[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (5)

[Texte] Pierre Jourde, Le Maréchal absolu (5)

septembre 8, 2008
in Category: créations, UNE
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  J’étouffe, Manfred-Célestin, j’étouffe dans mon empire miniature. Parfois je me demande si ce n’est pas une blague, si on ne se paie pas ma tête. Qu’est-ce que tu en penses ? Mais tu ne penses pas, tu opines. Tu oscilles à toutes mes paroles comme un magot chinois.

Pardon ? Qu’élucubres-tu encore ? Tu sais que je m’inquiète pour tes trois neurones, quelque chose fait masse, il y a des court-jus. Je te reçois un sur cinq. Si je déchiffre bien les borborygmes qui parviennent à sourdre de ta lippe, tu prétends que les rebelles, s’ils l’avaient voulu, auraient pu depuis longtemps s’emparer de la capitale. Donc ils feraient exprès de ne pas gagner ? C’est idiot. Prendre la ville coûterait un carnage et ça ferait désordre, je veux bien, mais ils n’en sont plus à une hécatombe près.

Tu dis que leur objectif est de me tourner en ridicule. Franchement, est-ce que j’ai l’air ridicule ? Allez, n’aie pas peur, déballe tes calembredaines. Arrête ton charre. Cesse de m’embourber de niaiseries. Je le sais, que nous sommes bouffons. Ils font tout pour ça. Tu veux que je te dise ? Notre petit appendice gonflé de sanies, de sperme et d’ordures, au bout de son pédoncule, me fait penser à ces mâles grotesques de certaines espèces de poissons, qui se réduisent à un minuscule sac de peau accroché à la grosse femelle. Ils se donnent même le luxe de faire dans l’humanitaire, histoire de se concéder les bonnes grâces de la communauté internationale. Mais non, andouille, je te dis qu’ils le font exprès pour que j’aie l’air un peu plus misérable. Pourquoi crois-tu qu’ils ont cessé les bombardements aériens ? Pour mes beaux yeux ? Ils n’avaient pas vraiment le choix, pour éviter une intervention. Alors ils se sont servis de ça pour essayer de me déconsidérer. Et les lâchages de colis d’aide humanitaire, j’aime beaucoup l’expression, tu te figures que c’est par humanité, candide ancêtre ? C’est par humanité, les fruits pourris, les viandes avariées ? Et les caisses soi-disant défectueuses, qui éclatent en plein parachutage, c’est par humanité ? Tu arrives à croire que ce sont de malencontreux accidents, les poissons qui s’écrasent sur les toits, où il faut ensuite aller dénicher comme des pigeons leurs cadavres infects, et les chocolats liégeois qui explosent dans les rues en éclaboussant tout de leurs sucreries glaireuses, et les bocaux qui se fracassent et lâchent leur confiture de fraise, dans laquelle on dérape pendant trois jours, et les lâchers de camemberts avancés qui empestent l’atmosphère et qui vont finir de se décomposer à l’ombre des monuments ou dans les branches des arbres de la corniche, et les orages de céréales pour gamins en forme de Mickey, sans oublier les tripoux, parfaitement, les tripoux, comme si des assiégés allaient se nourrir de tripoux, eh bien, je te l’apprends, Manfred-Célestin, tu vis trop confiné, pas plus tard qu’avant-hier,

Ils me concèdent une principauté d’opérette, un Monte-Carlo version grand guignol, et ils finissent de s’emparer du reste du pays sans que je puisse bouger ni joindre les partisans qui me restent. La vieille ville n’a plus guère d’importance économique ou stratégique. En revanche, l’assaut et la fin auraient quelque chose de trop glorieux, ils ne veulent pas m’offrir mon Ragnarökkr. Je serais trop beau dans l’apocalypse. Et puis, ils ne sauraient pas quoi faire de moi. Vivant, je garde ma capacité de nuisance, et plus encore s’ils me font un procès. Mort, je deviendrais un martyr. Alors ils me laissent pourrir dans ma capitale avec mes généraux tarés et mes ministres vérolés. Pas droit au martyre, le Guide suprême, le Père de la Nation. Que soit bien éclatante aux yeux du monde la décomposition interminable de son régime. Ils cherchent aussi, en donnant ce spectacle, à détacher de moi les partisans qui me restent dans l’intérieur du pays, qui leur collent au derche et dont ils sont incapables de se débarrasser. Pourquoi vouloir se battre pour un croque-mitaine clownesque recroquevillé dans son royaume microscopique ? Voilà ce qu’ils comptent que se diront les généraux qui me restent dans le fond des provinces.

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rédaction

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