[chronique] Ce qu'on dit au poète en propos de fleurs de Fabrice Bothereau

[chronique] Ce qu’on dit au poète en propos de fleurs de Fabrice Bothereau

novembre 9, 2006
in Category: chroniques, UNE
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Le texte de J.C Pinson dévolu à l’éloge de P. Beck [NDLR : paru dans Le monde du 3 novembre 2006] pose au moins un ou deux problèmes. Ces problèmes ne concernent pas la qualité de l’œuvre (déjà) de Beck. Beck est un poète, personne n’en disconvient. S’il est un poète, pourquoi vouloir l’éloigner de ceux qui font office de poésie (sonore, actée, performée…), et le rapprocher de ce que n’est pas le poète ; un philosophe ? Les poètes sont fort peu lus. Même les plus connus ont des chiffres de vente totalement dérisoires (qu’importe). Aussi ne risque-t-on pas, à dire qu’un poète est philosophe, d’éloigner le lecteur ? Si le poète est philosophe, de quelle philosophie est-il le philosophe ? Autrement dit, où est la philosophie de Beck ? Cette question est absurde ; puisqu’il n’y a pas, à ce jour, de philosophie de Beck. Tandis que nous avons la poésie de Beck. N’est-ce pas suffisant ? Pourquoi vouloir toujours ramener le poète à un philosophe ? Ce qu’il n’est pas, et qu’il ne peut pas être. Et pourquoi donc ? Parce que, tout bêtement, ce n’est pas la même chose. Comme dirait Badiou, ce sont deux « procédures de vérité » distinctes. Il n’est pas possible de rabattre l’une sur l’autre.

On nous fait croire, spécialement en France, et depuis des décennies, que c’est possible, puisque le poète peut être interprété par le philosophe, quand le philosophe se met lui aussi à poétiser. L’exemple le plus illustre, celui qui fait trembler des générations d’étudiants et de thuriféraires, est évidemment Heidegger. Mais il serait temps d’arrêter le massacre ; tant de la philosophie, que de la poésie. On continue de rendre un très mauvais service à la philosophie et à la poésie tant que l’on mélange allègrement les disciplines, et, dirions-nous, les ascèses. L’ascèse du poète n’est pas du tout la même que celle du philosophe. La construction non plus. Il n’y a pas de concept chez un poète ; tandis qu’il y en a chez le philosophe. Il y a tant de différences qu’il est même inconcevable de vouloir les mêler, au point de les confondre. Ce mauvais service est un service funèbre. Nietzsche lui-même, lui le philosophe si métaphorique, avait bien distingué deux sortes de discours, le discours métaphorique, et le discours rationnel. N’est-ce pas clair ? Il n’y a pas de métaphore chez un philosophe. La métaphore, c’est le concept du poète. Ce n’est pas la même chose. On sent bien chez Pinson cette homogénéité du poétique et du philosophique ; ils se compénètrent. Cette compénétration étant — avec la musique — le but suprême que doit se fixer la poésie. Mais pas du tout.
Que l’on lise autre chose que Heidegger dans ce pays, et que l’on redécouvre enfin ce qu’est la philosophie. On arrêtera de mélanger deux disciplines très vitales, mais distinctes. Bien sûr, il n’y a pas que Heidegger, il y a aussi Derrida, mais aussi Deleuze ; des auteurs qui ont allègrement claironné pendant des années ce qu’il en était de la littérature, de l’écriture, de la poésie. Avec toujours cet air mystagogue de celui qui sait, parce qu’il a beaucoup pensé. La pensée ! L’affaire du poète. Il faut que le poète pense. Là encore, lignage heideggerien. La pensée ; employé dans le registre heideggerien, est un mot-ascenseur, comme dirait Ian Hacking. Un mot qui, sitôt énoncé, n’attend plus que l’encens et le recueillement solennel. Qui pense ? Qu’appelle-t-on penser ? Cette stupide question rendue si vénérable par cet idiot de souabe qui se prenait pour un oracle.
Le poète pense. Qu’on se le dise. Philippe Beck pense ! Qu’on se le tienne pour dit. Et ne venez pas vous y frotter ! Tout cela est assez grotesque. Evidemment que Beck pense. Si nous le lisons, c’est parce que ça pense. Mais comment ça pense, ici, n’est pas l’affaire d’une philosophie ; mais d’une poésie. Comment décrire la pensée de la poésie ? Affaire d’écriture. Il faut se débrouiller avec ça ; avec la pensée asymbolique que le poète nous donne à penser avec des symboles. Pensée asymbolique, parce que non-objectivable. On ne peut pas objectiver la poésie ; c’est ce qui fait sa force, sa résistance, et sa particularité spécifique (la poésie en tant qu’espèce technique de l’appareil moteur humain). L’inobjectivable, c’est la métaphore. A l’inverse, le discours du philosophe est objectivable ; il sert justement à ça.
Arrêtez de dire que le poète est philosophe. Le dire, c’est une monstruosité. De la même manière qu’un philosophe poète serait une monstruosité. Nous en connaissons au moins un (qui plus est mauvais philosophe et mauvais poète) ; et c’est bien assez.
Enfin, on nous permettra de nous étonner de l’exclusion, par Pinson, de la poésie sonore, performative, etc. Apparemment, là n’est pas la vraie poésie. Mais alors Jaufré Rudel, Guillaume d’Aquitaine, Guillaume de Machaut ? Ce ne sont pas des poètes ? Ils chantaient leurs poèmes. Le canso était plus important que l’écrit. Mais alors Homère ? Pas un poète ? Mais alors Tristan Tzara, qui déclamait au Cavalier Bleu ? Il est dommage qu’un poète écarte d’entrée de jeu ce qui fait pourtant partie intégrante de la poésie ; son chant, sa diction, son élocution, sa sonorité. Comme s’il fallait encore ramener ça du côté du théologique ; l’Ecriture. Le poème s’écrit, c’est là qu’il est le plus poème. N’est-ce pas que cette vision de la poésie est quelque peu étriquée ? Mallarmé donnait-il à lire ses poèmes à ses fameux Mardis ? Non. Il les disait. Mallarmé avait une idée très négative de l’écriture, de l’écriture en tant que matérielle — de l’encre sur du papier —, c’est pourquoi il est si articulé et sonore — le Coup de dé étant une tentative justement inouïe pour tenter de remédier à l’inesthétique journalisme de la mise en page. Mallarmé, pas un poète ?

