[Chronique] Actons avec Novarina ! <strong>L'Acte inconnu</strong> à La Rose des Vents (Scène nationale, 59)

[Chronique] Actons avec Novarina ! L’Acte inconnu à La Rose des Vents (Scène nationale, 59)

février 2, 2008
in Category: chroniques, UNE
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  Suite à ma chronique du 23 janvier dernier, je voudrai maintenant passer du texte au spectacle, terme qui ne saurait ici être remplacé par le label sophistiqué de "mise en espace d’un théâtre pour les oreilles" : d’une part, la dimension spectaculaire des pièces de Valère Novarina, non seulement est indéniable, mais en plus s’est accrue à partir de L’Opérette imaginaire ; d’autre part, quoique Valère Novarina occupe une position à part – à la fois auteur, metteur en scène et le plus souvent peintre-décorateur -, la totalisation textuelle est bel et bien mise à l’épreuve de sa détotalisation postdramatique, dans la mesure où, dès lors qu’elle est ouvrée, la suite de "séquences chaotiques" dépend de la performance d’acteurs dont l’inventivité est, non pas muselée, mais débridée. Autrement dit, dans la perspective de ce théâtre qui oscille entre exposition textuelle et création non textuelle, la présentation de L’Acte inconnu est un anthropostdrame qu’il faut ouïvoir.

À nouveau je tiens à remercier vivement Olivier Marchetti pour ses photos originales.

Actes dans l’inconnu

La fièvre, ce mélange de tension et de ferveur, est perceptible dans les coulisses comme sur la scène, avant, pendant et après le travail, chez les acteurs comme chez l’auteur-metteur en scène : en quelques répétitions, il faut remettre en branle L’Acte inconnu pour la dernière tournée, avec pour inconnues le remaniement occasionné par le départ prévu de Dominique Pinon vers d’autres horizons (Manuel Le Lièvre reprenant – ô combien ! – à son compte la figure de Raymond de la Matière), la rentrée de Michel Baudinat – souffrant depuis quelques mois – et l’arrivée de deux recrues, Adélaïde Pralon (La Femme spirale, à la place de Agnès Sourdillon) et Marc Zammit (Le Déséquilibriste, au lieu de Léopold von Verschuer). Mais rien d’impossible pour cette troupe justement nommée L’Union des contraires : d’horizons différents, les acteurs novariniens savent néanmoins manifester une solidité dans l’adversité, une solidarité dans la générosité. Tous unis pour le sacrifice comique !

Actes dans et pour l’inconnu

Car, régie par un rituel comiquement sacrificiel, la scène novarinienne est un offertoire d’opérette : écartelés entre le trou originel et le trou funèbre, jetés dans le trou éclairé de la scène comme de la vie, conscients qu’ils sont élus par leur fragilité même pour incarner la condition (in)humaine, les acteurs se dépouillent de leur être social pour expérimenter leur pantinitude, prendre des nouvelles de leur être-fou, mesurer "du vide la catastrophe" (p. 116), interroger leur vide ou leur matière (verbale ou non verbale), laisser le vide agir en eux ; ces champions de vide renoncent à leur identité pour n’être que pantalons agités, montreurs d’Homme à l’écoute de leurs "trous catastrophiques".

Pour eux, rien de pire que de n’avoir pas agi. Et agir, c’est pour eux sortir de l’humain pour explorer leur animal ; c’est mourir à leur humanitude pour renaître dans et par le souffle de la parole poétique ; c’est être agi par le texte pour mieux connaître la vie. Comme le Déséquilibriste (magistral Marc Zammit !), chaque acteur doit assumer son portement de voix, se révéler Athlète du Verbe (la stature de cet ancien lutteur qu’est Jean-Yves Michaux a ici valeur d’emblème !) ; à chacun sa planche pour, non pas résister héroïquement à la faculté trompeuse, mais se laisser emporter par elle, happer par le vertige, appeler par le non-être, pour ne pas dire l’inconnu… Une telle mise en danger – un tel déséquilibre ! – présuppose que chaque acteur novarinien évolue en catastrophe, en perdition

Un tel savoir-acter – qui confine à l’acte inconnu par excellence ! – ouvre la pièce sur l’espace raréfié de l’art total : le réspectacle novarinien offre en effet un extraordinaire éventail disciplinaire, générique et tonal, mêlant cirque, chant, danse, musique, opéra, arts plastiques, architecture (verbale et non verbale) ; descriptif, narratif, déclamatif ; lyrique, tragique, onirique, parodique, machinique, apocalyptique, clownesque, carnavalesque ; pantomimes, lazzis, pitreries, acrobaties… Saluons donc les "cascades de duos", l’opéra catastrophique de Olivier Martin-Salvan, les époustouflants numéros de Manuel Le Lièvre, les exercices de parleur-en-trop et de ventriloque dont nous gratifie Dominique Parent, les excentricités logologiques de Marie Nicolle, l’être-d’outremonde de Michel Baudinat, l’être-impétueux de Myrto Procopiou, l’être-hiératique de Alice Carel et Valérie Vinci…

Douze acteurs bien accordés…

Après le cadre grandiose (démesuré ?) de la Cour d’honneur à Avignon, la tournée marque le retour à des espaces plus mesurés, où les apostrophes aux spectateurs retrouvent toute leur portée – les acteurs appréciant du reste la proximité du public. Dynamisés par "la portée rythmique" du texte, en épousant les variations d’acte en acte, les douze acteurs sont "bien accordés", "posés justes sur le fil du temps" (p. 149), actant le long de ce fil rouge qui relie les deux antres triangulaires, de la même façon que la transsubstanciation novarinienne s’opère de bouche à oreille – c’est-à-dire entre deux trous catastrophiques. C’est cette frontière écarlate qui réalise le départ entre humanité et animalité ; c’est elle qui fait front à la troisième entrée, celle de la bouche infernale, de la langue d’en bas…

Tandis que vient de s’achever l’étape villeneuvoise, et avec elle, quasiment, la tournée du dernier volet de la trilogie (après L’Origine rouge en 2000 et La Scène en 2003), la conclusion s’impose : ravis par une telle maestria, un tel maelström, on ne peut qu’acter avec Novarina, et comme la scène novarinienne débouche toujours sur la Cène, partager le Repas poétique avec les acteurs – que l’on retrouvera sans doute plus tard, lorsque Valère Novarina aura terminé la nouvelle Révolution qui s’empare de lui et qui, assurément, infléchira une fois encore l’orientation de son oeuvre.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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