[Texte] Stéphane Rouzé, <em><strong>L'Arche de Moinous</em></strong> (6 et fin)

[Texte] Stéphane Rouzé, L’Arche de Moinous (6 et fin)

septembre 8, 2009
in Category: créations, UNE
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Voici la sixième et dernière livraison (lire la cinquième) de l’hommage que Stéphane Rouzé a souhaité rendre à son ami Raymond Federman pour ses 81 ans. Avant que ne soient (ré)édités chez Léo Scheer, le 9 septembre exactement, Les Carcasses et La Fourrure de ma tante Rachel, celui qui a traduit À la queue leu leu et anime le site Lelem nous offre ce "récit qui avance tant bien que mal", dans lequel on retrouve les caractéristiques formelles (oralité, désinvolture narrative, art de la digression, phrasé syncopé) et thématiques (blagues, histoires de nouilles, de mouches, de culs) de l’incomparable écrivain…

une autre chose que les résidents de l’Arche feraient beaucoup c’est regarder — c’est se regarder — s’admirer le nombril — moimoiiser à longueur de journée — se regarder dans le miroir — à en tomber en état de pamoison — mais aussi se regarder entre-eux — non pas se surveiller — le flicage est interdit sur l’Arche de Moinous — plutôt se zieuter — se mater les uns les autres — parce que le paysage — désolé — désolant — il n’ y a pour ainsi dire pas grand chose à regarder — la mer — la mer toujours la même merde remâchée qui recommence — quelle monotonie — sauf bien sûr par gros temps — mais dans ces moments-là c’est idem — on peut pas regarder autour de soi sans se prendre une grande claque mouillée dans la gueule — du coup les résidents passeraient pas mal de temps à se mater les uns les autres — par exemple à cet instant précis gugusse — tu sais le gars qui a caché sa queue dans le distributeur de bouffe à Nouillorque — il peut pas s’empêcher de mater Marie — Marie la SWAP — la Vénus à la fourrure — ah si on se souvient encore de la baise mémorable avec Marie — il nous en revient même à la mémoire une miette précieuse en Abadi condensé — me met en arche comme un pont et me glisse la queue tout érigée dans sa merveilleuse bouche et me l’avale tout entière en secouant la tête en petits cercles vicieux — mais on s’égare — si on continue comme ça — on va s’évanouir — si on arrête pas — on va éclater — revenons-en à nos moutons — oui — on vous disait — oui — queue — ouioui –queque — que Gugusse pouvait pas s’empêcher de mater Marie — Gugusse qui peut pas s’empêcher de mater Marie qui se caresse les sourcils — Gugusse qui peut pas s’empêcher de mater Marie qui tape sa lèvre inférieure avec son majeur — Gugusse qui peut pas s’empêcher de mater Marie qui grimace de fatigue — qu’est-ce qu’elle est jolie Marie quand elle grimace de fatigue –Gugusse qui peut pas s’empêcher de mater Marie qui lève la main à mi-hauteur de poitrine — ah le décolleté de Marie — et toujours Gugusse qui peut pas s’empêcher de mater Marie qui porte la main au menton — Marie qui se concentre au creux d’une main — Gugusse qui peut pas s’empêcher de mater Marie qui se gratte derrière l’oreille — croise et décroise les jambes — les croise à nouveau — et toujours Gugusse qui la mate tandis qu’elle pose sur ses genoux ses deux mains jointes comme pour la prière — et toujours Gugusse qui la mate qui étend ses deux bras devant elle — qui la mate qui se chatouille la narine — et toujours Gugusse qui la mate alors que Marie se passe doucement la main dans les cheveux — ah quelle sex-appeal cette Marie — Gugusse qui peut pas s’empêcher de mater Marie qui se caresse les sourcils — Gugusse qui peut pas s’empêcher de la mater alors qu’elle lève la main une fois deux trois comme si elle faisait signe — puis pose sa main contre sa bouche et baille — et toujours Gugusse qui la mate — et Marie qui n’en peut plus d’être matée — entrouvre sa fourrure et lui montre ses seins —

