[Chronique] Le cinéma des poètes (collection), par Fabrice Thumerel

[Chronique] Le cinéma des poètes (collection), par Fabrice Thumerel

décembre 25, 2017
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
0 3769 12
[Chronique] Le cinéma des poètes (collection), par Fabrice Thumerel

Responsable du pôle cinéma aux Nouvelles Éditions Jean-Michel Place, Carole Aurouet a lancé la superbe collection "Le Cinéma des poètes" en 2015 : chaque volume compte environ 128 pages pour 10 € ; un mercredi par trimestre, une soirée est organisée autour de la collection au cinéma Les Trois Luxembourg (Paris 6e). En ces fêtes de fin d’année, une idée de cadeau qui vaut mieux que bien des "beaux-livres"…

"Puisque le mouvement est le signe de la vie même
et que le cinéma c’est de l’image en mouvement,
la conclusion du syllogisme sous-jacent est que la vie
c’est du cinéma" (A.-E. Halpern, Michaux…, p. 9).

Les douze premiers volumes sont centrés sur la première moitié du XXe siècle qui a vu naître et se développer cet art nouveau qui, comme la peinture au XIXe siècle, n’a pu que produire un impact sur l’imaginaire collectif et sur les autres arts :

      "Le cinématographe, aux yeux d’une génération, restera la meilleure hypothèse poétique pour l’explication du monde" (Aragon, Littérature, n° 16, 1920).

      "L’idée que toute une génération se fit du monde se forma au cinéma, et c’est un film qui la résume, un feuilleton. Une jeunesse tomba tout entière amoureuse de Musidora, dans Les Vampires" (Aragon, "Projet d’histoire littéraire contemporaine", Littérature, 1922).

      "On sait aujourd’hui, grâce au cinéma, le moyen de faire arriver une locomotive sur un tableau" (Breton, "Max Ernst", 1921).

      « Toute une lignée d’hommes modernes est dominée par "l’image mimique", de surcroît en mouvement ; et toute une génération d’avant-garde a paradoxalement trouvé dans le cinéma l’allié de sa contestation de la représentation traditionnelle ainsi qu’un outil de mise en doute de la formulation du réel par les arts » (A.-E. Halpern, p. 93).

En son premier tiers de siècle, le septième art – appellation de Canudo qui s’impose en 1921 – attire tous publics, avec sa Muse Musidora et son icône Charlie Chaplin. Si le cinéma est d’abord censé viser un "réalisme intégral", il est très vite perçu comme un moyen privilégié d’expression de l’intériorité ; les avant-gardes s’en emparent pour transgresser les frontières esthétiques et accéder à l’art total. Il devient rapidement populaire, parce que "c’est au cinéma que le désir d’amour est le plus chargé de pathétique et de poésie" (Desnos, "Amour et cinéma, 1927). Il fascine surtout parce qu’il offre "la palpitation de toutes choses" (Jarry), le "monde stupéfiant des rayons et des ombres" (Desnos), "la vision d’un œil, d’un œil mécanique, d’un œil extra-humain", celui-là même qui révèle "ce qu’il y a d’étranger en vous. Le singe" (Cendrars)… Blaise Cendrars, précisément, qui a écrit sur Charlot pendant quarante ans, y voit son "hydrothérapie". Également admiratif devant Charlot, cet "homme accéléré" qui lui inspire le personnage de Plume, Henri Michaux est ce "glouton optique" (Mourier) qui conçoit son travail de poète et de peintre en termes de cinématique ; aussi, outre l’usage métaphorique qu’il fait du cinéma pour exprimer le maelström d’images qui le submerge sous les effets de la drogue, il cherche dans cet art du mouvement "un style instable, tobboganant et babouin", et par là même à échapper aux contraintes des autres arts, à leur statisme. Son rêve : condenser toutes ses visions en cinquante secondes. Son ambition : « La caméra, pour être au plus près de ces productions de l’imagination, n’a plus qu’à se substituer à la conscience hallucinée et devenir "le regard intérieur du haschisé". » D’où sa déception après la réalisation du film documentaire avec Éric Duvivier, Images du monde visionnaire (1963), qui ne pouvait qu’être trop lent, manquer de fulgurance par rapport à l’œuvre rêvée.

Les surréalistes ne sont pas en reste, voyant le parti qu’ils peuvent en tirer ; et comme toujours ils placent la barre très haut : "Un film n’est surréaliste que s’il détient la force émotionnelle et commotionnelle d’un mythe" (G. Sebbag, p. 77). Envoûté par la puissance hypnotique de cet art qui stimule l’imagination et dont il souhaite à tout prix que soit préservée l’autonomie, Desnos produit de nombreux ciné-textes, qu’il convient d’intégrer dans l’œuvre pour leur rapport au merveilleux et leur créativité : il tente en particulier de transposer les figures de rhétorique dans l’écriture cinématographique. D’abord enthousiaste, Max Jacob est l’un des rares à se montrer rapidement très critique : "Ce n’est pas faire de l’art cinématographique que de mettre de la poésie, fût-elle moderne, en images. La poésie est justement le contraire des évocations par trop concrétisées".
Cette collection, qui se focalise sur les textes théoriques des grandes figures de la poésie contemporaines, nous fait par ailleurs (re)découvrir André Delons (1909-1940), à la fois critique de cinéma et poète du Grand Jeu ; Nicole Vedrès, la réalisatrice de Paris 1900 (1946), cette "transposition poétique" devenue mémorable… Laquelle dresse un parallèle entre montage cinématographique et travail de l’écrivain.

L’un des opus les plus réussis, élaboré par la directrice de collection elle-même, est consacré à Jacques Pervers. En quatre chapitres, la spécialiste évoque la poésie cinématographique de l’illustre écrivain qui était fasciné par les burlesques américains et par Fantômas : les ciné-textes des années 20-30, son cinéma visible (les grands films des frères Prévert et de Carné/Prévert) et invisible ("scénarios détournés", c’est-à-dire qui n’ont pas abouti à des films tournés). Humour et détournement surréaliste au programme ! Sans oublier que Carole Aurouet a su faire revivre pour nous tout un monde fascinant.

 

► La collection "Le cinéma des poètes" compte douze titres, depuis son lancement il y a deux ans. Par ordre de parution :
Aragon et le cinéma par Luc Vigier
Brunius et le cinéma par Alain Keit
Michaux et le cinéma par Anne-Elisabeth Halpern
Desnos et le cinéma par Carole Aurouet
Breton et le cinéma par Georges Sebbag
Fondane et le cinéma par Nadja Cogen
Queneau et le cinéma par Marie-Claude Cherqui
Prévert et le cinéma par Carole Aurouet
Cendrars et le cinéma par Jean-Carlo Flückiger
Delons et le cinéma par Karine Abadie
Jacob et le cinéma par Alexander Dickow
Vedrès et le cinéma par Laurent Véray

♦ Les deux prochains volumes paraîtront début 2018 :
Canudo et le cinéma par Fabio Andreazza
Duras et le cinéma par Maïté Snauwaert

♦ Sont en cours d’écriture : Duchamp, Artaud, Ponge, Genet, Lorca, Péret, Apollinaire, Saint-Pol-Roux, Pozner, Epstein, etc. Mais aussi des études transversales : les poètes du Grand Jeu et le cinéma, les poètes spatialistes et le cinéma, etc.

, , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

View my other posts

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *