[Chronique] Didier Éribon, Retour à Reims (réédition Flammarion/Champs)

[Chronique] Didier Éribon, Retour à Reims (réédition Flammarion/Champs)

janvier 6, 2011
in Category: chroniques, UNE
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Didier Éribon, Retour à Reims (Fayard, 2009) ; réédition Flammarion, Champs/essais, automne 2010, 247 pages, 8 €, ISBN : 978-2-08-124483-2. [Voir le site de l’auteur].

Avant même que ne soit publié au printemps prochain mon article de recherche ("Retour à / retour sur… Sociogenèse d’un paradigme heuristique : Retour à Reims de Didier Éribon", revue Tumultes, Université de Paris VII, Kimé éditions) et que, en ouverture d’un work in progress sur la subversion, les derniers livres de Didier Éribon ne fassent l’objet de deux articles (Bernard Desportes sur Retour à Reims et Fabrice Thumerel sur De la subversion. Droit, norme et politique, éditions Cartouche, automne 2010), à l’occasion de la réédition en poche de ce Retour à Reims, voici une analyse synthétique de cette autosocioanalyse exemplaire.

Pour Didier Éribon, Reims est "le lieu d’un ancrage familial et social" qui lui a été insupportable et qu’il lui a fallu "quitter pour exister autrement" et devenir lui-même. Aussi, après la mort d’un père machiste et homophobe dans lequel il ne s’est jamais reconnu, son retour lui est-il des plus pénibles : il se trouve confronté à la part enfouie de lui-même qu’il croyait disparue, à un espace social originel avec lequel il a rompu, un habitus primaire qui lui servait jusqu’à présent de repoussoir… Mais, dans le même temps, parce que l’émancipation s’était jadis doublée d’une amputation, les retrouvailles avec sa mère produisent un effet thérapeutique : "Quelque chose se réparait en moi". À l’égard de ce père décédé, par rapport auquel il s’est toujours senti étranger, en lieu et place d’un deuil ou d’une douleur quelconque, l’auteur ressent "l’impérieuse obligation" de s’interroger sur lui-même comme sur celui qu’il a méconnu faute d’un possible dialogue. C’est précisément la raison pour laquelle ce retour effectif et affectif constituant "un voyage mental et social impossible à accomplir" − dans la mesure où, pour un transfuge de classe, il ne saurait y avoir d’adéquation entre situation présente et situation ancienne − se révèle l’agent catalyseur d’un retour réflexif qui, ressortissant à l’"autobiographie transfigurée en analyse historique et théorique", vise à mettre fin à son exil en objectivant l’histoire familiale et en reconstruisant sa propre trajectoire de déclassé par le haut (Hoggart).

