[Chronique] Valère NOVARINA, Devant la parole

[Chronique] Valère NOVARINA, Devant la parole

novembre 5, 2010
in Category: chroniques, Livres reçus
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Valère NOVARINA, Devant la parole, P.O.L, réédition poche, été 2010 (édition première, 1999), 184 pages, 7 €, ISBN : 978-2-8180-0491-3.

"Le livre devrait reposer sur quatre pieds, comme une table ou un animal" (p. 72).

"Quatre est le chiffre auquel la parole a été liée : elle a été attachée à l’espace" (p. 105).

Avec comme enseigne-couverture l’un des 2587 personnages du Drame de la vie (dessins de 1983), Jean Vérifice – celui dont la vérité sort de l’orifice rouge par où s’effectue le sacrifice de soi dans le Verbe –, Devant la parole paraît en poche onze ans après sa publication originelle (P.O.L, 1999) : est ainsi mis à la disposition d’un public élargi le deuxième titre de Valère NOVARINA, après l’excellente édition de L’Acte inconnu par les soins de Michel Corvin (Gallimard, "Folio/Théâtre", 2009) – qui arborait en couverture un autre des 2587 dessins du Drame. Pourra donc plus facilement devenir objet d’étude ce tétralogaèdre ("Devant la parole", "Opérette réversible", "Le Débat avec l’espace" et "Demeure fragile") qui vient alimenter la matière en fusion du creuset novarinien, prendre sa place dans ce palais de glaces qu’est l’œuvre.

Une mystique poétique

D’emblée, Devant la parole rappelle la soixante-quatrième entrée de Pendant la matière (P.O.L, 1991) : "nous finirons un jour muets à force de communiquer ; nous deviendrons enfin égaux aux animaux, car les animaux n’ont jamais parlé mais toujours communiqué très-très bien"… Valère Novarina ne peut que condamner notre entrée "dans la période animale de l’histoire" (L’Acte inconnu, Folio, p. 107) : non seulement l’homo communicans ne fait qu’idôlatrer ces fétiches modernes que sont les machines médiatiques, mais en outre il les imite, oubliant que nous n’existons que par et dans la parole, laquelle n’est pas un produit commercial mais une façon singulière d’être au monde ; que cet acte inconnu que doit être toute parole authentique est iconoclaste, non pas spectaculaire, mais dramatique, catastrophique ; qu’il est étonnement devant notre incarnation – cette nature hybride qui fait que nous sommes à la fois spiritualité et animalité –, devant notre être-là dans le temps et l’espace.

Les discours positifs et mécaniques contrastent avec sa conception d’un théâtre du Verbe, selon laquelle, d’une part, sur scène a lieu une Cène, c’est-à-dire "la destruction du monde par sa manducation dans notre bouche" (La Scène, p. 75), et, d’autre part, la scène est "la chambre d’écho des mots en vrai" donnant à voir le souffle des "animaux parlés" (Pendant la matière, p. 59 et 83). Afin d’illustrer la puissance du Verbe selon Novarina, considérons ce genre d’énumération, dont on ne citera que le début, vu sa longueur (une page et demie) :

"Les Psaumistes du Repas de Terre engendrent les Sabriers Gendre et Ut, les Sabriers Urde et Urcet engendrent les Sapiants de Nurcie et Potrique qui engendreront les Savatiens et Savatitiens Urs et Manger qui engendrent les Spermidés qui engendrent les Splendeurs Plurielles qui engendrent les Trente-deux Chiens de Ville qui engendrent les Vendangeurs Sud Nord qui engendrèrent les Vengeries qui engendrèrent les Verseurs Un et Un qui engendrèrent les Visuels Vue et Vision qui engendrèrent les Vite-Frères qui engendrèrent les Voyageurs Parfaits qui engendrèrent les Useurs de drap […]" (La Scène, pp. 18-19).

Cet engendrement par emboîtements qui, caractéristique de la passion néologique de Novarina, produit des effets litaniques et homophoniques, embrasse les trois dimensions temporelles (passé/présent/futur) pour donner à voir la puissance générique (génésique) de la langue dans toute son infinitude. Une telle parole ne peut que s’opposer à l’"outil immonde" qu’est la langue commune (La Scène, p. 119) et aux langages faux du théâtre conventionnel et des médias (les hommes-machines de ses dernières pièces parodient la langue positive et pauvrissime de la communication).

Dans la première puis les deux dernières parties de Devant la parole, l’écrivain insiste sur la magie poétique de la parole : elle ouvre l’espace comme l’espèce, elle est arrachement, trou, vide, appel, passage… Contre la réification du langage et de la pensée, le verbe poétique doit recourir au performatif, conquérir la densité de la pierre et viser l’irreprésentable : "Ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire" (p. 29). Cette reformulation du célèbre aphorisme wittgensteinien ("Ce dont on ne peut parler, il faut le taire" – Tractatus logico-philosophicus, 1921), par lequel le philosophe distingue esthétique et logique, conduit VN ("Voix Négative") vers une théologie négative : pour le mystique, le mystère est, non pas indicible, mais ineffable. Afin de tendre vers l’indisable (Sartre, à propos de Flaubert et de Mallarmé) comme limite du langage, l’auteur comme l’acteur doivent (donner à) voir par l’oreille, tant le souffle de la diction est créateur : telle est la dimension logoscopique de ce théâtre poétique.

