[Chronique] Nicolas Bouyssi, Les Rayons du soleil, par Périne Pichon

[Chronique] Nicolas Bouyssi, Les Rayons du soleil, par Périne Pichon

septembre 28, 2013
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[Chronique] Nicolas Bouyssi, Les Rayons du soleil, par Périne Pichon

Périne Pichon poursuit son tour d’horizon de la "rentrée P.O.L" avec ce recueil de nouvelles entre ombre et lumière, réalisme critique et fantastique.

 

Nicolas Bouyssi, Les Rayons du soleil, P.O.L, été 2013, 176 pages, 15 €, ISBN : 978-2-8180-1903-0.

Alors que le soleil apporte normalement chaleur et lumière, dans l’ensemble, les nouvelles de ce recueil sont assez froides. Cette impression est peut-être due à la neutralité de l’écriture, rappelant celle de George Perec, simple et méticuleuse. Mais les rayons du soleil contribuent également à faire naître des zones d’ombre et de lumière. Ils permettent à l’œil d’apercevoir ce qui est caché par l’ombre, voire l’ombre elle-même. En ce sens, les nouvelles de Nicolas Bouyssi constituent une espèce d’angle mort, comme si l’œil du lecteur était amené à regarder le monde en coin, sous une luminosité nouvelle et un rien fantastique. Car les rayons du soleil nuancent les couleurs de la réalité.

Ces nouvelles sont les premiers écrits de N. Bouyssi, auteur de six livres depuis : il s’agit donc de « textes d’apprentissage » où l’écriture se forge, s’exerce. On découvre en effet des textes différents, comme « À la découverte du marché de Secrétant », récit historique d’un lieu, ou « Quelque chose monte », ou encore « Le déménagement d’Hervé », flirtant avec la SF et le récit d’anticipation. Mais on y retrouve toujours une forme de prise de distance ou de mise à distance du réel.

Certaines de ces nouvelles ne sont pas des « récits » à proprement parler, avec un début, un événement perturbateur, des péripéties et une fin. La première nouvelle, « Le Repli vers la forêt », se finit sur une ouverture, une phrase suggérant un basculement : « C’est alors que Berthier décida de se replier vers la forêt » (p. 10). La place de cette nouvelle, au début du recueil, semble significative : le recueil lui-même est une forêt pleine d’arbres feuillus, porteur d’un substrat d’histoire.

Remarquons la présence de plusieurs « fantômes » : « Premier fantôme », « Deuxième fantôme », « Troisième fantôme », « Septième fantôme ». Ces quatre nouvelles ne se suivent pas (à part les deux premières), et l’énigme des trois fantômes disparus entre le troisième et le septième demeure. Faut-il les chercher dans les autres textes. S’agit-il d’un ensemble dont l’auteur n’a conservé que quatre textes ? Dans ce cas, pourquoi les présenter sous ce titre commun de « fantômes » ?

Dans « Premier fantôme », nous sommes projetés dans un homme brûlé vivant. La focalisation interne nous entraîne dans la tête et dans la peau de cet homme, comme s’il s’agissait de se remémorer ses pensées et sa vie au moment où il a pris feu. Le « fantôme » est donc la trace artificielle d’un homme dans l’écriture.

Dans « Deuxième fantôme », un deuxième type de fantôme est envisagé. Un homme apprend par le journal le décès de sa sœur, avec qui il était brouillé depuis son divorce. Le fantôme, c’est l’absence soudaine d’un être déjà loin. Celle-ci provoque un basculement, une promesse de changement pour l’homme, dont le comportement est codifié par des schèmes. Par exemple, faire l’amour pour contrer la mort : « Elle m’a demandé ce que je désirais faire. Je lui ai répondu que je voulais la retrouver chez elle, avec en tête l’idée de faire l’amour pour conjurer la mort. « C’est classique, ai-je ajouté, on trouve ça dans tous les livres. » (p. 19). Il y a une espèce de conscience d’un code comportemental que le narrateur et protagoniste espère peut-être détourner dans le hors-texte du récit.

Plusieurs nouvelles entre le deuxième et le « troisième fantôme ». Celle-ci se place entre l’histoire d’un homme se réfugiant dans une cave pour échapper aux autres ( « Soute ») et celle d’un vieil homme qui refuse de mourir ( « Un vieillard buté »). Ce troisième type de fantôme est le récit d’une vie, celle d’ Octave Wiggs qui veut comprendre et conceptualiser les rapports amoureux. Le fantôme est sans doute l’ambition de Wiggs, dont les certitudes s’écroulent à la fin du récit : il doit tout reprendre à zéro. Parce que rien n’est jamais certain et qu’il existe toujours un soupir, un mot, un comportement qui échappe aux codes dans lesquels il a été précédemment rangé. Cette nouvelle a une légère intonation satirique. On la retrouve dans un « vieillard buté », dans « Numéro », où un homme timide et peu sûr de lui devient un fêtard paresseux parce qu’il n’assume pas ses retards au travail.

