[Libr-relecture] Christophe Marmorat, La Fille du froid, par Périne Pichon

[Libr-relecture] Christophe Marmorat, La Fille du froid, par Périne Pichon

janvier 16, 2014
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Libr-relecture] Christophe Marmorat, La Fille du froid, par Périne Pichon

Après La Direction des risques, Périne Pichon remonte au 4e tome de la série "Ancrage". Nos remerciements à l’auteur pour ses précisions et le dialogue ouvert.

 

Christophe Marmorat, La Fille du Froid, série « Ancrage », t. 4, 231 pages, 18 €, ISBN-978-2-9535444-3-5.

 

La Fille du froid est un personnage énigmatique, femme, sœur, ou guide spirituelle, elle est au cœur du quatrième tome de la série Ancrage, de Christophe Marmorat. Expérience d’écriture musicale, Ancrage est aussi une expérience de la découverte et de la maturation de soi, d’où les deux pôles complémentaires que nous retrouvons à la lecture de La Fille du Froid : réflexivité et créativité.

La Fille du Froid se lit comme une composition architecturale : d’abord, l’importance de l’intégrité est mise en texte, en tant que ligne de conduite primordiale pour l’auteur. C’est en suivant cette ligne que l’auteur et le lecteur sont préparés, l’un à donner, l’autre à recevoir, en pleine confiance. L’intégrité est une valeur humaine qui doit être solidement implantée pour que s’échafaude au-dessus d’elle une ligne de conduite et une ligne d’écriture. Être intègre donne l’assurance nécessaire pour pouvoir assumer le « lâcher-prise » dans lequel l’écriture prend naissance : « J’ai appris à écrire sans réfléchir, sans penser, j’ai appris à écrire en me contentant de restituer ce que je visualisais dans la salle de cinéma de mon inconscient et de mon imagination. » écrit Christophe Marmorat sur une mélodie de Dire Straits, Private Investigations. Cette intégrité, enfin, correspond au gage « d’authenticité » sur lequel insiste lui-même l’écrivain. L’écriture se donne, et, en tant que don, elle est sincère.

L’intégrité reflète donc un des fondements de l’architecture musicale. Après elle, se cimente une deuxième base : une réflexion sur l’écriture musicale, ce qu’elle représente, ce qu’elle est. Dans ces réflexions, voire ces semi-confidences, nous lisons la construction d’une sensibilité, d’une écriture et d’un idéal esthétique dans la musique, la découverte de l’importance de l’échange, et surtout de la rencontre. Or, « La Fille du Froid, explique l’auteur, est née d’une rencontre ». Et c’est une rencontre que révèle et propose La Fille du Froid ; une sorte d’échange où les êtres se livreraient complets et complexes.

Dernière base des fondations de La Fille du Froid, les « Tentatives d’écritures philosophiques » montrent à l’œuvre la maturation de la réflexion et la progression de la quête du beau. Les fondations ainsi construites, l’ouvrage peut déployer son architecture poétique ; après ces « écritures philosophiques », nous basculons dans l’écriture-création, voire l’écriture-libération, celle du « lâcher-prise ».

 

Le vent glacé déchire

Les êtres

Qui errent

Sans fin.

La Fille du Froid a un regard lointain, elle vient de

loin,

La Fille du Froid marche seule, depuis longtemps

dans sa vie.

 

(La Fille du Froid, I, Élodie Frégé, Les Rideaux)

 

Le voyage onirique en compagnie de la Fille du Froid est rendu possible. L’évasion vers le rêve, le fantasme, vers l’autre féminin, la « belle altérité », ne peut prendre une réelle ampleur, une véritable signification qu’avec, en parallèle, des appuis identitaires solides, d’où cette répartition entre textes de création et textes de réflexion. La Fille du Froid représente un imaginaire. Solitaire, elle s’offre, s’expose librement, sur scène ( La Fille du Froid, V) ou en se donnant aux âmes blessées, brisées (La Fille du Froid, VII). Mais ce don de soi, la Fille du Froid l’apprend ensuite, pour être complet, doit aller de pair avec une pleine possession de soi : on ne peut donner que ce qu’on a. C’est sans doute pourquoi la Fille du Froid cherche son âme sœur, pour trouver une complétude grâce à la relation avec l’autre. La relation, en tant qu’action, s’imprime dans l’écriture d’Ancrage, où la musique rencontre l’écriture, et où la rencontre humaine occupe une place primordiale.

