[Dossier] Annie Ernaux : une oeuvre de l'entre-deux (3)

[Dossier] Annie Ernaux : une oeuvre de l’entre-deux (3)

novembre 23, 2007
in Category: manières de critiquer, recherches, UNE
2 6011 19


Voici le troisième volet du Dossier faisant suite à la réédition du volume Annie Ernaux : une oeuvre de l’entre-deux (cf. 05 et 06/09). [bon de commande] ☛ Isabelle ROUSSEL-GILLET, L’Usage de la photo , de Annie Ernaux et Marc Marie. Échos et écarts avec Sophie Calle : quand il n’y a pas photo… au montage.

En mars 2005, Elle présente L’Usage de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie par un rapprochement avec Sophie Calle (L’Hôtel, ou le journal amoureux à quatre mains du film "No sex last night"). Sophie Calle fonctionne avec une règle liminaire à suivre, comme ce qui s’est joué ici avec une écriture sous contrainte formelle (faible et autre que celle de Perec, qu’admirent Annie Ernaux et Sophie Calle) et avec un dispositif clair : qu’à partir de photos choisies ensemble, les amants écrivent des textes. Deux règles sont ici essentielles : l’une qui poursuit le jeu des amants (ne pas se montrer les textes, ni en parler avant la fin de l’écriture) et l’autre qui ne pose pas de limites à la parole sur le corps de l’autre (ne pas éluder le cancer du sein d’Annie Ernaux). Au creux de ce jeu, les auteurs se frottent à la réalité de l’écriture qui cherche à fixer des images, à les développer.

L’article de Elle conclut sur une proposition radicale : "On aurait pu se passer de reproduire les fameuses photographies sans que le livre en souffre aucunement". Ce qui reviendrait à oblitérer le corps caché, la monstration de l’absence, du manque ou de la perte, et donc la portée du geste. L’absence qui est précisément au coeur du travail de Sophie Calle [1]Demander à des aveugles de définir la beauté, à des gardiens de musée de décrire des tableaux absents, filmer la mort de sa mère (Prenez soin de vous, Actes Sud, 2007 ; Sophie Calle à la biennale de Venise, 2007). et de celui que nous présentons d’Annie Ernaux. Car sur les photographies de L’Usage de la photo, figurent essentiellement des vêtements dispersés lors des préliminaires ou ébats sexuels du couple co-auteur. Le vêtement désigne ici la disparition du corps, il nous dit quelque chose de l’absence, de la trace (Derrida). Mais par le travail d’écriture, les auteurs ne font pas que garder des preuves, des traces matérielles, ils constituent et maîtrisent un sens. Ce faisant, sans leurre : Annie Ernaux sait qu’un travail s’opère, qu’une certaine distance est nécessaire pour savoir ce qu’est ce livre, pour savoir ce que sa relation avec cet homme-là lui révèle. Une des forces de son écriture est de se tenir entre l’entrée dans le désirable, son débord (le texte dansant des manuscrits) et la saisie de l’interprétation, son devenir-pierre (le texte fixé, publiable). L’écriture se situe entre le désordre du désir, celui des vêtements, et l’ordre de l’écriture, des dites "compositions". L’isotopie de l’ordre se propage ainsi dès l’ouverture qui explique le dispositif d’écriture via le registre pictural : "composition", "tableau"… mais ce dont il est question est l’écriture d’un livre qui ne s’est montré que progressivement : les intertitres ne furent ajoutés qu’à la fin pour distinguer les deux voix et piquer la curiosité, le geste de photographier systématisé avant et sans l’écriture, le texte final évoquant la naissance fut écrit au début et l’exergue de Bataille choisi à la fin, contrairement à ses précédents écrits [2] Mes remerciements vont à Annie Ernaux, qui a répondu à mes questions avec tant de précision, d’authenticité et de générosité.… La curiosité de l’exégète n’est pas ce qui justifie ces détailssur la genèse du livre, c’est davantage le souci de prouver l’authenticité d’un "work in progress" [3]Comme elle le dit à Frédéric-Yves Jeannet dans L’Écriture comme un couteau : "je ne peux pas dire les choses sans raconter par quel processus elles sont arrivées" (Stock, 2003). Ce qui rejoint la démarche de Sophie Calle, qui creuse, cherche, et dont le geste prend sens se faisant, dans sa dynamique propre (comme l’échec du projet unfinished, qui bute sur la volonté d’un retour sur investissement propre à la banque qu’elle explore dans ce travail)., de sa part de désordre liminaire dans l’acte de travailler l’écriture.

