[Chronique] Liliane Giraudon, Sade épouse Sade, par Ahmed Slama

[Chronique] Liliane Giraudon, Sade épouse Sade, par Ahmed Slama

février 11, 2021
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[Chronique] Liliane Giraudon, Sade épouse Sade, par Ahmed Slama

Liliane Giraudon, Sade épouse Sade, Les Presses du réel, coll. « Al dante », 2021, 88 pages, 10 €, ISBN : 978-2-37896-204-3.

 

On connaît Liliane Giraudon, sa poésie, sa prose – qui n’existe pas –, on connaît plus particulièrement cet art du montage qu’elle déploie dans ce Sade épouse Sade, une nouvelle fois[1]. Deux parties, deux montages. Ici, pas le Sade écrivain, Sade dans son devenir écrivain. Pas seulement le fameux marquis, son épouse aussi, « l’épouse Sade » plus connue sous le nom de Renée-Pélagie de Montreuil. Ainsi s’esquisse tout au long de ces 83 pages un rapport, ce n’est pas une femme ou un homme qui sont saisi.e.s, mais un rapport certes singulier qui ne manque pourtant pas d’obéir aux schèmes de la société patriarcale. Ce qui prime ici, c’est le mouvement imprimé. Ce premier montage qui figure un enchaînement de fragments – nommés sections –, une phrase pour le moins, un paragraphe tout au plus, le tout numéroté, des chiffres romains ; ça fait en tout CXI ou 111 ou cent onze – à vous de voir.

LXVIII

« Pourquoi 111 ? Parce qu’en 1926, un premier juin, ressurgissaient dans une vente 111 feuillets de diverses grandeurs, écrits au recto, constituant un petit in-18 pour la reliure. Ce précieux document se composait des notes préparatoires (sans doute pour une Nouvelle Justine). Elles se présentaient comme l’armature d’un travail d’adaptation, son canevas. Des notes sèches, frontales, montrant que Sade travaillait avec ce qu’on appellera plus tard des fiches… une équivalence » [p. 27].

 

Montage de l’expérience de lecture

Et c’est un peu à ça qu’on a affaire, ici, des notes parfois sèches, souvent frontales, montrant que Liliane Giraudon travaille – comme  à son habitude – par juxtaposition et superposition. On y retrouve également ce rapport à la lecture qui s’esquisse dans les écrits de Giraudon. Pour ne parler que de l’un de ces précédents livres – l’excellent Travail de la viande (P.O.L, 2019) –  où ressurgissent dans et par la langue de ses montages les lectures de Meyerhold ou de Reverdy, ici ça sera donc Sade.

IV

« Un auteur qui n’apprend rien aux écrivains n’apprend rien à personne.

Comme Brecht, Sade fut metteur en scène et comédien. Dans les deux cas le théâtre s’appliquait à présenter des états de chose plutôt qu’à développer des actions » [p. 8].

Dernière phrase que l’on pourrait aisément appliquer aux poèmes de Liliane Giraudon. La lecture – du moins chez elle – n’est jamais clôture ou achèvement. La lecture n’est pas ce monde séparé de la vie. On n’en finit jamais vraiment avec une lecture, nous l’incorporons, elle fait corps avec nous. Partout et nulle part, elle nous accompagne, elle est mouvement, celle de Sade chemine du côté de  Lacoste, des geôles de Vincennes ou de la Bastille, les lieux de l’écriture, les lieux d’où le marquis lançait ses lettres, sa correspondance avec Renée-Pélagie de Montreuil. Puisqu’incorporée, la lecture est aussi mouvance, elle (res)surgit aux moments les plus inattendus, déroule et enroule ses fils. Et c’est bien par sa langue et son montage que Liliane l’explicite.

XXX

« Croquant une dragée je retrouve l’amande de la fleur cueillie il y a quelques jours sur les hauteurs de Lacoste, ignorante à cet instant de ce qui allait venir – moi me souvenant des recommandations de ma grand-mère à propos des bonbons offerts par un inconnu – Passant de la fleur au fruit surgit alors une autre image, celle d’un passé enseveli mais qui ouvert sous ma dent scintille dans un présent où se mêlent dans un même décor (Marseille, le Vaucluse) une histoire ancienne tressée à une autre, survivance sexuelle enrobée sous friandise et masquée jusqu’à aujourd’hui » [p. 16].

