[Livre-chronique] Elisabeth Filhol, <strong><em>La Centrale</strong></em> : Enfer moderne...

[Livre-chronique] Elisabeth Filhol, La Centrale : Enfer moderne…

janvier 21, 2010
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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Elisabeth Filhol, La Centrale, POL, janvier 2010, 144 pages, 14,50 €, ISBN : 978-2-84682-342-5.

Quoiqu’il puisse laisser le lecteur sur sa faim, par manque de souffle et d’ambition, ce premier récit offre une vision juste de notre enfer moderne – un aperçu de ce que peut être aujourd’hui une puissance mollaire, une nouvelle forme d’anankè.

Présentation éditoriale

"Quelques missions ponctuelles pour des travaux routiniers d’entretien, mais surtout, une fois par an, à l’arrêt de tranche, les grandes manoeuvres, le raz-de-marée humain. De partout, de toutes les frontières de l’hexagone, et même des pays limitrophes, de Belgique, de Suisse ou d’Espagne, les ouvriers affluent. Comme à rebours de la propagation d’une onde, ils avancent. Par cercles concentriques de diamètre décroissant. Le premier cercle, le deuxième cercle… Le dernier cercle. Derrière les grilles et l’enceinte en béton du bâtiment réacteur, le point P à atteindre, rendu inaccessible pour des raisons de sécurité, dans la pratique un contrat de travail suffit. Ce contrat, Loïc l’a décroché par l’ANPE de Lorient, et je n’ai pas tardé à suivre."

Le nucléaire en France, ce sont 58 réacteurs répartis sur 19 centrales. Le secteur emploie 40 000 personnes. La moitié a le statut d’agent EDF, les autres sont salariés d’entreprises sous-traitantes. Ils vivent en caravane ou à l’hôtel, se déplacent d’un site à l’autre au gré des chantiers de maintenance, unis par des lien forts de solidarité, mais usés au fil des mois par la précarité et le stress au travail dans un environnement complexe où la menace est impalpable. L’un des enjeux de la fiction est de rendre perceptible, sensible cette menace. Pour saisir la fascination des hommes devant la centrale, et aussi leur angoisse, il faut entrer en zone contrôlée, franchir le sas du bâtiment réacteur, soulever le couvercle de la cuve et descendre au cœur des assemblages d’uranium, jusqu’aux lois intimes de la matière. Il faut suivre un personnage dont le destin va se nouer au cours d’une mission apparemment "comme les autres", aussi dangereuse que les autres, en fait, et qui va mal tourner.

La science et la technologie sont une source d’inspiration pour le roman quel que soit son genre – pas seulement en science-fiction -, un matériau riche à travailler sur le plan littéraire, qui offre un poste d’observation privilégié sur nos sociétés. De même que l’immersion de la littérature dans le monde du travail est un moyen parmi d’autres à la disposition des écrivains pour rendre compte de la perception qu’ils ont du monde contemporain.

Chronique : Enfer moderne…

Dire que d’impudents et imprudents "nouveaux philosophes" ont diagnostiqué, il y a une trentaine d’années déjà, "la fin des idéologies", la fin du totalitarisme… Nos sociétés capitalistes ont-elles beaucoup à envier au centralisme communiste ? C’est de cette centralisation politico-économique qu’il s’agit ici par le biais d’un fait social total, le nucléaire en France : "La centrale, premier contribuable et premier employeur, et comme en écho à autant de recettes fiscales, la démesure des infrastructures sportives et de loisirs qui en dit long sur la contrepartie à payer" (p. 81). Un peu plus loin se trouve défini le nucléaire civil : "Le nucléaire civil, c’est ça. Le ronronnement d’une chaudière. Un neutron, une fission. Une fission, un neutron" (109). La boucle de la fatalité moderne est bouclée. Comment échapper à cet infernal va-et-vient ? comment réchapper de ce cancer dont les métastases touchent aussi bien la zone locale que l’ensemble du corps social ?

Et comme partout et toujours, malgré les risques du métier labellisé "DATR" ("Directement affecté aux travaux sous rayons"), "certains y trouvent leur compte" : les "increvables" des trois-huit, ces shootés à l’adrénaline qui se grisent de vitesse, au travail, au lit comme au volant… Cependant, la plupart des techniciens ont du mal à supporter leur condition, et en particulier les travailleurs itinérants, qui errent comme des âmes en peine de centrale en centrale, condamnés à un nomadisme tragique, prisonniers qu’ils sont d’une temporalité circulaire : "Travailleur itinérant. J’aurais aimé le faire d’une autre manière que de cette manière-là, moderne, évaluée en jours/homme et temps machine, quand les mains ne produisent plus rien de solide et de constructif pour celui qui les dirige" (75). Mais qui se soucie de ces travailleurs en souffrance, de ces agents invisibles chargés d’absorber les doses radioactives nécessaires au bon fonctionnement du système centralisé ? Pas même les militants qui ont pris des risques pour inscrire sur l’aéroréfrigérant de Belleville-sur-Loire ce slogan abstraitement antinucléaire : "EPR = DANGER"…

De la catastrophe mondiale (Tchernobyl) à l’incident local qui frappe le narrateur dans sa chair, là aussi la boucle est bouclée : "Quelque chose de central a été atteint. Et la nausée et la fatigue, là-dessus, ne rajoutent pas grand-chose. D’en être arrivé là, à vendre son corps au prix du kilo de viande, on lui en serait presque reconnaissant, au corps, de nous imposer ça" (61). L’aliénation moderne n’a d’égale que la prostitution moderne.

Au sein de la centrale comme à l’échelle nationale, pour gripper la machine, il suffit d’un "corps migrant activé" (pièce métallique hors système ou corps étranger à la machine infernale)…

Bien que relevant de l’incontournable ENA (Écriture Neutre Actuelle-académique) – mais il faut reconnaître que ce mode narratif distancié convient assez bien ici -, ce premier roman réussit parfois à nous plonger intensément dans un enfer symptomatiquement moderne dont nous traversons les cercles multicolores : plus la couleur est chaude, plus grand est le danger dans la zone contrôlée.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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1 comment

  1. Jean-Nicolas Clamanges

    Merci a posteriori pour cette chronique précise. Juste pas d’accord sur ENA (écriture neutre, actuelle-académique); c’est le rythme juste pour la chose: la Chose. Et puis c’est monté sans transitions, comme fiction fissile – et pas mal réussi comme ça dans le brisé. Même les descriptions: la Centrale dans la nature (plus de nature pas transformée par main humaine), le bleu irradié de la piscine selon vitesse de la lumière moins x (la vitesse des radiations); et le fleuve boueux, un en deux mais toujours deux – et si comme les deux héros, Loïc, le narrateur. Et puis le mur de Bernard, sa vie solo et son non du corps à la descente au pire; et la vente de la dose supportable/année; vingt millisieverts… le métier qui joue avec la mort et ses réseaux, et le nu radical de l’exploitation capitaliste à mort version edf. Et ce qui s’invente là de communauté nomade au proche de la disparition, refusée, cherchée: il reste une absence de ce type renonçant à -et puis suicidé où chacun s’expose. Et juste un boulon, quasi grain de sable dans la cuve à eau irradiée pour que – etc. Celle qui a écrit ce roman en 2010 n’a pas perdu son temps ni le nôtre. Et sa langue est belle et raide.
    JNC

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