[Manières de critiquer : Bernard Desportes autrement] Francis Marcoin,

[Manières de critiquer : Bernard Desportes autrement] Francis Marcoin, « Demain, j’écris Paludes… » Sur Une irritation

janvier 4, 2008
in Category: chroniques, manières de critiquer, UNE
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[À l’occasion de la parution quasi simultanée d’Une irritation (à partir du 7 janvier en librairie), et du volume collectif Bernard Desportes autrement (Artois Presses Université, février 2008), nous proposons comme première pièce d’un Dossier exclusif, une lecture-écriture de Francis Marcoin (Université d’Artois) qui constitue le premier article sur ce que d’aucuns n’hésitent pas à appeler d’ores et déjà le chef-d’oeuvre de Bernard Desportes. (Quoi qu’il en soit, ce dernier récit confirme ce qui devient une évidence pour de nombreux lecteurs avertis : Bernard Desportes fait partie des romanciers français d’aujourd’hui les plus marquants). On appréciera cette démarche qui épouse les méandres de l’écriture comme de la géographie portésiennes.]

Bernard Desportes, Une irritation, Fayard, 2008, 312 pages, 19 € ISBN : 978-2-213-63473-9

Dès la première page, une figure de connaissance, Volo, de connaissance si l’on peut dire car le voici maintenant fils de boucher et dans un site qui n’a plus rien du Glurkistan, mais bien parisien, évoqué du divan d’un psychanalyste, ce qui permet tout de suite de donner le ton de cette irritation, dont les premiers à faire les frais sont les lacaniens et néo-lacaniens, mais ils ne seront pas les seuls dans ce tir aux lapins, la justice avec l’ombre du procès d’Outreau, Paris-Plage, le monde de l’édition, la Septimanie de Frêche, les banlieues avec leurs caïds, où "se répandent la peur l’ignorance et la prière", livre politiquement incorrect donc, et il y a quelque chose de célinien dans cette exécration de l’humanité, jouée, surjouée, dans ce ressassement, mais voici déjà convoquée une référence, celle-ci jamais nommée dans un texte qui s’amuse à les multiplier, de Rimbe à Duras (présence inattendue, que je salue, MD a droit aux initiales comme AdB), en passant par Villon, Baudelaire, Kafka, Camus, Faulkner ou Genet, mais l’imprécation, c’est aussi Flaubert, celui de la Correspondance, hénaurme, vulgaire, celui du Dictionnaire des idées reçues – voyez toutes ces expressions en italiques, soulignant le poisseux de la bêtise, comme affaires de famille : "car mon frère ne parle que par expressions toutes faites et en utilisant sur un ton satisfait les pires lieux communs"… – plus que celui de Madame Bovary, et encore, à telle page on extraperçoit Homais, tous des Homais ces gens des arts et des lettres, et la foire aux livres de Brive-la-Gaillarde n’est ici rien d’autre qu’une forme nouvelle de Comices agricoles,

à la page 27 les veaux normands font le lien entre Flaubert et Proust, Proust, un nom qui sonne ici comme Vlop ou Vlad, Vlad, celui qui écrit, l’atrabilaire, Vlad l’empaleur, le Gilles de Rais toujours pris dans le remâchement de ses hantises, halluciné par le corps des garçons et le monstrueux travail de la terre, la mort, la pourriture, la décharge est partout, Paris maintenant, pareille à l’immonde cité des Brèves histoires de ma mère, marais, marécages, étendues paludéennes, celles d’Isidore Ducasse, des Chants de Maldoror, mais Paludes c’est aussi Gide, par ailleurs autre amateur de garçons : à son refrain "moi, j’écris Paludes", répond ici le désir d’un roman, demain je commencerai mon roman, car Une irritation est aussi un roman sur le roman, l’impossibilité de faire un roman, topos très en vogue il y a peu mais aujourd’hui plus personne ne s’y risque, Desportes si, à contre-pied, et même à contre-pied du contre-pied, c’est dire le panache, peut-être celui du désespoir, d’un livre qui est un peu comme le tombeau de la modernité, poétique en cela, convoquant le ban et l’arrière-ban, ils y sont tous, comme au cimetière, Villon les attendait depuis longtemps, Vlad s’empare de la vie de Rimbe qu’il arrange à sa façon, met Sophie Rostopchine dans les bras de Sade (comme ce fut aussi la mode un moment), trouve le journal de sa mère comme Bernard Profitendieu trouvait celui de son père, se glisse dans quelque épisode portuaire de Jean Genet et se perd dans le sud profond de Faulkner,

tout cela donc dans une cadence poétique, même si "un roman vaudra[it] toujours mieux que", il n’y aurait pas d’autre échappatoire en littérature que le roman, mais quel roman, irréalisable, à la recherche de lui-même, mais il est vrai qu’on peut tout faire passer pour un roman, tout faire passer dans un roman, les morceaux d’un pamphlet, les bribes de romans précédents, des noms de personnages "récurrents" comme on dit, mais acteurs de mille histoires possibles, – c’est Gide encore qui parlait d’"oeils dormants" : "Que de bourgeons nous portons en nous, cher Scheffer, qui n’éclosent jamais que dans nos livres ! Ce sont des "oeils dormants" comme les nomment les botanistes. Mais si par volonté on les supprime tous, sauf un, comme il croît aussitôt, comme il se met à grandir !"

