[Chronique] Jérôme Game, Album photo, par Fabrice Thumerel

[Chronique] Jérôme Game, Album photo, par Fabrice Thumerel

octobre 1, 2020
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Chronique] Jérôme Game, Album photo, par Fabrice Thumerel

Jérôme GAME, Album photo, éditions de l’Attente, Bordeaux, paru le 25 septembre 2020, 144 pages, 13 €, ISBN : 978-2-36242-091-7.

« Il y a du visible qui ne fait pas image,
il y a des images qui sont toutes en mots »
(Jacques Rancière, Le Destin des images, 2003).

« Je suis une plaque photographique
constamment sensible »
(Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, 1982).

Dans le micro-espace poétique expérimental, la tendance reste au prélèvement-détournement-montage critique, avec un usage de l’image comme cheval de Troie. Dans un monde-immondialisé dynamisé/dynamité par des flux de passagers et de migrants, d’images dont certaines font le tour du monde avec leurs légendes – épopée de l’ère hypermoderne ! –, Jérôme Game, quant à lui, préfère les « images qui sont toutes en mots » – pour reprendre la formule de Jacques Rancière –, interroger le visible par le biais de ses textes ico/ôniques, ces photopoèmes qui sont classés dans cinq rubriques (« _image_file », « Négatifs », « Catalogue », « Press-Book » et « Légendes »).

Est-ce à dire qu’il vise l’abstraction ? Pas du tout : « plaque photographique constamment sensible » (Pessoa), il dévore notre monde ; contemporain vital, il est tout entier de son temps, comme on dit – d’un temps où « plus de photographies sont prises toutes les deux minutes qu’à travers tout le XIXe siècle » (« InstaSnap », p. 139), où « plus de 30 000 images sont snapées chaque seconde » (« chaque minute, 1,6 million sont partagées sur Whatsapp »), où « Instagram compte plus de 1,3 milliard d’usagers » (« Plus de 50 milliards d’images y ont déjà été partagées »)… Recourant au lexique comme à la technique de la photographie et encore plus du cinéma (cadrage / surcadrage / hors cadre ; champ / contre-champ / profondeur de champ ; gros plan / plan américain / plan rapproché ; plongée / contre-plongée…), le poète nous donne à voir avec une distanciation objectiviste, dans des  textes aux formes géométriques (rectangles, carrés – noirs et blancs pour les « négatifs »), nos selfies, nos images pixellisées, nos pictogrammes, nos couleurs fluorescentes… Dans la première partie, le rythme effréné de notre image-world est rendu par une invitation, sur chaque page de gauche, à glisser par simple balayage d’une image à une autre (« SWIPE »). Les vignettes instantanées sont d’autant moins statiques qu’elles sont en outre dynamisées par ce qu’on pourrait appeler des raccords dans l’axe pour rester dans l’univers du cinéma, à savoir des raccourcis qui télescopent nos perceptions. En voici quelques exemples, avec des slashs pour souligner les télescopages : « Depuis le mur d’enceinte une fois pénétré l’atrium, on voit la foule des pratiquants / sont de profil par rangées, inclinés en avant yeux fermés, mains jointes sur toute la profondeur de champ » (p. 17) ; « On voit les muscles du livreur cul du camion ouvert / est torse nu, super-penché, la jambe d’appui, les bras près du corps en tirant le transpalette / est surchargé » (84) ; « On voit les façades de l’autre côté de l’avenue, les visages immenses et souriants saturent l’image avec en contrebas les passants / fourmillent à l’avant-plan […] » (106) ; « Elle lit son livre / est bien centrée, bien perchée sur son scooter / est à l’arrêt cheveux noirs, jambes en jean repliées, absorbée par-dessus son masque anti-pollution / est tout blanc » (107)… Au lieu d’être synthétisées pour constituer une vision cohérente, les sensations sont enregistrées au fur et à mesure par une intuition purement empirique : dans notre monde régi par la logique du ressenti, prime la conscience immédiate, un instantanéisme lié à un monde qui vit en accéléré. Le phrasé béhavioriste traduit avec brio au plan phénoménal notre nouveau rapport au monde, immanentiste. C’est en cela que Jérôme Game renouvelle l’épiphanie, un peu à la façon de Michèle Métail dans ses Portraits robots (Les Presses du réel / al dante, 2018), qui, cependant, vise l’archétypal à coups de syntagmes juxtaposés.

De cet Album photo se dégage le portrait robot de l’homoncule ultramoderne : un jean à smartphone… L’image d’un monde marchandisé dans lequel même une couleur est associée à une marque : « bleu Nestlé » (37)… De sorte que le photopoème actuel par excellence n’est peut-être qu’une litanie commerciale : « Coca-Cola. Coke zero. / Coca light. 7 Up. Fanta. / Sprite. Diet Sprite. Diet / Pepsi. Pepsi Max. Pepsi / Cola. Dr. Pepper. Mountain / Dew. Hawaiian Punch. / San Miguel. Heineken. / Asahi Super Dry. Kirin / Lager. Tsing Tao Beer. / Carlsberg. Budweiser. / Miller. Nesquik Choco Milk. / Snapple. Lipton Ice Tea » (p. 102).

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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