Supprimer les photographies, comme le critique le propose, serait effacer un peu de ce désordre et le mettre au placard. Plus encore il s’agirait de gommer le lien entre le dispositif d’écriture et la recherche de vérité. La démarche fait le livre, c’est ce que nous dit Annie Ernaux, après avoir évoqué Bourdieu, en proposant de "réfléchir sur les moyens, sinon on reste dans les formes dominantes" (Les Inrockuptibles, mercredi 9 février 2005). En outre, s’il n’y avait pas photo, il manquerait cet indice d’un "faire ce qui ne se fait pas", un des points communs entre Sophie Calle et Annie Ernaux.

Subversif ?

Qu’Annie Ernaux ait vu l’exposition Sophie Calle à Paris (Sophie Calle, M’as-tu vue ?, Centre Pompidou, 2004), que des articles les associent, nous engage à creuser non moins les similitudes du photographié (vêtement, lit, appartement) que la démarche, "subversive" dit-on pour Calle, "risquée" pour Ernaux. La subversion réside-t-elle dans l’enregistrement d’une action quotidienne banale sans la dimension de performance que l’on trouve chez Sophie Calle ? C’est plutôt la mise en récit de la banalité qu’elle nous invite à voir, et non la banalité en elle-même. Qu’importe la "fadeur" des photos, elle ne justifie pas qu’on s’en passe.

La banalité des clichés participe de l’écart avec l’érotisation classique des vêtements selon les codes médiatiques triomphants et témoigne de la proximité avec des plans cinématographiques (je pense à Bunuel, aux vêtements au sol). Annie Ernaux n’est pas la première à photographier des vêtements désertés de corps. Citons les vêtements en boule sur l’oreiller dans la série des Dormeurs, la robe de mariée de Sophie Calle, et à la verticale les vêtements suspendus ou la mise en sculpture de vêtements comme des mues par Wolfgang Tillmans (Suit, 1997), des vêtements comme nature morte de Roe Etheridge. Mais elle inaugure un dispositif d’écriture autobiographique autour de ces photos. De l’usage privé aux usages publics des photographies.

Pour l’auteur, la conscience de faire ce qui ne se fait pas se joue à trois niveaux, par rapport à la règle d’un milieu (ne pas faire son lit, p. 131), au social (publier des photographies de cet ordre) et aux visions dominantes du monde (d’où l’incipit sur le pendant masculin qu’elle offre à L’Origine du monde, par exemple).

Audacieux est aussi ce désir d’extimiser les lieux intimes, rendre public un lieu privé (la maison de l’auteure), tandis que Calle fait aussi l’inverse en rendant privé le lieu public de la cabine téléphonique. Le lieu de prédilection semble ici commun : la chambre d’hôtel à l’entre-deux du public et du privé. Lieu privé quand l’hôtelier fait visiter une de ses chambres comme étant "la chambre de Van Gogh" ou lorsque Ernaux précise que Pantani s’est suicidé dans une chambre d’hôtel. Lieu public, lieu de passage en somme, hôtel de passe par définition, où l’acte tire moins à conséquence.