 

« Une singulière conjugalité »

Un billard à trois bandes se joue par le montage, le rapport à la lecture donc et ce rapport particulier, celui de la « singulière conjugalité » qui liait Renée-Pélagie de Montreuil et Donatien Aldonse François de Sade. Elle qui quittera le marquis dès sa sortie des geôles en 1790 – et avant qu’il n’y retourne quelques années plus tard – demandant et obtenant non pas le divorce, mais « la séparation de corps »… séparation de corps, cela pourrait prêter à sourire si le parcours du marquis n’était pas pavé de corps suppliciés et mutilés aux fins que l’on connaît. Le corps de Rose Keller, cette veuve à qui il a fait miroiter une place de gouvernante afin de l’amener vers sa maison d’Arcueil – louée sous le nom de sieur Lestargette – pour l’attacher à un lit, la flageller avec un fouet à nœuds, l’inciser avec un canif, enduire les blessures de Rose Keller de cire brûlante et recommencer « l’opération » en lui intimant l’ordre de ne cesser de crier sous peine de la tuer. Ceci fait, Sade l’enferme et s’en retourne auprès de prostituées, Rose Keller parviendra à s’enfuir par la fenêtre, dénoncera les supplices dont elle a été victime au village, provoquant un attroupement.

Que l’on apprécie (ou pas) l’œuvre du marquis, il est indispensable d’avoir à l’esprit que sa sulfureuse réputation n’était pas simplement (et uniquement) le fait d’une société toute pénétrée de piété et de moraline. Sade cristallise la violence patriarcale, la domination et la réification des femmes. La « singulière conjugalité » du couple Sade est elle aussi empreinte de cette violence patriarcale, de par sa position et les pouvoirs que lui conférait la société d’Ancien Régime (et celle d’après) le marquis de Sade disposait de toutes les largesses pour se comporter comme il l’a fait. D’une certaine manière Sade n’a fait qu’aller au bout de la logique d’une société qui octroyait tous les droits aux nobles et aux hommes tous les droits, moins hypocrite – ce qui n’excuse rien – que ses contemporains se réfugiant derrière la morale caduque.  Il ne faut pas oublier également l’influence des Lumières dont le marquis se réclamait. Plus que dans sa vie, ceci est perceptible dans l’œuvre de Sade. Ce rapprochement a été établi par Adorno et Horkheimer dans Dialectique de la raison [1947], tous deux ont perçu que l’œuvre de Sade « montre l’ “entendement non dirigé par un autre”, c’est-à-dire le sujet bourgeois libéré de toute tutelle. »[2] Faisant de l’œuvre de Sade une application concrète et rigoureuse de la philosophie Kantienne – constat que Jürgen Habermas contrastera quelque peu.

Renée Pélagie de Montreuil a dû faire avec cette société patriarcale où l’ensemble des pouvoirs se trouvaient – se trouvent encore, mais disons qu’il y a tout de même quelques nuances de mieux – entre les mains de l’homme. Tentant du mieux qu’elle pouvait de dissimuler et d’étouffer les atrocités de son « époux », de le défendre, souvent, avec véhémence. On pourrait ici appliquer à la lettre la fulgurance d’Angela Carter au sujet des personnages féminins dans l’œuvre de Sade : « Être une femme libre dans une société qui ne l’est pas, implique un comportement monstrueux »[3] et peut-être serions-nous tentés de transposer cette fulgurance et l’appliquer à cette « singulière conjugalité ».

 

Montage épistolaire

La seconde partie de ce Sade épouse Sade est composée d’une sélection de lettres du marquis s’étendant de 1779 à 1788, correspondance avec son épouse, Renée Pélagie de Montreuil, depuis les geôles du donjon de Vincennes et de la Bastille. C’est par cette épistolarité conjugale – et la réclusion qui l’a suscitée – que le devenir écrivain du marquis s’épaissit, on y éprouve déjà la plume du marquis, ses goûts aussi, l’estime qu’il porte à Jean-Jacques (Rousseau) et l’aversion à sa Némésis – dépourvue quant à elle d’intérêt littéraire – Restif de La Bretonne.

« Par le choix de lettres ou billets que le marquis adresse à sa femme, j’ai tenté de crayonner le dessin de cet étrange lien conjugal. Le choix apparemment arbitraire de ces lettres ou billets pourrait s’intituler « Épouse Sade ». Car ce qui se trame dans cette correspondance (…) c’est non seulement ce qui se joue de puissant dans un lien conjugal énigmatique mais c’est aussi l’angle mort de la littérature, là où en quelque sorte il apprend à écrire »  [p.45].

[1] Pas si nouvelle, puisqu’il s’agit de la réédition d’un recueil paru du côté de D-Fiction en 2014.

[2] Max Horkheimer & Theodor W Adorno, Dialectique de la raison, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974 [1947], p.134.

[3] Angela Carter, La Femme sadienne, traduit de l’anglais par Françoise Cartano, Paris, Henri Veyrier, 1979, p. 50-51.

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rédaction

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