mais ici la taille n’est pas faite, chaque tige pousse sans prospérer, ce roman buissonneux n’est fait que d’épines, une véritable espinouse, l’Espinouse, car toujours, obstinément, discrètement, voici non pas la Septimanie mais le Languedoc, – il est vrai d’abord évoqué au travers de ces minuscules chenilles noires qui se collent à vous, qui vous traquent comme les moustiques traquaient Bardamu -, et puis vient, apaisant, "le silence du ciel, au pied de la Séranne", cette montagne que l’on voit de Montpellier, et quelque chose resurgit : on a beau ironiser sur "ces écrivains bretons, corréziens, cévenols n’est-ce pas", on n’en évoquait pas moins quelques pages plus haut "Faulkner et son comté d’Yoknapayawpha", et alors pourquoi pas le jardin du Peyrou, et pourquoi pas Graissessac : "je me suis souvenu de la droguerie de Graissessac" (p. 134), "échos lointains des pas de l’enfance dans la cuisine de Graissessac, dans la tête, qui martèlent" (page 153, presque à l’exact milieu du livre), Graissessac dans les monts de l’Espinouse, loin du "neuf club", loin du nouveau Glurkistan et de Tarik Ramadan, loin de Vichy car la connotation qui affecte ce nom, cruelle pour ses habitants qui n’en peuvent mais, semble ravivée dans ce roman de la France de 2007, mais en l’occurrence Paris et Vichy c’est pareil : même course aux honneurs de jeunes gens pressés, et alors fuir, fuir, on y est exilé comme Baudelaire il y a un siècle et demi,

vers la même époque, Ferdinand Fabre ("tonton, que je n’oublie jamais de saluer lorsque je passe devant sa statue") se faisait connaître avec Les Courbezon, roman de moeurs cléricales mais qui se laisse lire aujourd’hui comme l’ample évocation des "friches éternelles de l’Espinouse" où nous sommes reconduits le temps de quelques pages, reconduits dans un pays qui n’a pas changé, lui, Lamalou-les-Bains, "cures thermes opérette, rien n’a changé depuis 1912" (mais est-ce encore une de ces "villes de la douleur", cette ville de névrosés dans les notes prises par Alphonse Daudet pour La Doulou, celle qu’évoque aussi Léon Daudet dans un chapitre étonnant de ses Mémoires, "Lamalou-les-Bains" ?),

un pays qui autorise presque un relâchement : "retour au pays… routes magnifiques, l’Orb, la Mare, au loin le mont Agût violet sombre sur le ciel, Graissessac", mais immédiatement corrigé : "Graissessac, un mouroir, pas un être humain dans les rues",

"quel pays se cache derrière la montagne de mon enfance ?", il n’y a plus de pays, plus de territoire, et si le roman est devenu à peine possible, c’est qu’il n’a plus de région, ou du moins les régions qui étaient les siennes n’existent plus, vidées, et dans l’imprécation de ce roman qui cherche son site, à Charleville, à Barcelone, à Tanger, on retrouve quelque chose d’un "Corrézien", Richard Millet, dont Lauve le pur était aussi politiquement incorrect, constatant la mort de cette matière de Corrèze mais se refusant à la matière de banlieue,

pourquoi cette panne du roman devant la banlieue ? le pays d’enfance, il faut le profaner mais aussi le saluer, saluer sa langue disparue dont on n’entendra rien ici, mais curieusement allarch, allarch, cette interjection, cette sorte d’éternuement, qui ponctue certaines phrases, c’est aussi un mot catalan : "No pens algu que m’allarch en paraules", écrivait Ausiàs March, un poète du XVe siècle, de Catalogne, et non de l’Espinouse, mais ancien et voisin et même gaulois aussi : "An alarc’h" ("Le cygne") est une des plus célèbres chansons bretonnes, mais le mot sonne encore plus vieux, préhistorique, barbare, accordé à cet univers où la modernité ne semble plus connaître qu’un mode, la régression, et l’humanité qu’une passion, la guerre, mais pour perdre le feu, perdre le langage et la littérature.

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rédaction

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