[Chronique] Franck Salaün, Besoin de fiction (nouvelle édition), par Jean-Nicolas Clamanges

[Chronique] Franck Salaün, Besoin de fiction (nouvelle édition), par Jean-Nicolas Clamanges

avril 30, 2013
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Franck Salaün, Besoin de fiction. Sur l’expérience littéraire de la pensée et le concept de fiction pensante. Nouvelle édition revue et augmentée. Hermann, printemps 2013, 117 pages, 15 €; ISBN : 978-2-7056-8702-1.

« Ce qui est bon est deux fois bon s’il est court » écrivait au XVIIe siècle le jésuite Baltasar Gracián, dans son traité de L’Homme de Cour. Conformément à ce principe d’économie discursive, l’essai aussi enlevé que substantiel dont il sera question ici ne compte qu’une centaine de pages. Il y est question de la fiction comme mode de la pensée. Non pas comme relais d’un savoir, instrument d’une pédagogie ou allégorie d’une idée, ni même comme polyphonie d’énoncés plus ou moins philosophiques, mais seulement comme œuvre de l’esprit en tant qu’il conduit avec lui-même ce dialogue intime du penser réfléchissant qui semble bien être le propre de l’homme, pour autant qu’il s’y exerce.

Y a-t-il une expérience littéraire de la pensée ? Peut-on dire que, dans certains cas, les fictions pensent ? demande Franck Salaün, s’autorisant de La Soirée avec Monsieur Teste pour avancer que dans « les fictions pensantes […] le processus de pensée […] est en attente de lecteur. Ce dernier le remet en marche en s’introduisant dans un questionnement inachevé, une réflexion en cours ». Selon lui, l’effet de pensée dans un texte de fiction ne doit pas être confondu avec l’effet de connaissance – fût-il problématisé en jeu d’inconnaissance, comme dans un  texte ‘automatique’ par exemple ; il n’implique pas non plus forcément une réflexivité mise en scène : « la pensée qui se rencontre dans les textes, et en particulier dans les fictions peut ne pas être réflexive. Elle peut même échapper à l’auteur. »

Mais si l’on sent bien alors ce que n’est pas une fiction pensante selon la fiction théorique de l’auteur, on se demande s’il va nous dire ce qu’elle est positivement. Il semble qu’il n’en ait pas l’intention expresse, quoiqu’il ne soit pas non plus dépourvu d’intention à cet égard : il souhaite avant tout ouvrir un espace de questionnement à partager. Et c’est ce qu’il fait en neuf chapitres plus ou moins courts – voire fort brefs comme celui intitulé « Le soleil et la mort » où, procédant du fait que nous ne vivons jamais autrement nos vie qu’en parties doubles dans l’imaginaire, il conclut que nous sommes par définition des animaux fictionnants auxquels il faut demander s’il leur arrive de penser… 

   Une question dont le Hannah Arendt de Margarethe von Trotta, sorti ces jours-ci sur les écrans, rappelle avec force qu’elle définit exactement notre rapport à notre humanité face au mal absolu. Cela, Franck Salaün ne le dit pas aussi carrément mais il le donne à penser… Un chapitre de l’essai est d’ailleurs consacré à une discussion sur le « genre » du dialogue philosophique dont bonne part des analyses sont consacrées à des fictions du XVIIIe siècle français : ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard…

Pour autant, interroger le lecteur actuel sur son rapport à la pensée comme fiction, c’est aussi lui demander de revenir sur de grandes lectures pensantes qui ont marqué sa formation : le chapitre « Mondes » développe ainsi un regard critique sur l’approche de LÉducation sentimentale par Bourdieu dans Les règles de l’art, ce roman censé présenter les instruments mêmes de sa propre analyse sociologique, est en effet a priori un très bon exemple de fiction pensante ; or tout en reconnaissant l’impact démystifiant d’une problématique qui refuse de cantonner l’œuvre d’art dans l’exil de l’inconnaissable, il semble qu’il faille en rabattre beaucoup sur la prétention de Bourdieu à réfuter ‘scientifiquement’ d’autres approches que la sienne : les ressources et les possibles d’un texte littéraire sont par définition inépuisables. Prétendre donner un « Flaubert analyste de Flaubert » reste une brillante fiction de lecture savante sur une géniale fiction pensante où l’on peut aussi lire, désormais, comme en miroir, les présupposés mêmes de la sociologie des champs appliquée aux œuvres d’art.

Quant au chapitre « Sans visage », il offre un panorama rétrospectif du trajet de Foucault et de sa grande entreprise de dissolution des partages humanistes de la pensée, et particulièrement les notion d’auteur et d’œuvre pour ce qui nous occupe, en tentant de mesurer ce qui se joue d’inquiétude relative à l’existence même d’un ordre du discours chez ce penseur de grand style : « Foucault paraît transposer la question philosophique classique : ‘pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?’ et demander ‘pourquoi y a-t-il du langage et un ordre plutôt qu’un chaos de non-sens ?’ ». C’est aussi le rapport complexe de Foucault à la fiction d’identité qui se trouve interrogé dans une analyse sans concession d’un fameux ‘dialogue’ radicalement sceptique de L’archéologie du savoir qui se termine ainsi : « Plus d’un comme moi sans doute écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état-civil : elle régit nos papiers. Qu’on nous laisse libres quand il s’agit d’écrire. »

Franck Salaün, quant à lui, n’a pas d’état d’âme pour aborder la question (toujours assez terroriste) : « Qui parle, et d’où, dans cet essai ? », mais à condition qu’on le laisse répondre à sa mode : ce sont d’une part six ‘thèses’ présentées et commentées comme autant de « partis pris » au chapitre VI ; et c’est d’autre part la dimension fictionnelle discrètement suggérée de l’essai lui-même, qui débute par un souvenir de conférence illustrant le rôle que peuvent jouer les digressions littéraires dans un propos d’ordre philosophique – souvenir dont la vérité factuelle est bientôt remise en question … pour en introduire un autre où il sera question de La Colonie pénitentiaire et de la difficulté de savoir si c’est bien le projet de Kafka que le conférencier dégage, ou son propre projet, sa propre thèse ? On aura reconnu le fameux cercle herméneutique où l’auteur de cet essai prend bien soin de nous indiquer qu’il nous entraîne à nos risques et périls.

Sur ce, je coupe court pour cette fois, en vertu du corollaire du principe de Gracián rappelé en ouverture : « … et pareillement ce qui est mauvais l’est moins si le peu y est ».

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rédaction

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