Ainsi, depuis la Lettre aux acteurs (1974), le théâtre devient-il avec Novarina un lieu de l’irreprésentable et de l’innommable, lieu où les figurants rythment le ballet des agrégats dramatiques, pour reprendre le titre d’une section de La Scène ; où les acteurs font le mariole pour faire advenir "la parle", c’est-à-dire pour être agis par le Verbe et faire surgir le négatif du monde (antimonde) et de l’homme (antihomme). Ce travail négatif consiste à offrir aux spectateurs, non "pas d’la composition d’personnage", mais "de la décomposition de la personne, d’la décomposition d’l’homme", à montrer "son visage défait", "son masque mortuaire", "d’la vraie chair mortelle sexuée et languée au public des châtiés qui pensent en langue française éternelle et châtrée" (Théâtre des paroles, P.O.L, 1989, p. 23-24). Dans ce théâtre kénotique, les acteurs font le vide pour être habités par la parole poétique, par le souffle spirituel et animal à la fois. Faire l’animal, c’est en effet laisser la place au vide : faisant dialoguer grec (eskènosén et skènè) et hébreu anciens, le poète montre que la scène est la "demeure fragile" où prend corps une présence irreprésentable (Devant la parole, 107-110 et 157-158).

Pour un Théâtre des Pantins

Bien que constituant la section la plus courte, les quelques pages intitulées "Opérette réversible" sont cruciales, dans la mesure où elles s’irradient dans d’autres parties du texte et même dans l’essai suivant, Lumières du corps (P.O.L, 2006), et qu’elles ont été écrites pour servir de pendant à L’Opérette imaginaire (1998), qui marque un tournant dans l’œuvre : désormais, Novarina va se retremper à sa source carnavalesque (L’Atelier volant vient d’ailleurs d’être réédité également), inventant l’opérette métaphysique. S’il rejoint le Nouveau Théâtre (Beckett, Ionesco), dont la forme dominante est la farce métaphysique, toutefois la pantinisation des acteurs et personnages est nettement plus accentuée chez lui. À cet égard, il convient d’examiner les propos tenus en 2002, lors d’un entretien avec Didier Plassard, car il s’y réclame ouvertement de Jarry – celui-là même qui, avec Claude Terrasse et Franc-Nohain, a cofondé l’éphémère Théâtre des Pantins (décembre 1897-février 1898) –, tandis qu’il ne mentionne pas cette référence dans "Opérette réversible" et l’efface dans Lumières du corps, qui intègre pourtant cette réflexion sur "l’homme hors de lui" :

« J’avoue avoir horreur de tout ce vocabulaire de la marionnette : gaine, tringle, fil, marionnette, manipuler… Utilisons plutôt le vocabulaire de Jarry : le théâtre des Pantins […].
Ce théâtre-là serait alors un lieu où, dans la mêlée des fétiches, par leur lutte et par leur chute en catastrophe, on irait voir l’idole humaine se défaire. Un lieu d’insoumission à l’image humaine.
[…]. L’acteur, au sommet de son art, est une marionnette […]. Il y a dans le pantin et dans l’acteur véritable, l’offrande d’un homme. L’homme hors de lui. Tout théâtre, en petit ou en grand, en castelet ou à Bayreuth, dans Shakespeare ou dans Gugusse, tend vers ce sacrifice, ce don de la figure humaine » ("L’Homme hors de lui", Alternatives théâtrales, Bruxelles, n° 72 : "Voix d’auteurs et marionnettes", 1er trimestre 2002, p. 21).

On peut même dire que le dramaturge, comme l’un de ses personnages au nom paradoxal, Jean Singulier, revêt son jarryque "habit d’enfant mirliton" (L’Espace furieux, P.O.L, 2006, p. 32) : l’esthétique mirlitonesque réside ici dans la pantinisation des figures qui défilent sur scène, dans une écriture de l’informe, c’est-à-dire à la fois de l’irreprésentable et de l’innommable. Rien d’étonnant, donc, à ce que, dans la citation ci-dessus, abondent les termes se référant à la représentation ritualisée, voire sacralisée, de l’homme, au théâtre comme dans le grand théâtre du monde : "fétiches", "idole", "image humaine", "figure humaine". Certains personnages portent d’ailleurs des appellations éloquentes : "Le Sosie 1 & 2", "La Figure dans la Nuit" (Je suis, P.O.L, 1991) ; "La Figure Pauvre" et "Sosie" (L’Espace furieux, P.O.L, 1997-2006) ; "L’Effigie du Bonhomme Nihil", "L’Effigie de l’Anthropoclaste", "La Figure de Terre", "L’Homme sans Figure", "Sosie" (L’Origine rouge, P.O.L, 2000) ; "Fantoche lorrain" et "Fantoche de Gugusse" (La Scène, P.O.L, 2003)… et dans L’Acte inconnu, nous assistons à des "scènes de fantoches".

