[Chronique] Emmanuel Rabu, Futur fleuve, par Sylvain Courtoux

[Chronique] Emmanuel Rabu, Futur fleuve, par Sylvain Courtoux

octobre 12, 2011
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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Emmanuel Rabu, Futur fleuve, éditions Léo Scheer, coll. "Laureli", octobre 2011, 112 pages, 16 €, ISBN : 978-2-7561-0344-0.

Ils ne sont pas nombreux les écrivains de ma génération qui ont réellement compris (je souligne) qu’une partie de la survie (oui, c’est bien LE mot) de la poésie de recherche, contemporaine & expérimentale, passait par la ré-appropriation des codes, des thèmes, des formes et des contenus de la culture Pop-ulaire.

Aux Etats-Unis, il existe un terme pour désigner ces auteurs qui, non seulement imprègnent leur livre de culture et de références "pop", mais dont les oeuvres elles-mêmes ont pour forme/thématique (référence) majeure la culture Pop ; ce terme est l’Avant-Pop. Ces auteurs anglo-saxons, qu’ils soient Kathy Acker, Raymond Federman, Norman Spinrad, William Gibson, Christopher Priest, Ronald Sukenic, Philip K. Dick, James G. Ballard, Thomas Disch, Thomas Pynchon, Chuck Palahniuk, Douglas Coupland, Edgar Hilsenrath, John Brunner, Gilbert Sorrentino, William S.Burroughs, Neil Stephenson, Eugène Nicole, Max Brooks, Nicole Brossard, Samuel R.Delany ou Harold Jaffe, ont tous en commun un usage expérimental ou formaliste de la langue mixé à une attention plus ouverte que la moyenne aux phénomènes, événements, héros/héroïnes (du cinéma, de la musique, de la mode, de la BD, du sport, de la criminalité, de l’Histoire, …), aux mythologies, aux thématiques, etc. Pop.

Et en France, me direz-vous ? En France, les romanciers contemporains (qu’ils soient de S-F, de Polar, d’Autofiction, les Star-lettres, etc.) s’y mettent depuis le tout début de ce vingt-et-unième siècle (Fabrice Colin, Claro, Chloé Delaume, Guillaume Dustan, … ), mais c’est dans la Poésie Expérimentale (eh oui, faut bien défendre son propre bifteck), à la fin des années quatre-vingt-dix, qu’on a pu voir les premiers textes représentant véritablement cette tendance (qui n’est pas pour moi une nouvelle mode mais une nouvelle manière de faire une littérature en prise directe avec le "réal" de son époque) : Christophe Fiat (Ladies in the dark), Manuel Joseph (Heroes are heroes are…), Christophe Hanna (Petits poèmes en prose), Véronique Pittolo (Héros) ou Nathalie Quintane (Jeanne d’Arc) ont pu en être les (hérauts) précurseurs.

Aujourd’hui c’est un roman de Science-Fiction expérimentale comme Futur fleuve d’Emmanuel Rabu qui en accentue encore l’impact comme tendance majeure et capitale d’une littérature qui se veut, non seulement, réellement moderne mais aussi, in fine, visée directe de la psyché contemporaine mondiale.

Mais que les détracteurs et autres anti-fans-de-S-F se rassurent, ce livre a beaucoup plus à offrir qu’un simple amoncellement de scènes, de thématiques ou de personnages de la Science-Fiction la plus traditionnelle — même si, d’une certaine manière, on peut dire qu’ici Rabu en exemplifie les codes de la plus belle (et moderne) des façons. Car ce qui intéresse en premier lieu Emmanuel Rabu est bel et bien la littérature et la poésie expérimentales, et cela on le voit dès qu’on aborde les premières pages du livre.

