[Libr-poésie] Sylvie Fabre G., Corps subtil, par J.-N. Clamanges

[Libr-poésie] Sylvie Fabre G., Corps subtil, par J.-N. Clamanges

février 9, 2010
in Category: chroniques, UNE
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Sylvie Fabre G., Corps subtil, L’Escampette éditions, 2009, 68 pages, 12 €, ISBN : 978-2-356-08007-3.

Jean-Nicolas CLAMANGES a souhaité revenir libr-critiquement sur ce livre paru il y a un an.

Depuis son premier livre, L’Autre lumière, publié en 1995 aux (regrettées) éditions Unes, Sylvie Fabre G. a développé une œuvre poétique qui compte aujourd’hui une quinzaine de recueils, parmi lesquels de très belles réussites comme La Vie secrète (Unes), Le Livre du visage (Voix d’encre), L’Approche infinie (Le Dé bleu), Quelque chose quelqu’un (L’Amourier). Elle a aussi produit quelques livres d’artiste avec Marc Pessin, Colette Deblé, Frédéric Benrath. Son dernier livre, Corps subtil, présente une cinquantaine de poèmes en prose organisés en trois vagues dans une sorte de suite lyrique d’une limpidité d’allure éblouissante. « Le lecteur, écrit Claude Louis-Combet dans la préface dense qu’il donne à ce livre, comprend comme devant toute grande œuvre d’écriture, que les poèmes tissés en substance de Corps subtil ne sont ni un jeu d’esprit ni un miroitement de complaisance narcissique. Ils tirent leur vérité d’une expérience radicale, très proche de la destruction. »

« Réfugiée (…) à l’envers de la marche, tu n’as fait que chercher la place, l’endroit où écrire seulement ramène le tout dans la langue, l’intensifie jusqu’au renversement ». Il faut lire Sylvie Fabre G. à l’envers de ce qu’elle écrit. Ce qu’elle dit c’est la brûlure de la mort à l’œuvre. Son vide. Proche. Elle se sait blessée d’avant l’origine. Elle guette la sécheresse de la peau, les plis brûlés par le temps, la défaillance dans la souffrance d’osciller entre extase et perte.

Ce qui nous mène est perdu (Joë Bousquet) : elle le sait, elle s’en tient là. Elle feule « comme bête encagée » dans la cave de sa propre perte. Elle travaille dans la langue des sacrifiées de la honte mystique. Elle en retourne les énoncés, elle court « à l’obscur par l’aveugle » et le silence la garde. Elle le répète : il n’y a rien. Rien au-delà, sinon que l’âme s’y « enferre » quand elle s’avise d’y croire plus d’un instant. Comment perdre : c’est sa question. Elle monte au ciel de sa mort, elle entre dans « ce qui ne peut pas exister », le corps en lambeaux, la chair en peine, les mots sans pulpe, lèvres pincées, frémissant de n’être plus ; elle se le murmure : « ton corps se délite à grande vitesse ».

Elle a beau écrire : « dans le poème, tu ne sais pas », elle veut que son ignorance soit sa force : subtile ignorance de son art, souvent au revers des formules ordinaires de la langue qu’on parle, comme un contrepoint où il suffit d’un mot, d’une syllabe autrement placés pour que tout bascule à l’inouï, comme quand « tombe le mot, neige la mort », ou que « ton corps derrière toi tu franchis ». Elle a beau peindre par dessus avec du bleu et même de l’azur, tenter de relier les bords de la plaie en chantant l’amour de l’invisible dans le visible, elle a beau célébrer la beauté du jamais avec tout l’art possible et conjurer « ce dont on ne peut parler » en liant parole et silence, elle y revient partout et c’est sa litanie : « nous sommes soumis à la cendre » ; « ton corps t’avertit, le temps compté n’éclaire pas ».

On la dit excessivement lyrique pour notre temps dévasté ; on prétend que sa poésie se prend pour celle des anges : on se trompe, car lyrique elle l’est exactement à la mesure du pire ; car « il y a des bûchers intérieurs, des bouches séchées » – dehors, partout, et dans l’amour même : « La rupture est une arme de vie : l’amante se coupe la tête pour éviter la destruction. La pensée tranchée net, le corps, le cœur s’apaisent. » Elle ne répète qu’une chose : la séparation, sa nécessité, le régime de déchirement qui nous fonde en désêtre : « tu es née femme, blessée avant d’être née » ; avec l’irréductible inconnue de la disparition d’où l’amour procède et où il retourne. Tellement qu’un mot comme éternité, cette éternité qu’elle écrivit « première », jadis, la voici « plainte muette ». La langue qu’elle écrit ne joue l’élan lyrique que sur basse de violence assumée à la garde de l’angoisse.

« Les mots t’ont monté à la bouche. Tu voulais leur nudité. » Voici une poétique de la montée aux extrêmes où « l’échange des souffles » donne voie à la migration, où la « peine perdue » de la passion secoue un corps parti à la mort, où « la langue écrit des poèmes qui nous dépassent ». Et si les mots assonnent, c’est dans l’affût de leur latent discord où le délaissement est la route, où la tendresse tranche, où ce qui voue est le « muet des mots » – et l’hyperbate exporte la phrase au bord du vide : « l’âme devant le corps, abandonnée », là où s’embrume le lointain d’un amour d’autant plus célébré qu’il ne fut sans doute jamais puisque : « dans les espaces inexistants, les amants s’y trouvent plus sûrement que partout ailleurs ». Si jamais Sylvie Fabre G. les évoque ces espaces, comme ceux où règne l’Autre lumière, un recueil lui aussi perdu dans le désastre qui emporta son éditeur, il reste – précisément – que « le désespoir emprunte la même route que la lumière » et que nos corps sont « roses de tombes ».

« Elle ne cherche pas le salut mais s’assure de sa perte », écrit Claude Louis-Combet. Et certes, l’autorité de cette voix est celle d’une assomption de la destruction mais soutenue de ce que Pétrarque appelle « le chant qui se sent dans l’âme ». Écrire ici trouve le vide par la quête de plénitude, convoque l’illimité dans la chambre de prose et laisse monter la douleur dans une langue choisie – mais par involonté. « Nous sommes aimés mais de qui ? » Langue de rupture et de perte si l’on veut, mais coulée dans le courant comme notre proche et presque nôtre.

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rédaction

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