Ah oui — très important — il faut qu’il y ait aussi sur l’Arche de Moinous un écouteur professionnel — un écouteur dont la profession est d’écouter les histoires que lui racontent les raconteurs — sans quoi il ne se raconterait plus aucune histoire sur l’Arche de Moinous — ce qui n’est pas en soi concevable — car l’Arche de Moinous est une arche surfictionnelle — une arche où la vie est fiction — ou plutôt où la fiction est l’essence de la vie — sans fiction l’Arche de moinous s’abîmerait dans les tréfonds du néant — dans les limbes où les âmes errantes soliloquent — disparaîtrait à jamais dans les abysses silencieuses comme le Titanic — oui l’existence de l’Arche de Moinous est sous-tendu par l’existence même de l’écouteur — et sans écouteur pas de raconteur — et sans raconteur plus d’histoires à raconter — plus de fictions — et par voie de conséquence l’Arche de moinous ne pourrait pas exister — Comme dirait Albert Einstein : l’écouteur est à l’Arche de Moinous ce que l’abeille est à l’humanité — s’il disparaissait de la scène de l’Arche l’humanité des Carcasses disparaîtrait aussitôt —

— Où navigue l’Arche de Moinous —
–dire ce qu’il en est de son cheminement —
— de son parcours —
— pour quel voyage —

une petite précision ou imprécision géographique — l’Arche de moinous ne se situe pas en un endroit précis du globe terrestre — ou plutôt pas localisable — pas map-googlisable — l’Arche de Moinous est No Where — en suspension dans un espace indéfini — l’Arche est portée par des eaux immatérielles dans un instant et un lieu sans bornes — Le voyage de l’Arche repose sur rien — Nothing — Elle vogue entre deux eaux fictionnelles — entre deux langues de terre mère — L’Arche est apatride — Elle ne porte pas pavillon — ou plutôt disons qu’elle est en constante transition entre deux patries — perdue comme Ulysse et son équipage — L’Arche étalon sélectrique — propulsée dans le vide comme une bille de flipper qui roule — allant de l’une à l’autre tout en étant incapable d’aborder complètement l’une ou l’autre — dont l’errance est dans le commencement éternellement recommencé — dis Rouzé — tu vas bientôt arrêter tes ratiocinations pseudo-philoso-littéraires — encore une fois le raconteur s’adresse à lui-même à moins que ce soit Moinous himself qui s’adresse au raconteur — revenons si tu veux bien à des considérations plus concrètes — raconte par exemple comment les vagues prennent de l’ampleur depuis quelques instants — ah Rouzé — tu n’avais rien remarqué — trop préoccupé à branler du mou dans le texte — tu n’as pas capté qu’une tempête s’annonçait — la plupart des résidents de l’Arche se sont réfugiés d’ailleurs dans un autre instant d’irréalité — car le ressac se fait de plus en plus violent — les vagues de plus en plus hautes — les vagues hurlent de concert avec le vent — flèches d’eau pénétrantes — elles atteignent le ciel — et retombent avec fracas — se fracassent sur nos têtes — toute la mécanique grince — les poulies roues et bobines grimacent de douleur — les pistons turbinent en circuits clos — puis vont clopin-clopant — les essieux tournoyants à toute barzingue gueulent comme des putois — toute la mécanique de l’Arche est mise à mal — les embruns n’en finissent pas de nous filer des claques — on essaye de voir ce qui se passe — et tout autour de nous des murs d’eau frémissante — et au dessus de toute cette ébullition – au dessus de toute cette folie qui nous secoue — un couvercle en purée de pois — une soupe — on y voit de moins en moins — jusqu’à présent le voyage s’effectuait tranquillement sans aucun tangage — à présent nous voici ballottés — un coup à gauche — un coup à droite — en avant — en arrière — et ce de plus en plus rapidement — la proue se redresse — nous tombons sur le dos — fétus de paille projetés en arrière — merde il fait de plus en plus noir — on y voit rien — un éclair zigzaguant perce un moment cette obscurité — puis le trou noir à nouveau — bang — boum — < !!!! > — — bang — boum — < !!!! > — un deux trois coups de tonnerre — la mer démontée rugit — et de nouveau un éclair — un second — et d’autres qui se suivent en chapelet — oh merde — voici que Moinous glisse sur le pont —

et glisse et voltige
et glisse
et tente de il crie un grand coup de vent
féroce paf dans la gueule S.O.S NAUFRAGE
se rattraper au bas haut gauche droite au bastingage
n’y parvient pas même les — doubles tirets — se font la malle voici que Moinous
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        tête la première
                                             la surface

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de L ‘EAU
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au moment même où Moinous plaf ~~~~~~~~ tombe à l’eau ~~~~~~~voici que loulou le rattrape par les pieds et l’emmène avec lui ⇑⇑⇑ à l’abri dans la salle des machines qui turbinent tant bien que mal — Sucette fout Moinous à poil — le couvre de couvertures — lui donne à boire un viandox — Moinous passe du bleu au rose — reprend ses esprits — se réchauffe — l’orage passe son chemin — la mer se calme — on s’en sera finalement pas trop mal sortis de cette foutue tempête —