Le « septième fantôme » met en scène un quinquagénaire persuadé qu’un homme s’est introduit chez lui. L’angoisse rend la figure virtuelle palpable pour le quinquagénaire.

Dans « Un vieillard buté », on retrouve un mécanisme de projection identique à celui du « premier fantôme », mais qui passe cette fois par la troisième personne du singulier et une focalisation interne. Nous partageons l’esprit, les pensées du personnage. Le vieillard s’appelle « Nn. » et il est possible de supposer qu’il est atteint de la maladie d’Alzheimer (c’est une hypothèse). Le personnage refuse de mourir. Cette décision, ce refus, est, en quelque sorte, ce qui le maintient à la vie depuis très longtemps. Un refus de suivre le court du temps, ce temps que mesurent les « rayons du soleil » : « il est dommage que le temps passe, dommage que le soleil se couche », pense Nn. (p. 44). (Ce motif du temps qui passe, qui file, qui se mesure ou s’arrête, revient dans plusieurs textes : « Moi et Mon ordinateur », « Le Déménagement d’Hervé », « Quelque chose monte »). Le soleil est la première horloge de l’homme. Il préfigure la « fin du monde », donc la « fin des temps »). Nn. semble d’ailleurs être sorti du temps : il a « toute sa vie devant lui », ne se souvient pas du temps proche, donc est un « perpétuel étonné ». Cette formule, presque un oxymore tant l’adjectif « perpétuel » s’oppose à « étonné », désigne à plusieurs reprises le vieil homme. Sortir du temps, c’est une manière de regarder passer le temps pour les autres (ce que fait en quelque sorte le lecteur pour les personnages qu’il suit). Or, il existe une écriture du temps, qui cherche à mesurer, à condenser, à dilater, à fantasmer, à raconter enfin le passage du temps (comme Proust dans sa Recherche). Peut-être est-ce pourquoi la plupart des personnages des nouvelles sont aux prises avec ou prisonnier du/ou dans le temps.

Enfin, plusieurs personnages sont victimes d’une forme d’aliénation, mentale (le paranoïaque de « Un parcours héroïque) ou sociale (le couple de « Quelque chose monte », que la loi oblige à abandonner un inconnu en train de se noyer) – aliénation du désir, peut-être, pour la jeune femme du « Test de Rorschach ». Ces personnages se cherchent en outrepassant les limites qu’on leur a fixées. Il existe également une forme d’aliénation par la violence, dont sont victimes les protagonistes du « Repos prolongé » et du « Déménagement d’Hervé ». Dans cette nouvelle, témoin de la violence grandissante dans son quartier, un jeune homme se demande s’il va déménager ou non. Finalement, il imite les autres, prend un fusil et sort dans la rue. Il est possible de considérer le déménagement d’Hervé comme une sorte de lutte personnelle contre la pression sociale. Lutte qui se solde par l’échec du jeune homme, puisque celui-ci finit par prendre, lui aussi une arme.

La majorité des personnages sont en train de débattre, de chercher une place par rapport à l’espace et au temps dans lesquels ils évoluent. Le narrateur de « Quelque chose monte », par exemple, décide de tenter de sauver l’inconnu malgré la loi. Là, il se rend compte, pendant un bref moment, d’une sorte d’incohérence : « C’est la première fois que je vois un cadavre. La scène m’intrigue plus qu’autre chose. Elle me fait prendre conscience de certains de mes défauts : ma froideur et mon indifférence. Je réalise également que Zaza a été taillée dans le même bois que moi » (p. 66). Il faut sortir de ce cadre de bois, chercher un creux, un « vide » où s’épanouir.

Dans ces nouvelles, on sent l’exercice d’un regard oblique, d’une perception un peu décalée, un peu dérangeante. Même dans les nouvelles futuristes, la société qui est esquissée n’est pas très lointaine de la nôtre. Les personnages se débattent avec leurs pensées. Il ne s’agit pas vraiment de s’évader ou de rêver par l’écriture, plutôt de cogiter, de faire de cette évasion dans le livre un espace « vide » pour la réflexion sur la place que nous occupons. Règle du champ oblige, nous avons bel et bien affaire à une écriture minimaliste avec, sans doute, une certaine force d’évocation symbolique (comme la forêt de la première nouvelle).

 

 

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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