[Chronique] Franck Doyen, Littoral et Champs de lutte, par Emmanuèle Jawad

[Chronique] Franck Doyen, Littoral et Champs de lutte, par Emmanuèle Jawad

septembre 6, 2014
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[Chronique] Franck Doyen, Littoral et Champs de lutte, par Emmanuèle Jawad

Franck Doyen, Littoral, Atelier de l’Agneau, coll. "Architextes", automne 2013, 90 pages, 15 €, ISBN : 978-2-930440-69-9 ; Champs de lutte, peintures de Aaron Clarke, éditions Æncrages & Co, été 2014, 72 pages, 18 €, ISBN : 978-2-35-439-066-2.

 

Multipliant les pratiques d’écriture, Franck Doyen développe différentes formes dans ses deux derniers livres, en lien avec l’oralité (Littoral) et le travail d’une langue mise en espace avec des peintures d’Aaron Clarke (Champs de lutte).

 

Dans l’écart, entre la lecture et la performance, se situe sur un axe expérimental, la composition des pièces sonores de Franck Doyen (en collaboration avec Sandrine Gironde, improvisatrice vocale) dont Littoral marque l’entrée textuelle. S’attelant à un travail des écritures sous un mode pluriel, Littoral en appelle à la lecture performée, trouvant avec sa mise en espace et son aspect graphique, visuel, la forme d’un texte qui serait partition.

Si le motif du corps se retrouve dans l’articulation des deux livres (corps démantelé, morcelé dans Littoral, l’érosion des corps dans Champs de lutte) ainsi que, sur le plan formel, la mise en place d’un vouvoiement, également présent dans l’un et l’autre livre, les préoccupations d’écriture s’avèrent différentes d’un livre à l’autre.

 

Dans Littoral, l’avancée du texte procède par boucles, progressions lentes, dans des reprises et des retours de phrases, jusqu’au martèlement parfois des formes syntaxiques.

La réitération de certaines phrases, avec modifications uniquement dans leurs terminaisons, rythme le texte. La répétition peut être celle immédiate de mots, dans une accentuation du propos, ou celle différée de segments de phrases, à intervalles plus ou moins réguliers, dans le corps du texte. Dans un travail phonétique tendant vers l’oralité, plusieurs fragments d’une langue inventée circulent dans certaines sections du texte ainsi que dans les titres donnés aux différentes séquences.

 

Dans Littoral, la composition du texte s’opère en l’absence de ponctuation, trouvant dans la mise en place de traits horizontaux, de diverses longueurs, sinon les signes d’une ponctuation, les marques d’un blanc, dans l’absence de mots portés par endroits, trouant le texte. Les traits, dans leurs allongements ou resserrements, espacent différemment les fragments de phrases. La surface du texte ainsi lignée, pouvant s’apparenter, sur un plan sonore cette fois, à la mise en place d’une respiration plus ou moins longue. Ainsi, « _______à chacun de vos pas vous vous enfoncez un peu plus dans le blanc_______ ». Le texte se partage, trouvant à la moitié de son ensemble, une page entière de traits, ainsi striée et dénuée de mots. La réitération de cette page lignée se produit également, dans l’avancement du texte, à la suite d’une « distance ainsi parcourue l’est dans l’absence ». L’effacement, sous sa forme radicale, se produisant au sein d’une même séquence (maïnawa psss), sur une page blanche recto-verso.

 

Dans Littoral, « la chair comme la chose écrite résiste ». Le corps souvent morcelé ou perçu dans le développement de ses gestes et ses rituels, s’inscrit dans une temporalité de la quotidienneté (lever/ coucher, chaque matin/ chaque soir). Il participe à la description sombre d’un « paysage liquéfié », une fin du monde ou « du reste du monde » jusqu’à l’évocation d’un corps mort, criblé, victime. Dans « l’exténuement même », on assiste à la résistance d’un monde, sous les signes de l’écriture et d’un lieu reclus. On songe alors, dans cette nécessaire retraite, à Cabane d’hiver de Fred Griot.

 

Sur un autre axe d’écriture, Champs de lutte développe un travail sur des formes brèves où l’occupation de la page, partielle cette fois, resserre les bords d’une cinquantaine de poèmes, densifiant les énoncés. Si le corps peut être « révolutionnaire », il apparaît dans sa découpe, « chair-viande », et dans son érosion, sa décomposition. L’énumération de ses parties, « des langues des peaux des os » (prégnance des os dans l’ensemble du livre) s’inscrit, tout comme dans Littoral, dans les marques d’une temporalité (« chaque matin »). Le motif du corps s’articule à celui du langage perçu ainsi « matière-corps », la langue comme structure (« charpente »), rugueuse (« du gravier de la langue »). Ou encore fluide. La réitération de mots, dans un lexique relevant du corps et de la destruction, en prise alors avec une thématique du langage, dans les « épaves du signifiant ».

 

Quatre peintures abstraites d’Aaron Clarke – dont on pourra voir les notes d’atelier sur son site -, dans de superbes trouées vertes émergeant de masses sombres, rythment l’ensemble du texte de Franck Doyen. Deux d’entre elles marquent doublement l’ouverture de Champs de lutte, se laissant voir, pour la première, partielle tout d’abord, sur la couverture du livre, par le truchement d’une perforation ronde s’apparentant à un hublot, et que l’on découvre dans son ensemble, après avoir soulevé la couverture. Puis la seconde peinture, à l’introduction même du texte, entre la page de garde et le premier texte. Tâches lumineuses resserrées qui se développent ensuite en marge d’une surface noire, la bordant d’une coulée tranchante, vive, avant de se réduire à quelques îlots verts, dans les deux dernières peintures, trouant la surface craquelée qui pourrait être celle d’un sol.

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rédaction

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