[Texte] Bernard Desportes, Baal - extrait [Libr-@ction - 10]

[Texte] Bernard Desportes, Baal – extrait [Libr-@ction – 10]

octobre 14, 2013
in Category: créations, UNE
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[Texte] Bernard Desportes, Baal – extrait [Libr-@ction – 10]

Pour cette dixième livraison de Libr-@ction, nous sommes très heureux de vous donner à lire/déclamer en exclusivité un extrait du prochain roman de Bernard Desportes – dont la parution constituera un véritable événement. On retrouvera dans Baal la même géographie mentale que dans L’Éternité ou Une irritation.

 

Baal est une vaste cité en collines et terrasses qui surplombent l’océan, hauts fourneaux aciéries métallurgies tréfileries peausseries tannages fabriques de pneus de goudron de cordes plâtreries tuileries, fumées ocre rouille âcres, ville infinie industrieuse miséreuse ouvrière aux rues grises et noires d’émanations toxiques de suie de poussier aux mendiants croupissants amputés ou sans yeux, rues sans nom encavées encastrées au fond de hauts immeubles de brique ou de béton délavés battus par les pluies le grésil les vents de sable, rues couvertes de serviettes de draps sur des fils qui flottent comme des voiles et descendent de quartiers populeux en cités laborieuses sombres tristes en pente douce et rêveuse vers la mer aux abords de laquelle elles se transforment alors par une sorte de miracle barbare en un lacis de bidonvilles et minuscules ruelles violemment blanches ouvertes odorantes et criardes tout autour du port sous des éclairs soudains de soleil entre les grues et les mâts dans des quartiers de gouailles de rires et de putains au long de trouées grouillantes ivres et puantes qui chavirent et s’entrelacent, à l’est autour des chantiers navals des docks et du port, à l’ouest jusqu’à l’immense cimetière marin qui longe l’océan derrière des terrains vagues succédant à d’autres terrains vagues où campent au milieu de millions de tonnes d’ordures à ciel ouvert des gueux des errants des malades de vieilles putes et des travelos épaves des incurables logeant à dix douze ou quinze parmi des vieillards largués par leur famille des enfants nus venus de nulle part des aveugles des estropiés des mutilés des idiots ou des fous que l’abandon la solitude la douleur ont conduits à se réfugier ici, ultime étape dans le chaos de leur vie, parmi les leurs, avec ces hommes et ces femmes qui n’ont plus d’humain que ce qu’il leur reste de mémoire et ce fond de dignité invisible, si raillée, désuète, archaïque, grotesque aujourd’hui, qui parfois protège encore, comment est-ce possible ? les plus démunis de la folie des assauts voraces du monde,

ils vivent tous là ces intouchables, pour les plus chanceux dans des baraques de tôle ou de carton des abris de toile éternellement battus par les vents âpres et salés venus de l’océan, pour les autres à même le ciel où au milieu des immondices des rats des chiens et des oiseaux, hommes femmes enfants mangent dorment urinent défèquent et s’accouplent, chacun parmi tous, les hommes et les adolescents prenant indifféremment femmes ou enfants qu’ils engrossent ou possèdent sans répit, sans compter, sans autre regard sur l’avenir que la faim immédiate et la longue nuit qui marche et descend sur l’immense décharge comme elle descend sur la terre et la couvre, la recouvre, l’enserre dans ses peurs, ses rêves et ses cris, la mer les berce et les protège, le mer, la vaste mer qui quelquefois les appelle et les emporte en secret, elle leur offre alors en ses vagues l’accueil qu’ils n’ont pu trouver sur la terre, dans la lumière et les senteurs, les murmures, sous le soleil d’août ou les pluies de novembre, sous les grands vents de l’automne qui tant bouleversent les âges ou ceux du printemps qui tant affolent le sang l’esprit et le désir des hommes dans toute la pourriture, la sordide beauté du monde,

