13 : 9-782916-1419-61.

"Voici L’autofictif, un recueil de citations prédécoupées, obligeamment servies à l’étudiant et au critique sans le contexte romanesque molasse, filasse et gluant duquel ils doivent ordinairement les extraire" (L’Autofictif voit une loutre, 2010, p. 212).

"Or ce n’est pas parce que tes livres ont peu de lecteurs que ceux-ci constituent indubitablement la super élite de l’humanité" (L’Autofictif croque un piment, p. 204).

A chacun sa chimère… Celle que porte l’écrivain a au moins le mérite de ne pas être illusoire et d’exister sur le même mode que le réel – c’est-à-dire du moindre-être… Ainsi Eric Chevillard poursuit-il son chemin, notamment sur la Toile, avec le même esprit de malice et d’autodérision – comme en témoigne l’exergue. Depuis septembre 2007, celui qui possède désormais son site et tient son blog autofictif prend en effet un malin plaisir à capter et capturer quotidiennement sur et dans la Toile les flux intérieurs comme les flux extérieurs : captivé/captivant, piégé/piégeur le spiderwriter…

Si le cinquième tome de son Autofictif, malgré son titre, est sans doute moins pimenté que les précédents (L’Autofictif voit une loutre en 2010, L’Autofictif père et fils en 2011 et L’Autofictif prend un coach en 2012) et surtout le premier (L’Autofictif, 2009), il ne nous en offre pas moins de subtiles épices humocritiques.

Dès lors que « "le poète maudit n’est pas ce jeune homme drogué et alcoolique dans sa soupente miteuse mais le bon père de famille entouré d’enfants qui tente d’écrire" » (208), Eric Chevillard ne craint pas de s’afficher en papa pantouflard qui tient son journal avec enfant sur les genoux. Mais, n’en doutons pas, il y a là anguille sous roche : ne s’attaque-t-il pas à la dimension répétitive de l’écriture journalière et à la stratégie autofictive qu’il nomme "autocrucifiction", qui consiste "à feindre la haine de soi puis à expier par l’aveu public cette abjection prétendue afin, en réalité, de bénéficier du statut littérairement gratifiant de réprouvé, de maudit, et de se délecter ainsi, dans le confort et le succès, de son petit moi adoré" (69) ?

Il se révèle tout aussi incisif envers un sympathisme ambiant qui dégouline de bons sentiments : en ces temps de vivre ensemble, ira-t-on jusqu’à la défécation collective ? En ligne de mire également, le triomphe de cette bien-pensance qui est aujourd’hui gratifiée d’une appellation anglo-saxonne contrôlée, "politiquement correct" : "À force de précautions, d’euphémismes, de circonvolutions frileuses, nous finirons par user d’une langue où chaque mot sera annulé par le suivant" (8). La démonstration se fera par l’absurde à la page 147 : comment mener à bien une action toute simple, traverser la rue, quand on peut être soupçonné de xénophobie ou d’ostracisme si l’on s’exécute devant une femme voilée, un homme obèse, un clochard ou un unijambiste ? Le plus simple est de faire demi-tour… Par ailleurs, celui qui fustige "la mémoire reptilienne de nos ordinateurs" (146) s’interroge sur les mutations de la lecture provoquées par la révolution numérique : en passant de la lecture-structuration à la lecture-consommation, nous cédons à la dématérialisation en vogue et au fétichisme technologique, nous réinscrivant dans ce temps même que nous voulions fuir par la lecture, celui des réalités socio-économiques, marchandes et techno-industrielles.

En prenant position, le satiriste se situe très précisément dans l’espace littéraire actuel. S’il tourne en dérision l’ego-littérature, la littérature commerciale (Pancol, Levy, Musso…), les écrivains "tapeur d’épaule" ou auxiliaire de vie" (de Delerm à Foenkinos), ou encore les fournisseurs de scénarios qui font "tourner cette industrie de bandits cyniquement vouée à détrousser les pauvres d’esprit" (Jardin, Beigbeder, Foenkinos – p. 88), il n’en prend pas moins ses distances par rapport aux écritures expérimentales : "Il existe aussi une littérature ultra-contemporaine, une littérature de pointe, qui détourne ou reprend à son compte – parfois on ne sait pas très bien où s’arrête la parodie, où commence la fascination – la langue de la technologie, des modes d’emploi, des protocoles scientifiques, et qui possède le pouvoir enchanteur de me rendre à mon enfance en ressuscitant le cancre obtus que je fus tout du long en mathématiques" (49). Il ne se veut pas dupe non plus de la littérature pseudo savante : "Il est une affectation de la littérature si clinquante, si éblouissante que les gogos aveuglés la prennent en effet pour le fin du fin de la littérature. Placez dans une page les mots coruscant, incandescent, esmeraldin, iridescent, et ce soir vous mangerez de l’alouette" (94)… Concernant Richard Millet, il ne tombe pas dans la facilité en se faisant pourfendeur moralisateur ; au contraire, il le prend au piège sur son propre terrain, celui de la langue : « […] reconnaissons-le, ce "moins pire" aussi incorrect que malsonnant illustre et conforte opportunément les déclarations récentes du virulent écrivain puisque nous ne pouvons que constater ici avec consternation les dommages que l’effritement de notre identité chrétienne et le multiculturalisme infligent à la langue de l’un de nos puristes les plus cristallins » (235).

Dans ce cinquième volume de L’Autofictif, on retrouve également l’écrivain qui aime s’amuser avec les mots : "je n’ai pas la foi / qu’importe / j’ai un passe-montagne" (32) ; "Extrait de naissance – oh le beau pléonasme !" (139) ; "Je ne sais pas voyager. Que trouve-t-on en effet dans ma valise ? La moitié d’un cheval et la moitié d’une chemise" (213)… Et aussi celui qui aime la drôlerie, l’absurde et la provocation. Ainsi appréciera-t-on ce scénario catastrophe : "Puis tous les livres furent numérisés. On cessa de publier des volumes de papier. On brûla la plupart de ceux qui restaient, pour faire de la place. Les autres finirent par tomber en poussière. Alors se produisit le fameux bug" (154). Ou encore cette fictionnalisation de soi qui nous adresse un loufoque pied de nez : "Entre autres bénéfices et privilèges, ma qualité de feuilletoniste du Monde des livres me donne droit à une loge d’où j’assiste gracieusement chaque semaine à une scène de sodomie. Je m’empresse de préciser que j’ignorais cet avantage en acceptant l’emploi ; ce n’est donc pas ce qui m’a décidé" (231).

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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