De L’Atelier volant (1974 ; rééd., P.O.L, 2010) à L’Acte inconnu (P.O.L, 2007 ; Folio, 2009), il s’agit de mettre en scène, nous explique le poète dans les pages 44-45 d’"Opérette réversible", "non des individus mais des sujets accidentés", non pas des créatures vraisemblables, identifiables par leurs noms, leurs caractéristiques sociales et psychologiques, mais des masques carnavalesques, des effigies vides, "des marionnettes vivantes dont le centre est creusé", "des vêtements habités" qui, "affublés d’un air animalesque ou trop humain", viennent nous "affranchir de l’identité humaine", peindre l’homme "tel qu’il est : irreprésentable". D’où le recours à la forme burlesque de la pantalonnade, dont l’étymologie renvoie aux bouffonneries du zanni Pantalone de la commedia dell’arte : non seulement les farces novariniennes contiennent des travestissements carnavalesques, des jeux de foire, des clowneries et numéros de cirque, des fourberies, des pantomimes et des danses extravagantes, sans oublier des chansons d’opérette, mais surtout certaines d’entre elles – L’Équilibre de la croix (version pour la scène de La Chair de l’homme, 1995 ; P.O.L, 2003), L’Origine rouge et La Scène – incluent de petits spectacles de Guignol dans lesquels des "marionnettes vivantes" – constituées, pour chacune d’elles, de la tête d’un acteur surmontant un tronc et un pantalon de pantin – font voler en éclats "l’idole humaine", produisant sur les spectateurs un effet de distanciation vis-à-vis de "la figure humaine" (Devant la parole, 44-45).

Ce travail de dé-figuration est bel et bien carnavalesque, puisqu’il dévoile "l’envers de la création dans sa passion comique et dans sa chute de Pinocchio" ("L’Acteur sacrifiant", dans L. Dieuzayde dir., Le Théâtre de Valère Novarina, PUP, 2004, p. 199), et que c’est avec sa bouche d’en bas, son animal – à la fois son souffle et sa part obscure – que l’acteur engendre une parole dé-figurée. De sorte que Novarina évoque la "sainteté du clown", "la preuve comique" (Devant la parole, 83 et 152) ou le "sacrifice comique", la "preuve par le pantin" (Lumières du corps, 15 et 18). La dé-figuration de la langue, tout aussi libératrice que celle du corps, est manifeste dans des verbigérations qui, échos des fatrasies médiévales et des coqs-à-l’âne baroques, cancérisent le corps verbal par toutes sortes d’altérations, inversions et inventions, de déformations et de combinaisons lexicales et phoniques. Relèvent de la verbigération le "babil" des ouvriers des premières pièces, le chant des "culs grinçaux", "sons de la lutte des morts", les micro-récits autobiographiques qu’entreprennent de nombreux personnages, les bulletins d’informations débités par les grotesques hommes-troncs… Plus généralement, la spécificité du verbe novarinien réside dans l’art de l’incongruité, que Pierre Jourde définit comme la tension entre le surplus de sens (sursignifiant) et le déficit de sens (insignifiant), comme la désappropriation du propre, "l’exténuation des choses singulières" : "Cette nécessité de l’excès, de l’impropriété comme dépouillement du langage, qui permet seule de dépasser l’alternative de l’affirmation ou de la négation, impose le bouffon […]. L’opérette est l’art de l’exagération bouffonne et du petit détail idiot – c’est-à-dire de la particularité injustifiée" (La Littérature sans estomac, L’Esprit des Péninsules, 2002, p. 271).

 

Ainsi, mêlant références bibliques et comiques (propos fictifs de Louis de Funès), Devant la parole nous rappelle-t-il que le théâtre est un lieu d’interrogation sur nos représentations verbales et visuelles de l’homme et du monde. Jeté dès sa naissance dans l’espace furieux du langage, l’homoncule novarinien, comme l’homoncule beckettien, ressent à chaque instant le tragique de sa condition. Regrettant d’être né, c’est-à-dire d’être tombé, non pas dans la vie, mais dans "la mécanique humaine" (La Scène, p. 23), il fait l’expérience comique de l’inadéquation entre le corps et l’esprit, l’homme et le monde : "Nous sommes au monde mais nous ne sommes pas du monde", peut-on lire dans L’Origine rouge (p. 156). Un Homme Pantalon de La Scène résume ainsi ce qui apparaît à la fois comme le destin de l’acteur et celui de tout homme : "Ma vie est l’histoire d’une marionnette agitée par les choses déjà toutes dites" (p. 32). Au sentiment d’étrangeté que ce fantoche lorrain éprouve devant l’existence ("Ah que je m’étonne d’être !") répond l’angoisse existentielle du fantoche de Gugusse : "Je m’ennuie de ma grosse marionnette" (p. 27). Les pièces de Novarina sont des farces métaphysiques – des opérettes –, en ce sens qu’elles n’ont de cesse que de mettre à nu la pantinitude humaine.

© Pour les photos (La Scène et L’Acte inconnu – affiche et spectacle), tous droits réservés à l’auteur et aux photographes Jean-Paul Lozouet et Olivier Marchetti.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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