Nous pourrions lister les points de rencontre entre Annie Ernaux et Sophie Calle : l’importance de Venise, le thème de la perte, le dialogue avec la critique, universitaire (quand elle est présente à un colloque sur son oeuvre, Annie Ernaux participe pleinement et s’engage dans les échanges, qui la nourrissent aussi ; pour ce qui est de Sophie Calle, elle n’hésite pas à relever les erreurs écrites par la critique afin "de les réaliser artistiquement" [4]Entretien avec Sophie Calle dans Télérama, n° 2994, 2007, pp. 20-24. Il n’est pas anodin de lire que la reprise d’une erreur, du "il est permis" en "je me permis", soit pour Robert Storr la manière de faire retour sur un de ses précédents textes, pour précisément faire quelque chose de l’erreur (Art press, p. 4). ). Nous pourrions énoncer des écarts, comme le choix du passé simple pour Sophie Calle et l’aversion à son encontre que manifeste Annie Ernaux [5]Pour Calle, lire Maïté Snauwaert, "À l’image de l’histoire : formalisation, cristallisation, circulation", dans Filer (Sophie Calle), Intermédialités, 2006, p. 38 ; pour Ernaux, cf. l’entretein avec Jeannet, p. 129.. La plus grande distance à nos yeux concerne la fictionnalité chez Calle et sa rareté [6]Dans "Les Images fantômes du texte", Agnès Fayet relève "quelques dérives imaginaires" dans L’Usage de la photo : "on dirait un buste en décolleté, amputé de ses bras", "la flaque sombre des vêtements", "jean assis sur le parquet" (Études romanesques, n° 10 : "Photographie et romanesque", 2006, p. 305). Le terme "dérive", ici dans la comparaison ou la métaphore, alimente notre propos. dans le récit auto-socio-biographique d’Annie Ernaux. En dépit de ce qui est donné comme pour satisfaire l’air du temps autofictionnel, la fictionnalité est constitutive de la démarche de Calle qui invente un personnage Calle, joue des masques dans une galerie d’autoportaraits ou de rôles et est, selon l’expression de Guibert, "une faiseuse d’histoires" [7]Voir le catalogue de l’exposition Sophie Calle, à suivre, Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 1991., tandis que l’exigence ernausienne de se fixer au réel constitue un pacte de vérité. Plutôt que de prolonger cette liste, nous proposons de ne suivre que les déplacements à l’oeuvre.

Déplacé ?

Le déplacement est d’abord celui, à l’origine, dont nous avons déjà parlé qui est à l’oeuvre dans le montage du texte. Ce qu’Annie Ernaux nous explique : "le dernier fragment a été écrit très tôt mais sans savoir où le mettre. Sa place a changé. Le titre "Naissance" a été écrit dans mon journal intime (en février) avant même qu’on ait pris des photos". La posture de l’homme, du couple, embrayeuse de l’écriture, prend ainsi un tout autre sens à la fin du récit ; rémission du cancer, livre prêt de naître, et Marc Marie devenant un auteur publié. Le déplacement inhérent au montage du texte ne fait pas loi. Tous les livres ne s’écrivent pas ainsi : sans plan, à la manière d’un montage, au sens cinématographique, à partir du patchwork. Que l’on pense aux manuscrits écrits "d’un trait" de Louis-Combet ou de Le Clézio. Annie Ernaux a le soin de nous fournir "toutes les pièces" [8]Entretien avec Jeannet, p. 39. du chantier de son texte, très raturé, très travaillé.

La question du déplacement renvoie bien sûr chez elle à la thématique de la place (au sein de sa famille comme enfant de substitution, au sein de la société comme transfuge de classe et comme femme). De façon plus précise dans le cas de ce livre, il s’agit aussi de la place donnée au cancer, conjurée sur la scène érotique, mais aussi de la place de l’auteur : qu’est-ce qu’écrire à deux ? Au moment d’ouvrir son espace d’écriture : "quelle stratégie pour ne pas lui faire de place ?", écrit-elle. À entendre "dans mon écriture, pour que le livre puisse être le mien d’abord". Cette question-là au sein de la littérature n’est pas si souvent posée (sinon signer un texte à la place de l’autre, au lieu de l’autre dans un rapport de substitution) lorsqu’elle est littéralement mise en jeu dans l’art plastique contemporain. En dépit d’un critique qui annule la distinction des deux voix [9]L’étrange est que ces textes sont malaisément attribuables à l’un ou l’autre des commentateurs, comme si l’osmose amoureuse avait eu pour effet d’unifier un style et une pensée" (Art press, 2005, p. 70)., comme s’il n’y avait pas plus d’indistinction entre les deux auteurs qu’entre les deux femmes, il me semble qu’au contraire ils ont des écritures et des univers bien distincts. L’attribution des textes par le sous-titre, la précision de l’identité auctoriale de celui qui a pris les photos, ou encore les désignations "A" et "M" ne sont que des indicateurs supplémentaires. Le lecteur est bien devant un déplacement de point de vue, selon une alternance systématique : le texte d’Annie Ernaux d’abord, celui de Marc Marie ensuite. Lorsque Sophie Calle déplace, interroge les espaces d’exposition, c’est ainsi qu’elle montre ce qu’elle fait, par le déplacement précisément. Annie Ernaux interroge aussi l’espace du livre. Je ne parle pas ici des blancs de respiration, de la mise en page, mais de la mise en jeu de sa propre place d’écrivain, de la place de l’écriture dans sa vie (ainsi nommée justement pour éviter le mot littérature, qui renvoie à de l’institutionnel, du catégoriel…), ou plutôt de la place de l’autre dans son écriture. Quel auteur reconnu aujourd’hui se risque à partager son espace d’écriture avec "celui qui n’a jamais publié", l’anonyme ? Marc Marie, que l’on prend pour un photographe, pour justifier un partage de territoire plus habituel. Plutôt que le partage des territoires, l’insolence face au système des places "gagnées".