Bon Lecteur on peut bien t’avouer notre manque crasse de talent et notre manque crasse d’organisation — masqué — déguisé – caché tant bien que mal derrière le masque de l’écririen — car on est en réalité bien en peine de te mentionner la totalité des membres de l’arche de Moinous — bien en peine de te décrire dans le détail leurs activités quotidiennes — bien en peine de te décrire leurs haines leurs passions — incapables même de lister leurs tâches quotidiennes — incapables même de raconter une histoire digne de ce nom — bien en peine de savoir ce que l’on veut dire à la fin — on souhaiterait seulement être capable de tout bien mentionner à sa bonne place mais c’est d’abord l’oubli qui nous en empêche — l’insatisfaisante finitude du cerveau humain empêche aussi d’entrevoir l’infini des possibilités — l’infinité des combinaisons selon lesquelles pourraient s’arranger les choses et les résidents de l’Arche de Moinous — D’ailleurs une chose pourrait avoir sur l’Arche une place — puis une autre place à un autre moment — si bien que les choses restant à mentionner se chasseraient les unes les autres — il n’est ainsi pas possible de toutes les mentionner — il faut choisir entre ce qui vaut la peine d’être mentionné et ce qui ne le vaut — car si l’on devait tout mentionner — on n’en finirait jamais — l’Arche de Moinous serait sans fin —

Pour finir surtout ne pas oublier de mentionner cet axiome qui s’avère encore plus sur l’Arche de Moinous qu’ailleurs — when some guy weeps somewhere in the Moinous’ Arch there is always some other guy who laughs somewhere else : happy balance! Never fails its normal equilibrium : laugh or cry it all comes out the same in the end — quand un gars pleure de chagrin quelque part sur l’Arche de Moinous — il y a toujours quelque part ailleurs sur l’Arche un autre gars qui rit de bon coeur au point d’en pleurer — quel heureux équilibre que celui des vases communicants — Riez ou pleurez — c’est la même chose à la fin —

Bon dis Loulou — il est temps à présent de cesser de faire chabrot avec l’eau du bain — il est fort probable que l’Arche de Moinous n’arrive jamais nulle-part — Ici & Ailleurs —

Avertissement de Fin-troduction

J’ai fait la connaissance de Raymond Federman par hasard — ou peut-être il n’y a pas de hasard — comme disait l’Autre — c’était peut-être écrit là-haut — ça n’a pas d’importance — par hasard rasé ou pas — mais pas fortuitement — comme nombre de ses lecteurs — j’appartiens au cercle des Federmaniacs — on les reconnaît à leur admiration pour l’hombre de la pluma et son oeuvre — ce qu’ils apprécient par dessus tout : son irrévérence — son goût pour le jeu & l’improvisation — son allergie à l’esprit de sérieux — et surtout le fait qu’il dise merde aux belles lettres — le plagiat ne lui fait pas peur — car écrire c’est recycler — l’écrivain roule sa boule de merde remâchée d’un livre à un autre — J’ai donc fait la connaissance de Raymond Federman par son roman des nouilles — par le dossier qui lui a été consacré dans Le Matricule des Anges — il m’arrive encore de lire cette interview quand j’ai un besoin vital de rire — un dimanche je décidais d’écrire à Moinous — dans lequel je lui disais mon admiration — mon enthousiasme — oui lire RF rend enthousiaste — c’est une drogue — je lui écrivais donc un long mail sans espoir de réponse — quelle surprise — il me répondit chaleureusement le jour même — au fil de nos longs échanges quotidiens — nous avons appris à nous connaître — à connaître son goût pour la crème caramel par exemple — il ne doit d’ailleurs pas avoir conservé un grand souvenir de la crème caramel que je lui ai confectionné une fois qu’il était venu dîner à la maison — à jouer ensemble — à rebondir l’un et l’autre sur les mots de l’un et l’autre — à plusieurs occasions, Raymond m’aura permis de m’immiscer entre ses lignes, de m’introduire entre les lignes de THE LINE / A LA QUEUE LEU LEU et des CARCASSES — c’est certainement pour toutes ces raisons et bien d’autres encore — que j’ai souhaité rassembler l’Univers de Raymond sur L’ARCHE DE MOINOUS — égoïstement surtout — pour jouir du plaisir à réunir son univers dans un texte unique — à le remâcher à ma manière — c’est en quelque sorte une façon de lui rendre hommage — d’une façon qui j’espère vous paraîtra la plus federmanienne possible

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