[Chronique] Olivier Cadiot, Un mage en été

[Chronique] Olivier Cadiot, Un mage en été

septembre 2, 2010
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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Olivier Cadiot, Un mage en été, P.O.L, août 2010, 156 pages, 19,50 €, ISBN : 978-2-8180-0478-4.

Après avoir donné matière à un spectacle salué à Avignon – dont on pourra lire la présentation et en découvrir un extrait de trois minutes sur le site de Télérama –, le texte d’Olivier Cadiot est en librairie depuis jeudi dernier. On y retrouve Robinson, figure centrale de son œuvre ayant survécu au triptyque qui lui a été consacré (Futur, ancien, fugitif, 1993 ; Le Colonel des Zouaves, 1997 ; Retour définitif et durable de l’être aimé, 2002) puisque toujours présent dans Fairy Queen (2002) et Un nid pour quoi faire (2007). Sur le site de l’éditeur,  on ne manquera pas d’écouter la lecture de l’auteur et de s’informer sur la tournée d’un spectacle ressortissant au "théâtre sonore". [Lire sur Libr-critique "Olivier Cadiot au Festival d’Avignon"]

Présentation éditoriale

Cela commence par une célèbre et très belle photo de Nan Goldin, Sharon in the river, une photo qu’on ne voit pas mais que décrit le narrateur, ce "mage" qui donne son titre au livre et, de fil en aiguille, cela va très loin dans l’espace et dans le temps pour périodiquement revenir à cette photo, centre énigmatique du livre, irradiant de sensualité, avant de repartir encore pour de nouvelles aventures. Un mage ? ou un artiste, et pourquoi pas un écrivain ? Un écrivain, un artiste, un médium, doué d’une perception ultra-pénétrante tout autant des choses matérielles que mentales, imaginaires, mémorielles, présentes et passées. C’est un monologue d’une inventivité inouïe, d’une drôlerie vertigineuse, qui va de l’infiniment petit à l’infiniment grand, du plus intime et du plus autobiographique à l’évocation historique à grand spectacle. C’est une réflexion en mots et en images sur l’art, la représentation, le deuil, la souffrance et l’amour. Abondamment illustré d’images qui viennent baliser ce parcours narratif débridé, cela crépite de toutes parts pour, suprême élégance, masquer le cœur souffrant du livre.

Chronique : Robinson en vacances ou Ma vie mode d’emploi

"La littérature c’est pas si mal.
C’est une solution pour reprendre la main" (p. 110).

"Les gens veulent être opérés, qu’on vienne prélever leurs histoires.
In vivo" (p. 125).

Robinson apparaît ici à la fois comme pratiquant l’"automagie" (104) et comme "un mage sans magie" (p. 154)… Ce paradoxe s’intègre dans un livre régi par la "pensée de la contradiction", pour reprendre la formule de Pierre Zaoui dans Le Monde du 12 juillet : « son Robinson à lui, consumériste, tyrannique, à moitié fou, touchant en dépit de tout, est un peu au capitalisme actuel ce que le Robinson de Defoe fut aux premiers penseurs du capitalisme ; mais en même temps, Robinson, c’est un "M. Moi-Même" qui ne pense qu’à lui-même et à ses petits objets – rien à penser ni du monde ni des autres, disparus du départ […]. » Paradoxal, cet antihéros l’est autant que les avatars de la "modernité" : deux des fils développés dans mon article sur Un nid pour quoi faire vont donc être retissés à hue et à dia.

Spirale Robinson

Robinson, pourquoi toujours Robinson ? Réponse de l’auteur en personne : "J’ai choisi le seul mythe où le héros est vraiment seul. En vacances" (p. 98). Et de son temps, qui plus est : envisageant de donner son corps à la science, il affectionne le home sweet home, rejette le discours explicatif…

L’insularité du mythique héros s’est encore plus intériorisée : "on est toujours plus ou moins dans une île déserte quand on est tout seul" (109). Comme son père, enfermé en soi ainsi que dans un lit à baldaquin, le narrateur revisite son enfance, se concentre sur un espace du dedans sans frontières : "Chez moi pourrait être partout" (49). Opéra fabuleux, ce nouveau voyant voyage dans son propre espace-temps – mais à la différence de Rimbaud, son univers est totalement démétaphysiqué. Il se spirale. Son esprit volatile et capricant nous "ouvre des boîtes à l’infini" (12), nous entraîne d’arabesque en arabesque, de circonvolution en circonvolution dans un espace de métaphores et de métamorphoses : l’apparition inaugurale est charpentier, chasseur, conquistador, Saint Sébastien, "hongre avec ses cheveux de crin", "cheval de bois", "statue de chair" ; l’image satellite de la terre devient tache, un plan de ruines romaines un terrain de foot, un terrain de tennis "un site inconnu", Robinson lui-même une cabine téléphonique… De sa "boule de cristal intérieure" (17) jaillissent des fulgurations fantaisistes ou incongrues : "Les joueurs devraient faire des chorégraphies avant de marquer un but" (34) ; en pleine eau douce surgit un drakkar et en plein potager un tank ; dans un tel monde, évidemment, le scotch retient la banquise (64)…

Quoi, la modernité ?

