[Entretien] L'espace motléculaire, entretien de Jacques Sivan avec Emmanuèle Jawad

[Entretien] L’espace motléculaire, entretien de Jacques Sivan avec Emmanuèle Jawad

janvier 2, 2016
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[Entretien] L’espace motléculaire, entretien de Jacques Sivan avec Emmanuèle Jawad

A l’occasion de la publication de Pendant Smara suivi de Pissaro & co (éditions Al Dante), voici l’entretien dense qu’a mené Emmanuèle Jawad avec Jacques Sivan en novembre 2015 par échanges de mails.

 

 

Emmanuèle Jawad. Pendant Smara paraît dans une nouvelle version suivi de Pissaro & co après Alias Jacques Bonhomme en collaboration avec Charles Pennequin (Al Dante, 2014), Des vies sur deuil polaire (Al Dante, 2012) et Galaxie Pandora (Dernier Télégramme, 2010) avec des dessins de Cédric Pigot. Comment s’insère cette nouvelle parution dans l’ensemble de votre travail, en particulier au regard d’une première version (éditions Voix, 2002) ? Quelles sont les formes d’actualisation de ce texte ?

 

Jacques Sivan. Pendant Smara était au départ un hommage rendu à Michel Vieuchange qui avait écrit Smara – le journal d’une aventure qui lui a été fatale. Ce journal était pour lui un matériau à partir duquel il voulait créer une œuvre poétique. N’ayant pu le faire à cause de sa fin tragique j’ai voulu prolonger son geste en réutilisant son journal.

A l’époque de la première version de Pendant Smara, je me posais des questions sur mon écriture mais aussi sur la littérature en général, et particulièrement sur la question du sujet. C’est la raison pour laquelle j’avais inséré par exemple des notes critiques ou des phrases tirées de La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Cela fonctionnait bien au niveau du dispositif, mais en performance les relents romantiques me gênaient. Les titres de mes derniers ouvrages que vous citez font état de préoccupations socio-politiques. C’est donc tout naturellement que lors de ma décision de reprendre Pendant Smara c’est dans ce sens que je me suis aventuré, de telle sorte que la question du sujet prenne une tout autre dimension.

 

EJ. Le texte incorpore différentes formes d’écriture : l’invention d’une langue qui se rapprocherait d’une écriture phonétique, une autre normative cette fois – avec des bribes narratives -, des éléments issus de slogans publicitaires sous formes de vignettes colorées comportant certaines données de sociologie urbaine, techniques, etc. D’où proviennent ces différents éléments ainsi agencés et quels procédés de composition privilégiez-vous ? Comment opérez-vous dans ce travail de montage ?

 

JS. La première étape est la création de ce que j’appelle une écriture motléculaire et que vous désignez par « écriture phonétique ». Ce sont des mots écrits comme je les prononce, mais qui ne sont pas reliés par des verbes conjugués et qui ne s’accordent pas forcément entre eux. Ces mots sont issus de toutes sortes de documents. Ce n’est pas moi qui les choisis mais ce sont eux qui s’imposent à moi (influence de l’objeu pongien). Puis vient le moment d’agencer ces mots. Là encore, c’est moi qui suis à leur écoute, ce qui demande un gros travail de concentration. Au final, il en reste toujours qui ne parviennent pas à s’insérer. Je les laisse vivre leur propre vie.

Ces mots ne dépendant pas d’un verbe, la langue se trouve de la sorte a-centrée, déhiérarchisée, ce qui pour moi équivaut à une forme d’économie politique du texte. Ils interagissent comme les grains de sable du désert ou comme les petites touches des peintures de Camille Pissarro (je pense notamment à sa période pointilliste).

Cette partie étant achevée, j’insère des bribes de phrases qui proviennent de la presse, de documentaires, d’ouvrages littéraires, etc. Cette sélection se fait en fonction de l’orientation que je crois être la plus pertinente pour le dispositif général.  Par exemple, pour Pendant Smara il m’a semblé dans un premier temps qu’une réflexion sur l’écriture s’imposait puisque le journal était le matériau à partir duquel devait s’élaborer une œuvre. Puis, pour la raison que j’ai déjà évoquée, et parce ce journal faisait état de la traversée d’un désert, il m’a semblé qu’une réflexion sur la notion d’espace était très adéquate. J’ai gardé de la première version les encarts publicitaires promouvant des vacances qui se veulent idylliques. D’où il ressort, en considérant l’ensemble du dispositif, cette dominante : comment un espace éloigné peut être rêvé, fantasmé selon des codes pré-programmés, convenus, et par là-même qui favorisent toute une industrie touristique rendant exploitable et rentable un espace donné.

Aux antipodes des inserts publicitaires, on trouve les inserts sous forme de journal.

Ils permettent d’appréhender la traversée de l’espace sur un mode subjectif, concret, riche d’observations, mais cependant basique puisqu’il s’agit simplement de traverser un désert à pied. Ce journal est un témoignage, un document qui se veut utile, informatif, d’où la présence de notes critiques qui font état de différentes indications concernant ce journal, mais pas seulement. Ces notes peuvent tout aussi bien nous éclairer sur des fragments d’études concernant les inserts relatifs à l’aménagement du territoire, aux préoccupations socio-économiques ou écologiques, etc. Mais aussi, ces notes peuvent ne renvoyer à rien, comme  si  le dispositif référait à une extériorité. On s’aperçoit, malgré tout, que ces inserts (que je n’ai pas tous cités) forment une sorte de réseau, sorte de points lumineux, qui rythment l’espace motléculaire, lui donne du relief.