Toutefois, une part de hasard, ou de magie, entre dans la conjoncture permettant l’écriture musicale. La Fille du Froid est ainsi née d’une rencontre humaine, mais également d’une coïncidence entre un instant précis, cette rencontre, et d’une chanson Élodie Frégé. La voix humaine apparaît alors comme un des éléments de cette équation alchimique qui informe le texte. Rappelons- nous que la voix est un instrument de musique humain, le chant révèle ce que la musique peut avoir d’organique : la respiration, la vibration, la sensualité. Cette humanité de la musique permet de faire vibrer les consciences de celui qui écoute et écrit, et de celui qui écoute (peut-être) et lit. En ce sens, Christophe Marmorat évoque la recherche de points de résonance ou de vibration dans l’être grâce à la musique et l’écriture. Ces points de résonance activés grâce à l’interaction de la musique et de l’écriture ouvrent la sensibilité du lecteur vers un espace a-temporel, un espace de « transe » partagée entre les consciences. Cette « transe » se mue en « danse », une « danse de la relation », la rencontre et le lien demeurant au centre de l’écriture musicale.

Pour entrer en vibration avec le texte, pour entrer dans la « transe musicale », l’écrivain propose parfois une lecture musicale. Libre au lecteur d’accepter de les suivre. Mais si l’on applique ces indications, nous sommes amenés au cœur d’un « instant esthétique » créé par la conjonction des sensations et des arts reçus (photographie, poésie, musique…). La beauté d’une telle création artistique – il ne s’agit plus seulement d’une création d’écriture – tient à la part de contingence qu’elle a en elle : il faut que le lecteur soit disponible, accepte de jouer au jeu de l’artiste, qu’il accepte finalement de recevoir et d’être mené par le bout du nez… qu’il accepte la rencontre, la bascule dans une autre dimension.


« Aurèle louve, lecture expérimentale, Nude, Radiohead »

Conseil de lecture : Attendez d’entendre la basse (seconde n°40), comptez sept secondes au rythme imprégné par la basse et laissez-vous guider par elle, par la basse, tout au long de votre lecture. […]

Aurèle louve,

Elle louve,

à pas de loup.

 

Elle est si femme,

N’est-ce pas ?

 

Respirez lentement et, profondément.

 

Elle avance,

Elle balance,

Ses hanches.

 

Profondément.

 

Aurèle est une des figures féminines qui succèdent à La Fille du Froid. Si celle-ci a quelque chose d’idéal, celle-là est plus sensuelle, elle incarne la femme désirée et qui désire, un charme un peu sauvage, voire animal. Nous glissons vers l’érotisme au fur et à mesure que le livre s’achève :

 

Quand je t’aperçois, au loin dans la rue,

Aurèle,

Je me prépare à te sentir, à te respirer, à te humer,

Je me prépare à te goûter du nez.

[…]

Enfin tu es là devant moi,

Tu es là Aurèle,

Ma belle princesse glam.

 

(Poème à Aurèle, « Le parfum de ta peau »)

Le « je » désire le « tu », évidence illustrée par le jeu des pronoms : « Je » en sujet, « te » en complément d’objet. L’attente, perceptible dans l’action du verbe préparer, accentue ce désir. Un pré-plaisir précède le plaisir de : « sentir » « respirer, « humer », « goûter », bref de consommer le « tu » auquel s’adresse le poème, objet du désir. Mais cette consommation reste sensible ; elle est dans l’air, dans la respiration et la sensation. Il s’agit presque d’un plaisir éthéré, sensuel malgré tout. Cette adresse à un « Tu », on la retrouve dans le cycle de Petite Lucie, qui succède à Aurèle :

 

Tu déambules

Petite bulle de néant,

Folle noctambule,

Avec ton regard

De jeune démente.

 

Tu déambules,

Et tu vomis,

Dans le silence,

Qu’est ta vie.

Petite Lucie.

(« L’Histoire de Petite Lucie », II, Le vent nous portera, Sophie Hunger)

 

Observateur de son personnage, l’auteur est un conteur singulier, puisque c’est à celui-ci qu’il raconte son histoire. Comme s’il était plus facile de parler à un « tu » fantasmé, comme si pour naître, un personnage avait besoin d’être raconté. Comme si le personnage se retrouvait projeté sur le lecteur, interpellé également par ce pronom « tu ». Une réunion lecteur/personnage/auteur a lieu par ce simple pronom.

Mais l’interpellation au lecteur a lieu également sans la présence intermédiaire d’un personnage, comme dans le dernier texte de La Fille du Froid, « La Grâce des Sentiments » sur la musique des Beatles : Golden Slumbers. Cette mise en scène musicale est un ultime don au lecteur arrivé au bout du livre, un « au revoir » sur une dernière vibration musicale et sensible.

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rédaction

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1 comment

  1. Christophe Marmorat

    Bravo et merci encore Perine de l’acuité de votre regard notamment quant à « l’architecture » de cet ouvrage, la place de l’intégrité, l’importance récurrente des rencontres. J’apprécie aussi votre manière de considérer les personnages féminins que je mets en scène.

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