Les deux modèles autosociobiographiques essentiels desquels se réclame l’auteur sont ceux élaborés par Annie Ernaux et Pierre Bourdieu. Pour lui, dans La Place (1984), Une femme (1987) ou La Honte (1996), Annie Ernaux : "évoque à merveille ce malaise que l’on ressent lorsqu’on revient chez ses parents après avoir quitté non seulement le domicile familial mais aussi la famille et le monde auxquels, malgré tout, on continue d’appartenir, et ce sentiment déroutant d’être à la fois chez soi et dans un univers étranger." Si, comme l’écrivaine, le sociologue a connu la honte et le déchirement de l’entre-deux, néanmoins, leurs expériences divergent : la haine qu’il vouait à son père − dont il découvre que la raison est en partie liée à la honte sociale, ce dernier incarnant le monde ouvrier qu’il a voulu fuir à tout prix − a occasionné une rupture totale à l’âge adulte permettant de mieux comprendre son absence de deuil immédiat et sa relation de distanciation froidement objective au milieu d’où il vient. Se situant, non pas par rapport au champ littéraire, mais à celui des sciences humaines, il ne cherche pas à explorer les abîmes de la perte de soi (dans la honte, la passion amoureuse ou l’écriture) ; ce qu’il met en place, c’est une archéologie de la subjectivation qui, cette fois, remonte de la  honte sexuelle à la honte sociale. Par ailleurs, il se définit par rapport à la sociologie critique de Pierre Bourdieu, et en particulier son Esquisse pour une auto-analyse (Raisons d’agir, 2004). Plus encore que l’aspect lacunaire de l’entreprise − mais c’est là le propre de toute "esquisse", et pour avoir été la cible de multiples attaques, Pierre Bourdieu se gardait bien de livrer tout élément susceptible d’être récupéré par ses adversaires −, est visé un impensé d’ordre sexuel : certaines pages sont sous-tendues par une antinomie masculin/féminin qui, selon Didier Éribon, expliquerait son choix de la sociologie contre la philosophie… Quoi qu’il en soit, cette critique est révélatrice de son projet constitutif : comprendre pourquoi il lui "fut plus facile d’écrire sur la honte sexuelle que sur la honte sociale", opérant la transposition des habitus de classe aux habitus sexuels. La solution de facilité fut en effet pour lui d’expliquer la rupture avec son père et le milieu familial par son homosexualité ; mais ce que découvre Didier Éribon dans et par son auto-analyse, c’est la nature sociale de son malaise : la tache originelle qui l’affecte est que le monde ouvrier dont il provient est non seulement homophobe et raciste, mais en plus, pour une large part, évolue sur l’échiquier politique de l’extrême-gauche à l’extrême-droite… La sociogenèse individuelle et familiale débouche donc, dans le droit fil de précédents livres comme Réflexions sur la question gay (Fayard, 1999) ou Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean Genet (Fayard, 2001), sur "une théorie de la domination et de la résistance, de l’assujettissement et de la subjectivation". Prenant le parti des dominés (homosexuels, Juifs, Noirs, etc.), il étudie la mutation de l’être-minoritaire (assujettissement) au devenir-minoritaire (subjectivation socioculturelle).

L’auto-socioanalyse de Didier Éribon contient également ses non-dits et sa part d’implicite : concernant le jeune Didier, quels sont les tenants et aboutissants du processus salvateur ? Trotskyste de seize à vingt ans, pourquoi n’a-t-il pas poursuivi dans cette voie, plus libérale en matière de mœurs ? Comment concevoir émancipation et idéologie communiste dominante ? Pourquoi avoir attendu l’effondrement du paradigme marxiste pour s’en libérer ? Bien que le texte soit souvent concis ou des plus allusifs, reconstituons sommairement ici le scénario Éribon : contre l’hostilité du père et pour réaliser le désir frustré de la mère, le jeune Didier se lance dans des études de philosophie (féminin versus masculin), trouvant dans une conduite de fuite le moyen de sublimer son origine (le marxisme comme idéalisation de la "classe ouvrière" et donc, de fait, comme solution pour fuir les "ouvriers réels")… Prenant ensuite acte de la discordance entre marxisme et mutation du monde ouvrier, marxisme et homosexualité, il s’appuie sur les travaux de l’historien Zeev Sternhell pour appréhender le passage du vote communiste au vote frontiste ; sur les cultural studies, la sociologie critique de Bourdieu, des philosophes comme Foucault et Deleuze, pour penser la subjectivation minoritaire, définissant ainsi, par exemple, la spécificité de l’entre-deux gay : "ce qui caractérise les vies gays ou queer, ce serait plutôt la capacité − ou la nécessité − de passer constamment d’un espace à l’autre, d’une temporalité à l’autre (du monde a-normal au monde normal et vice-versa)".

Ainsi, la sociogenèse critique du minoritaire a pour objet le dévoilement scientifique et politique des mécanismes de domination comme "de la production des subjectivités minoritaires". Le ton est parfois à la révolte : préférant cette fois Althusser à Bourdieu, Didier Éribon n’hésite pas à "parler d’une guerre implacable menée par la société, dans le fonctionnement le plus banal de ses mécanismes les plus ordinaires, par la bourgeoisie, par les classes dominantes, par un ennemi invisible − ou trop visible − contre les classes populaires en général"… Le texte se fait alors injonctif : que faire ? Rien moins que poser les bases d’un avenir à/pour la gauche.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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