Futur fleuve est tout d’abord un road-movie. On est en 2021, pendant ce qu’on appelle en S-F un hiver nucléaire (il est question dans le livre d’un « impact » nucléaire, qu’on sait important puisqu’il a changé la face du monde, transformant la Terre en une espèce de lieu de la survie ultime dont on rapprochera l’univers, la question du carburant étant là aussi centrale, des films de la série Mad Max, mais un « impact » dont on ne saura, au fond, rien) et on suit le trajet d’une bande de personnages (Ada, Ana, Sven, Francès, Doutzen, Volker — personnages dont on ne sait pas non plus grand-chose, et certainement pas leur nombre exact, mais ce "manque" est pour beaucoup dans la confusion que veut semer l’auteur dans l’imaginaire des lecteurs / confusion qui est LA confusion absolue et totale de ce monde d’après-l’impact) jusqu’à la fin du livre et leur arrivée à Enuma Elish. Ce trajet est le roman. Puisque c’est à partir de ce trajet (et des différents endroits que les "héros" traversent — les différents lieux d’arrêt sont d’ailleurs (très) souvent les têtes de chapitre même comme Dominus Flevit, Bassin de Bethesda, Copenhague, Village de Biogen Dec., etc.) qu’Emmanuel Rabu va construire son dispositif textuel et sa dramaturgie. Mais comme Emmanuel Rabu est avant tout poète (avec une tendance/préférence, dans ce livre, à la poésie froide, objectiviste et minimaliste post-Royet-Journoud, matinée de S-F, comme le montrent ces vers : « vitriol. // Gaz, orgues basaltiques. // Le seizième jour, ils retrouvèrent la piste. // Pluie noire. // Vents. »), ce n’est ni la dramaturgie (l’intrigue), ni la psychologie de ses personnages qui l’intéressent. Ce qui compte le plus dans ce livre c’est la constitution d’un Univers confusionniste et inédit, d’un Univers, donc, Post-Apocalyptique, et des dispositifs textuels engagés pour pouvoir décrire et raconter cet Univers. Rabu, dans ce livre, use de toutes les techniques de la narratologie romanesque contemporaine, et c’est cette multiplicité et cette hybridation narrative qui signe le dispositif plastique (original) de ce roman comme roman expérimental : comptes rendus d’expériences scientifiques, fiches biographiques, extraits d’interviews, extraits de journaux, fiches topographiques, listes, etc. Dispositifs narratifs multiples et métissés ayant pour dessein de faire vivre l’univers sombre et désenchanté du roman. Et ça fonctionne plus que bien. Et c’est cette fulgurante modernité qui place le livre dans le sillage avant-pop dont je parlais plus haut, et notamment dans la lignée de certains romans indécidables français composés dans le sillage d’une S-F revitalisée et toujours d’actualité (je pense ici aux derniers livres de Xavier Serrano, de Benoit Ritt, de Clément Ribes ou à Babylone (trilogie) de Jérôme Bertin).

Quand je disais, à l’instant, que ce livre exemplifie de la façon la plus moderne les grandes "scènes" et les grands codes de la S-F, c’est (aussi) exactement cela. On y retrouve, en effet, que cela soit dans la description des lieux (« des immeubles [de cinquante étages] reliés par des couloirs suspendus », « « Les anciennes voies de tramways, de métro, de RER servent toujours de circuits de régulation. La limite de la ville est définie par l’envahissement des ronces et le confinement entretenu des virus (…) » », etc.), ou la description des personnages (figures, seraient le mot le plus approprié) : « Des légions d’androïdes comme les bandes larvaires de criquets et leurs essaims (…) », « (…), ex-contrebandiers, marchands d’armes, pêcheurs, loutres domestiquées, (…). Pirogues dont les rameurs portaient autour du cou des foulards pour se protéger de la morsure des animaux volants », « L’immense entrepôt converti en usine pour fabriquer les androïdes et les gynoïdes » — et autres cyborgs, pirates, hommes en treillis, esclaves, car parfois, dans le livre, nous ne sommes jamais très loin de certaines descriptions guyotiennes où tout se monnaie, tout s’achète et se vend, dans la confusion et l’anarchie la plus totale — tout ce que la S-F contemporaine, depuis la new-wave anglaise des seventies et le mouvement cyber-punk des années 80, a créé comme figures futuristes ou anticipatrices. Et, c’est en se jouant ainsi des codes pop tout en parvenant à faire vivre un dispositif textuel inédit, qu’Emmanuel Rabu arrive à faire exister son univers post-apocalyptique dans l’imaginaire du lecteur. Car dans cette économie narrative (les ellipses, ici, sont légions), descriptive et psychologique, c’est bien l’imaginaire du lecteur qui fait le gros du travail, et en cela, le livre, une fois refermé, et c’est bien là, certainement, la plus grande de ses victoires, ne parvient pas à s’oublier. Un univers qui ne finit pas de nous hanter. Comme dans les meilleurs livres et les meilleurs films du genre. Et si ce livre arrive à nous faire oublier qu’il existe une S-F pauvre de dispositif et d’imaginaire, c’est le grand mérite de ce livre de nous redonner (foi et) envie de lire une S-F intelligente, expérimentale, pop-ulaire et poétique. Avant-pop, en somme. Big respect, man.

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rédaction

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