C’est cette participation, le partage de son espace, qui peut aussi faire penser à Sophie Calle, qui intègre dans son projet les tiers, l’amant, le passant, l’anonyme. Mais une différence est de taille. Lisons Christine Mancel, commissaire de l’exposition de 2004 à Paris, qui définit ainsi le travail de Sophie Calle : "l’association d’une image et d’une narration, autour d’un jeu ou d’un rituel autobiographique, qui tente de conjurer l’angoisse de l’absence, tout en créant une relation à l’autre contrôlée par l’artiste". La relation à l’autre, en l’occurrence Marc Marie, n’est pas de prime abord entièrement sous contrôle ; d’où l’interrogation d’Annie Ernaux : "quelle stratégie pour ne pas faire de place ?"

Enfin, le déplacement est également géographique : la série des Dormeurs (Calle, comme Sleep de Warhol, 1963) suit la règle d’un seul lieu, d’un seul lit, tandis que dans L’Usage de la photo, les photographies offrent une visite tronquée, au ras du sol ou du mur, des pièces de l’appartement. La chambre en devient d’autres (celle de Bruxelles, puis celle de Venise), le lit n’est jamais cadré dans son intégralité mais par morceaux, comme le texte se monte par bribes. La plissure du drap chez Calle est déplacée dans la froissure du vêtement chez Ernaux. La place accordée au hasard chez Ernaux est plus infime : elle concerne les vêtements, et en même temps tout aussi risquée en co-écrivant avec un auteur non reconnu, mais choisi. Chez Calle, le hasard est inhérent, premier : elle photographie des inconnus dans son lit, s’en remet aux petites annonces et écoute des visiteurs auprès de son lit, déplacé au sommet de la Tour Eiffel.

Il me semble que les deux artistes se rejoignent dans la nécessité du déplacement pour conjurer la mort : parler de l’acte sexuel plutôt que du cancer et filmer la mère mourant pour la rendre présente à la biennale de Venise. C’est exactement l’indication que nous donnait Robert Storr quant à l’identité de Calle, qui "consiste en de continuels déplacements d’ordre psychologique plutôt que physique" [10]Supplément au n° 335 d’Art press, juin 2007, p. 14.. Le déplacement géographique ne fait que masquer la dynamique souterraine.

Le déplacement est à l’oeuvre chez Annie Ernaux : même si la coprésence des légendes et des photos, légendes redoublées en somme ici, supposerait la volonté d’homogénéiser, d’éviter la délinéarisation et les effets de rupture. À l’inverse d’une supposée homogénéisation des voix narratives entre Marie et Ernaux, l’écriture met en évidence le contraste de deux styles, le jeu entre les redites et les croisements entre les deux auteurs, et au sein même du texte d’Annie Ernaux tout ce que son écriture travaille du déplacement , dans la chaîne associative (voire digressive) comme dans l’agencement des paragraphes ou unités syntaxiques.