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rédaction

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3 comments

  1. sheket

    Entre autres volutes protoxydo-azotiques émanant de ce texte dévolu à l’éloge du Slam (de l’anglais transitif to slam (slammed, slammed), claquer avec fermeté) :

    – « Il n’y a pas de concept chez un poète ; tandis qu’il y en a chez le philosophe. », tandis que plus loin : « La métaphore, c’est le concept du poète. » Voui voui voui…

    – « Affaire d’écriture. Il faut se débrouiller avec ça ; avec la pensée asymbolique que le poète nous donne à penser avec des symboles. » et « Arrêtez de dire que le poète est philosophe. » Oui hein! parce que, ça donne mal à la tête!

    Enfin, me semble-t-il, une question des plus sérieuses : est-ce pour faire un clin d’oeil à la réputation doxographique du philosophe J.-C.Pinson qu’il est demandé :
    « Si le poète est philosophe, de quelle philosophie est-il le philosophe ? Autrement dit, où est la philosophie de Beck ? » ?
    Mais la réponse est dans le texte : « Cette question est absurde […] » Et en effet vu d’ici, on a pas mieux.

    Fermement donc, avec Fabrice Bothereau, et pour J.-C. Pinson : qu’on arrête d’écrire – et de publier – n’importe quoi!

    Merci.

    (P.S. : « Le 1er commentaire sera modéré. Ensuite, il apparaîtra automatiquement, mais pourra être modéré à postériori. » Je fais le pari que… )

  2. Gaelle Théval

    Mallarmé, un poète : qui n’avait pas une « idée très négative de l’écriture » en tant que matérielle, et visuelle. Contre la langue des journaux, mais impressionné par leurs possibilités visuelles : « L’affiche, lapidaire, envahissant le journal – souvent elle me fit songer comme devant un parler nouveau et l’originalité de la Presse », ou « Les articles, dits premier-Paris, , admirables et la seule forme contemporaine parce que de toute éternité, sont des poèmes – voilà, plus ou moins simplement » (Igitur)

    Poètes concrets, poètes visuels : pas des poètes?

    Restreindre la poésie à son « oralité » (ici malencontreusement confondue avec la poésie sonore – ce n’est pas la même chose) est aussi « monstrueux » que l’assimilation poète – philosophe.

    Surtout, c’est se tromper de cible : Pinson ne pense pas à l’écriture en tant que matérielle lorsqu’il emploie le mot. Pour lui, concrets, visuels, performers et sonores sont à mettre dans le même sac du « spectacle ».

    Le problème avec Pinson, c’est qu’il semble continuer à croire que la performance, la poésie sonore, concrète, vidéo etc. procèdent d’une volonté d' »ajouter » quelque chose à la « poésie », de la spectaculariser, pire, de la faire entrer dans le « culturel ». Il semble incapable ne serait-ce que de concevoir que la poésie peut prendre ces formes là, peut même se réinventer dans ces formes-là.
    Mais on comprend mieux cet aveuglement inouï à la lecture de cette formule : « l’art du sens et pas seulement l’art tout court ». Ah oui, bien sûr : l’art n’a pas de sens, sommes-nous bêtes – comme des peintres?

    PS au premier commentaire : penser à arrêter de parler pour ne rien dire

  3. Fabrice Thumerel

    On ne peut qu’inviter ceux qui s’engagent un peu trop vite à : 1. prendre connaissance du long et riche débat qui, depuis une dizaine d’années, approfondit les relations entre poésie et philosophie; 2. découvrir la longue réflexion que nous offre Jean-Claude Pinson, philosophe et poète, au fil de ses essais.

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