aux abords du cimetière de Baal, gigantesque usine de recyclage de cadavres pour nourrir la terre, se trouve sur l’un des tout derniers terrains vagues proches de l’océan parmi les monceaux d’ordures assaillis de mouettes et goélands le terrier de Majah, négresse décharnée sans âge édentée borgne qui fut jadis mère de deux adolescents de quinze et dix-sept ans, disparus un jour il y a près de vingt ans sans que nul ni en ville ni sur les décharges ne sache ni pourquoi ni comment, devenus putains esclaves ou transformés en pourvoyeurs d’organes, dans tous les cas morts aujourd’hui, forcément morts, elle persiste, elle, à croire qu’ils ont survécu jusqu’à ce jour et qu’elle les verra un matin venir vers elle du fond de ces terrains chaotiques où campent les charognards, du fond de ces routes désertes éventrées par le soleil, oui, ses fils reviendront arracher leur mère à la décharge du monde, ou peut-être sont-ils morts mais alors elle verra leur dépouille arriver jusqu’ici, au cimetière, par le camion qui chaque matin ramène tous les morts de la nuit ramassés dans la ville, et pour cela chaque jour à l’aube elle grimpe sur cet arbre centenaire sorte de baobab dressé à l’entrée du cimetière d’où elle peut voir tournés vers le ciel les visages des morts, tous ces corps entassés emmêlés les uns les autres dans la benne, quand celle-ci s’arrête quelques instants au pied de l’arbre attendant l’ouverture des grilles du cimetière, de son œil unique, étincelant, immobile, elle regarde, elle regarde, elle cherche ses fils, elle sait qu’elle doit revoir ses garçons avant que la terre les prenne, elle ne pourra à son tour offrir son corps aux vents aux saisons aux oiseaux qu’à ce moment-là,

en ce mois de septembre brûlant accablé exténué de soleil brûlé rongé par le sirocco et les insectes, la morgue qui jouxte le cimetière semble endormie,

mais il n’en est rien,

il est cinq heures de l’après-midi, on voit par les grilles du bâtiment ouvertes sur la route et l’étroit terre-plein qui le sépare de l’océan la cour déserte de la grande morgue de Baal,

les bourrasques font s’envoler par tourbillons le sable qui recouvre le sol de la cour et apporte emporte renvoie loin au-delà des murs d’enceinte du cimetière, couvrant en partie toute la ville, cette odeur venue d’une autre cour derrière, invisible d’ici, odeur fade et persistante, lancinante, obsédante qui tant aura imprégné la mémoire de Baal en liant irrémédiablement à ses années d’adolescence ces relents nauséeux dont il parlera longuement plus tard à Annah, un soir, dans un de ces instants si rares où la paix mon Dieu est-ce possible semble prendre possession du corps, lui parlera de cette odeur dont on ne pouvait se défaire, dira-t-il, et ce sera une des raisons qui l’auront forcé à fuir cette ville (raison aussi forte aussi dure que ce dont il savait déjà que la Fossoyeuse ne tarderait plus à exiger de lui), cette odeur comme celle des tourbières trop longtemps ouvertes et souillées, décomposées, odeur pitoyable et honteuse, odeur obscène des morts abandonnés depuis un jour ou deux en plein soleil, cadavres ou agonisants ramassés en ville et déposés là, nus, en vrac, à ciel ouvert, certains encore vivants mutilés blessés plaintifs les yeux crevés ou déjà morts, entassés les uns sur les autres, mêlés, exposés au soleil, épaves pourrissantes sur lesquelles s’acharnent les mouches et, déjà, hésitants mais revenant sans cesse à la charge, les oiseaux, les grands oiseaux blancs puissants et voraces que l’océan ramène avec la marée,

cinq heures en cet après-midi vibrant sous la chaleur, le silence étale et profond du ciel uniformément bleu, ciel brisé, hanté par le grondement sourd, violent, répété des vagues vertes et noires montées de l’océan à l’assaut du rivage, des rochers, des murs d’enceinte de l’immense cimetière marin de Baal,