"La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable" (Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, 1863 ; IV).

"Et si le moderne c’est la moitié du problème réglé comme l’expliquait un grand poète, eh bien, c’est déjà pas mal, on n’a plus personne à convaincre" (Un mage en été, p. 18).

L’épiphanie inaugurale, née de la photo de Nan Goldin, pourrait bien être une allégorie de nos temps hypermodernes : un être asexué qui "travaille à son bien-être"… D’emblée, Un mage en été se présente comme une fantaisie texte/image des plus critiques : "Et puis les gens sont habitués aux trafics d’images. La moindre publicité pour EDF est plus invraisemblable que Nadja. Le moderne c’est déjà vu. Tout le monde connaît ça, partout, avec les petits interludes qui servent à rafraîchir le cerveau, ardoises magiques que l’on propose partout, sur des écrans, dans les salles d’attente des hôpitaux, avec les livres portables et les nouvelles tablettes de cire électriques. […]. ça sert à habiller les choses qu’on veut vendre en masse" (p. 17-18)…

Quoi, la modernité ? Quoi, aujourd’hui ? Un label qui sursignifie "progrès"… scientificité, technologicité… "nouveauté"… faire du nouveau avec de l’ancien ? Quoi, la modernité ? "Adaptabilité"… "efficacité" ?…

Aussi peut-on reconsidérer la mémorable expression de la page 18 : "le moderne c’est la moitié du problème réglé". Si dans les lignes précédentes le nouveau Robinson de Cadiot faisait apparemment sienne l’amère leçon du Aron des Désillusions du progrès (1969), déplorant la réduction contemporaine de cette notion de "moderne" au seul "progrès scientifico-technologique", il a cependant tôt fait de se satisfaire de cette moitié qui, pour Baudelaire, n’est pas celle de l’art mais de l’actualité. En effet, si la doxa associe moderne et mieux-être, reste la seconde moitié du problème, qui relève de la littérature – qui n’est que littérature ?… Et si de nos jours la question du moderne semble être réglée dans le champ littéraire, reste qu’elle n’est réglée qu’à demi : qu’en est-il d’un moderne daté ? le "moderne" n’est-il que que ce qui est à la mode ? comment extraire la modernité du monde moderne ? Seul importe le "moderne qui reste moderne" (Henri Meschonnic, Modernité modernité, 1988 ; rééd. Folio, 2005, p. 118), comme l’ont également souligné à leur manière Christian Prigent et Philippe Beck : celui-qui-écrit se doit d’inventer un regard neuf pour nous livrer « une évaporation critique de "la vie moderne" » (Salut les modernes, P.O.L, 2000, p. 27) ; lui fait écho Philippe Beck, pour qui le poète fait subsister "l’âme comme le matériau en acte / d’une époque ouverte" en incisivant la prose fermée par l’époque, en revivifiant "le vivant du discours / dans la langue morte à 95 % au moins" (Le Fermé de l’époque, Al dante, 2000, p. 5 et 53).

Quid du moderne d’Olivier Cadiot dans Un mage en été ? Il ressemble fort à l’Objet Verbal Non Identifié (OVNI) décrit dans le premier numéro de la Revue de Littérature Générale (P.O.L, 1995) : agencement d’affects sensibles, intellectuels et formels, patchwork où se télescopent réel et imaginaire, rêves et souvenirs, matériaux textuels et iconographiques… Dans ce bric-à-brac aussi hétérogène que l’espace intérieur du personnage, l’effet de compression est semblable à celui d’un "vieux buvard" ou de la  pierre de rosette (cf. p. 73-74). Le lecteur "surprend  quelqu’un au milieu de ses pensées", "entre la tête la première dans la vie qui bruisse" (76). À lui de déchiffrer "l’histoire du monde en collages et en coulures"…

Texte-mémoire, Un mage en été est une "bibliothèque de souvenirs" (78), mais antiproustienne : la cathédrale littéraire a pour siège la poubelle du quotidien… (cf. p. 79). Texte-grimoire, il entremêle truismes et références savantes (Stendhal, Vigny, Balzac, Hugo, Nietsche, Rimbaud, Apollinaire, Breton, Tardieu, Perec…).

Reste un demi-problème : cette dernière robinsonnade offre moins de densité que la précédente… fin de veine ?

© Photos de Nan Goldin (Sharon in the river) et de Christophe Raynaud de Lage (spectacle d’Avignon) ; bandeau d’après une création originale de Philippe Boisnard.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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