Reprenons l’incipit d’Annie Ernaux : le processus est d’emblée évoqué comme un déplacement de l’acte amoureux par l’impression qu’il "existait ailleurs maintenant, dans un espace mystérieux" (p. 11). À la page suivante, le mot "composition" au sens de l’ordonnancement passe dans le champ de l’écriture avec celui de "rédaction". Du voir à l’écrire, puis au lire, puisque la dernière adresse de l’incipit est pour "la mémoire et l’imagination des lecteurs", ce qui est une invitation pour que l’ekphrasis se change en d’autres scènes. C’est cet emboîtement d’autres scènes que nous avons ailleurs commencé à découvrir : la scène de la naissance de l’amant et des vêtements dans le souvenir de ceux des mères [11]Cf. Isabelle Roussel-Gillet, "Les Photographies dans la liaison au défunt chez Annie Ernaux et Jean-Marie Gustave Le Clézio", colloque Relations familiales, Amsterdam, 2006, à paraître.. Déplacement à l’incipit : même le sexe masculin est projeté en son ombre sur des tranches de livres.

La démarche est aussi construite autour d’un principe de substitution : la photographie est le substitut de l’acte sexuel ("quelque chose à la place", p. 15) ; la photographie du tableau L’Origine du monde au lieu de l’original, le sexe d’un homme, en rappelle un autre (par le souvenir de la scène du train), et ainsi de suite jusqu’à introduire le substitut qui devient le faux : le postiche en lieu et place de la chevelure. Les substitutions cumulatives s’opèrent tant sur le plan spatial, comme nous l’avons vu, que narratif (les actes : il l’invite et, à la place, elle l’invite), dramatique (il prend le plus beau sein comme celui qui ne peut être malade), temporel (par glissement de la réalité à l’imaginaire, au souvenir), stylistique (par la comparaison : j’ai chimio demain comme on dit j’ai coiffeur), imaginaire (association du crâne chauve avec les femmes tondues en 44, ou, de façon plus inattendue, de la perruque au foulard islamique). Le principe de transposition d’une scène à l’autre agit ainsi à de multiples niveaux d’écriture (les chansons ont le même pouvoir de transporter dans un autre temps). La substitution erronée concerne le hors texte : prendre Annie Ernaux pour Sophie Calle, mais en somme est cohérente avec le principe interne à ce livre.

Sur le plan lexical, le déplacement des termes photographiques dans l’univers du livre est récurrent, comme celui de la trace (et ce désir d’inscription) : analogie entre la photographie, le vêtement et l’écriture énoncée à l’incipit. Ou encore l’écriture sur le détail, cet objet partiel. Annie Ernaux se saisit d’un morceau choisi pour écrire en toute conscience dans la suite de ce que Barthes dit du punctum. Voilà un des autres déplacements que je veux voir, pas seulement celui global de la scène du cancer déplacée sur celle de l’érotisme, celui occulté de l’objet partiel du sein sur lequel l’auteur écrit si peu. On ne voit que des morceaux de vêtement, non la tenue entière. En matière de pulsion scopique, le choix d’une photographie en couverture de l’édition roumaine [12]Paradoxul fotografiei, traduit par M.-J. Vasiloiu, Pandora M, 2006. Ce titre est l’un des titres d’Ernaux écrit sur une photo, passé ainsi de l’intérieur vers l’extérieur, au lieu de L’Usage de la photo. nie la carence du corps et entretient un fétichisme du pied féminin, un peu décalé, tout en répondant bien à l’impossible saisie d’un corps, réduit qu’il est à un morceau et à la fascination du téléobjectif qui vient, à l’avant plan, écraser et couper la photographie.

L’écriture dans ses effets de cadrage (seuil, fenêtres, portes ouvertes) et de montage (associations, agencement par images-souvenirs) n’est que plus dense et si agile. Annie Ernaux joue sur les mots, ce que nous avons saisi au passage : "il n’y a pas photo" (p. 109), disons-nous entre Calle et Ernaux, ce qui veut dire, pour pasticher Ernaux, que chacune est unique.

Incomparable ?