sous les ordres secs et brefs de Kamal une dizaine de jeunes nègres de seize à dix-huit ans trient les vivants et les morts, ils prennent du tas grouillant, mouvant comme un nœud de vers, par une jambe un bras une tête les corps nus emmêlés les uns dans les autres, ils les dénouent, les séparent, tranchent parfois à coups de machette, ceux qui vivent encore sont immédiatement remis dans la benne et emportés plus loin dans un bâtiment fermé, secret, où l’on procède à la récupération des organes, trafic particulièrement lucratif ne bénéficiant qu’aux blancs les plus riches et à quelques noirs dont la collaboration active et sans faille constitue un atout essentiel à la survie du régime, tout est récupérable chez ces jeunes nègres : le sang, les yeux, la langue, le larynx, la trachée, les poumons, le cœur, le foie, la rate, les reins, les veines, l’estomac, les intestins, la vessie, le sexe, les testicules, les bras et les jambes, les pieds, les mains, la peau, le cerveau seul faute d’une connaissance scientifique suffisante échappe encore au recyclage pour la réparation le rajeunissement la prolongation permanente des nantis qui ainsi retrouvent l’éclatante jeunesse d’un corps recomposé prolongé d’une tête couverte d’implants, sans rides, hagarde et décérébrée au sourire immobile : la tête idéale d’un speaker d’informations télévisées,

les morts, anonymes pour la majorité d’entre eux, jetés en tas, sont envoyés au lavage, la plupart de ces anonymes, des adolescents, sont déjà amputés, ils ont été violés et torturés, égorgés, certains décapités, une fois lavés ils seront encore, pour les plus beaux et les plus jeunes, par ces adolescents perdus désœuvrés sans avenir à qui ils sont confiés pour qu’ils les lavent, longuement et collectivement violés, ouverts, découpés, saccagés, rendus méconnaissables avant d’être enfin, comme des jouets cassés, jetés indistinctement dans ces vastes fosses creusées dans la terre à cet endroit où elle est la plus meuble et tendre, au sud du cimetière, contre les murs qui font barrage à l’océan, ils s’écouleront là en paix, leurs restes seront drainés par les eaux, emportés par bribes dans les fonds marins où ils serviront de nourriture d’appoint aux grands poissons avides et muets,

les jeunes nègres employés au nettoyage des morts, comme ceux chargés de leur mise en terre, ont tous été abandonnés, enfants trouvés ramassés au hasard des rues et des rafles ils sont tous à présent les enfants de la Fossoyeuse qui se déclare la mère de chacun, c’est elle qui les a choisis à l’Assistance quand ils avaient dix ans, elle les a conduits à l’école jusqu’à la puberté puis ils ont été mis au travail, chez elle, à la grande usine du recyclage des morts, Kamal, aidé d’une douzaine de gardes-chiourmes armés d’un flingue et d’une matraque électrique, se charge de leur surveillance de leur obéissance de leur soumission, vers quatorze quinze ou seize ans selon leur taille et leur développement ils sont envoyés dans le lit de la Fossoyeuse, nus, le corps débordant de sève, ils doivent, sous le regard impassible de Kamal, gravir cet énorme tas de chair de graisse et de plis pour s’engouffrer entre les cuisses de leur mère et tâcher de la faire jouir, s’ils échouent ils seront mis au pain à l’eau et à une viande crue dont nul ne connaît la provenance, le corps fouetté pour aviver leur force, leur sang, leur laisser peut-être une seconde chance de monter quelques nuits durant ou quelques jours la Fossoyeuse, leur mère à tous,

la nuit, tandis que s’accomplit sans fin le viol silencieux des cadavres et le lourd labeur toujours recommencé acharné insatiable de l’impossible apaisement des chairs de la Fossoyeuse, on entend les cris et les hurlements de ceux qui, mis avec les morts, vivent encore et dont on arrache à vif les organes, et dans les rares moments de silence si l’on tend l’oreille on perçoit, du côté de l’océan, au-dessus de la morgue et au-dessus du cimetière, comme un vol lent parcourant la ville de Baal qui jamais ne s’endort, la longue plainte de ceux dont on vide le sang,

dans le basculement du monde au cœur de la nuit barbare monte vers le ciel le hurlement âpre sombre lent et sans joie de l’océan qui jamais ne s’endort,

au matin, à l’aube, le ciel est bleu pâle,

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rédaction

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