EJ. Dans une confrontation des formes d’écriture, comment situez-vous cette langue inventée, proche d’une écriture phonétique, quels rapports à l’oralité et à la question de l’illisibilité ?

 

JS. En général les écritures phonétiques revendiquent le droit à écrire en « mauvais français » ou en « français populaire ». Je me situe dans un courant post-mallarméen et futuriste où les mots sont les plus libres possibles. Si je les écris tels que je les prononce c’est pour les désaffubler de tout le fatras étymologique. C’est un peu comme un archéologue qui retire de sa gangue une bague. A la différence près que je ne recherche pas le mot originaire, qui bien sûr n’existe pas.

L’illisibilité provient du fait que j’écris comme je dis mais aussi parce qu’il n’y a pas de verbe conjugué. Le sens est aléatoire, en suspens, fragmenté ; ce qui crée un choc avec les inserts qui sont écrits selon la norme, lesquels prennent ainsi un relief particulier.

 

EJ : L’espace dans une dimension géographique (à caractère urbain, mais aussi en tant que paysages et lieux désertiques, ou encore lieu imaginaire avec éléments pouvant relever d’une science-fiction) semble prégnant dans Pendant Smara. Le titre même porte le nom d’une ville. L’espace également dans un registre textuel, dans ses recherches visuelles, de composition et typographiques. L’espace n’est-il pas un axe central de recherche dans votre livre ?

 

JS. En effet, l’espace est l’axe central de ce texte.  D’où l’importance dans le titre de la préposition « pendant », qui désigne la fabrication continue d’un espace pluriel envisagé sous l’angle de temporalités souvent contradictoires. L’ensemble est celui animé par le temps du marcheur et celui du lecteur qui fabriquent Smara au fur et à mesure de leur évolution. Evolution chaotique car crevassée par des interjections, des flashes publicitaires, des notes critiques, des observations purement objectives, des réflexions du narrateur-marcheur, des fragments d’études urbanistiques, socio-politiques, socio-économiques, etc.

Comme vous avez pu le constater chaque catégorie d’insert possède sa couleur ou sa typographie. Cela bien sûr pour servir de repère, mais aussi pour indiquer le type d’univers qui se dégage de chacune de ces catégories. De la même façon qu’un astrophysicien déterminera la composition chimique d’une planète en fonction de ses couleurs.

Enfin ces couleurs et ces jeux typographiques rythment visuellement le texte et donne à l’ensemble du dispositif une apparence singulière.

 

EJ. Pissaro & co qui suit Pendant Smara  semble se construire  selon des modalités formelles très proches : agencement d’une langue inventée et d’une langue normative, important travail de montage, encadrés à caractère informatif et publicitaire etc.

Quel a été le contexte d’écriture de ce texte qui clôture votre livre ? Quels liens et quelles distinctions à établir précisément entre ces textes ?

 

JS. Ce dispositif est une commande du premier festival "Normandie impressionniste" en 2009.

Vous avez fort bien résumé ce qui rapproche ces textes. Dans les deux cas, il y a aussi la voix d’un narrateur. Sauf que dans Pendant Smara on n’est pas censé savoir qui parle alors que dans Pissarro&Co on sait que c’est Pissarro. Il y a donc dans ce dispositif un resserrement de la focale. J’ai voulu montrer dans ce dernier travail les différents enjeux qui constituent la vie d’un peintre : ses joies, ses déceptions, ses espoirs, le jeu des rivalités, les ragots, les entraides, les observations amères, les doutes, le besoin d’argent et de reconnaissance, la position face aux confrères, les contrats à honorer, la mythologie autour de l’artiste qui permet aux collectionneurs, aux institutions publiques ou privées de rentabiliser l’œuvre bien au delà de la vie de son auteur. De cette façon on ne peut que constater que ce que l’on croit être un sujet unifié n’est que la construction de ce que ce sujet pense être, alors qu’il n’est constitué en réalité que de ramifications événementielles hétérogènes, parfois contradictoires qui le rendent informe, sans limite – toujours entre figuration et défiguration.

Enfin, autre différence avec Pendant Smara, les mots qui m’ont permis de mettre au point l’écriture vocale proviennent uniquement d’études consacrées à Pissarro.

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rédaction

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1 comment

  1. favretto

    Le pointillisme convient bien à la poésie de Jacques Sivan.
    Son livre ALBUM PHOTOS le premier publié, je l’avais déjà comparé à
    une série de tableaux impressionnistes dans cette sorte de transmédiation
    peinture-photo-texte.
    Le clignotement de son écriture donne au lecteur le moyen d’y trouver sa part de
    création car il a loisir de remplir les espaces comme il le sent.
    D’où la grande souplesse de sa poésie, qui ne referme pas le texte sur lui-même et n’enferme
    pas le poète dans un discours « incompréhensible » bien au contraire. Le lecteur hasardeux qui ne connaîtrait pas le travail de Jacques Sivan peut se tromper sur son intention. La clef reste dans l’ouverture…

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