Beaucoup les éloigne : Sophie Calle fait matière à fiction, provoque la photographie, quand Annie Ernaux maximise l’objectivation, le réel. L’écriture précède la photographie chez Calle, quand la photographie est embrayeuse du projet pour Annie Ernaux et Marc Marie. Annie Ernaux se met dans la posture d’expliquer qu’il n’y a pas mise en scène des vêtements, pas simulacre, ce qui n’empêche pas la critique de se mettre en quête d’indices de fictionnalité, ce que, d’une certaine manière, a anticipé Marc Marie qui se réfère aux indices, au genre policier, en écho à l’allusion au jeu du Cluedo sous la plume d’Annie Ernaux, le Cluedo réunissant les dimensions d’investigation, de règle et de jeu.

Du jeu aux règles imposées, on passe au playing au sein même du texte lorsque l’auteur fait s’envoler son soutien-gorge en visant la cour des moines vénitiens. Les dimensins ludique et érotique rient à la mort. Au fil des pages, l’érosion du désir de photographier fait des vêtements un théâtre érotique artificiel ; les vêtements ne sont plus dès lors que des "fringues", objets codés, passant d’ornements sacrés à objets de consommation.

Voici comment Calle et Ernaux se rejoignent : la photographie, indique Rosalind Krauss, nous invite à déconstruire dans des univers de discours qui ne sont pas siens. La construction et la déconstruction sont déjà là données d’avance. Construction par le sens donné, par la légende des photos, et déconstruction des rapports de ce qu’on attend d’une image photographique et des espaces de lecture ou d’exposition. Ce que démontre l’exposition Sophie Calle, à suivre (Musée d’Art moderne de la ville de Paris, 1991) ; je cite Yves-Alain Bois : "Sophie Calle inverse la polarité apparente (de l’image au langage) révélant du même coup ce qui en l’image demeure toujours prisonnier du langage. Elle part de la légende : Les Dormeurs […] aucune de ces séries n’a de sens sans le texte qui l’accompagne, aucune n’existerait sans ce texte comme contexte" [13]Préface au catalogue déjà mentionné, "Contre l’image".. Et d’ajouter : "La seule série venue du silence est Les Tombes", la toute première photographie prise d’un cimetière. Du contexte au prétexte : Annie Ernaux, quant à elle, ne cesse de pointer l’écart entre l’écriture et la photographie, et en fin de compte l’insuffisance de cette dernière. Pour elle, la photographie ici porte tous les signes de la retombée, appauvrie de la réalité, de l’expérience (jouissance sexuelle), pour l’autre elle est l’indice de la puissance de l’imagination qui la dépasse, la justifie mais l’excède.

Loin du simulacre, un réseau de sens

C’est sans doute l’alliance de la narration et de la photographie qui réunit Sophie Calle et Annie Ernaux dans notre imaginaire, mais sachant que le texte tisse les sens. En effet, selon Jean-Claude Lemagny, "une photographie n’apporte aucun sens avec elle. Elle ne fait que véhiculer l’ambiguïté absolue de toute réalité. Dans sa solitude, chaque photo, déconnectée du réseau des relations par lequel nous donnons sens aux choses, ne veut jamais rien dire" [14]Jean-Claude Lemagny, L’Ombre et le Temps. Essais sur la photographie comme art, Nathan, 1992.. Annie Ernaux indique même le sens en décodant chaque photo selon un exercice de style qui épuise les possibilités de faire parler une image. C’est l’auteur qui porte le sens , avec audace et retenue. À cet égard, quand Marc Marie écrit : "tu n’as eu un cancer que pour l’écrire" (p. 56), il faut comprendre que l’écriture fait corps avec l’auteur, est expérientielle, et qu’elle naît d’un pré-texte, d’une photoggraphie embrayeuse, mais surtout d’un corps à l’épreuve. Si Annie Ernaux dit : "je n’aurai jamais pu parler du cancer tout seul", je pense que, même dans d’autres textes, elle ne parle jamais d’un seul sujet, mais qu’elle croise les dimensions, déplace, "tourne autour", puis retourne la situation. À mon sens, ce livre-là démultiplie des stratégies mêlées de déplacement.

, , , , , , ,
rédaction

View my other posts

2 comments

  1. Pingback: Libr-critique » [Dossier] Annie Ernaux : une oeuvre de l’entre-deux (5), par Elise Hugueny

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *