[Chronique] Lucie Taïeb, Safe, par Emmanuèle Jawad

[Chronique] Lucie Taïeb, Safe, par Emmanuèle Jawad

mars 17, 2016
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[Chronique] Lucie Taïeb, Safe, par Emmanuèle Jawad

Lucie Taïeb, Safe, éditions de l’Ogre, février 2016, 180 pages, 18 €, ISBN : 979-10-93606-29-3.

 

Les sphères narratives de Lucie Taïeb agencent et diffusent au fil de leurs séquences des climats de peur, d’étrangeté et d’humour ; une forme de flottement instaure une confusion rêve/réel sur l’axe de l’imaginaire, structurant ainsi le récit et y associant la mémoire (filiale notamment), le surnaturel et la maladie, en référence au film Safe de Todd Haynes.

SAFE de Lucie Taïeb se structure en cinq sections. Chacune d’elles agence différentes séquences qui constituent des sphères à caractère social et politique (section I), onirique (de façon prégnante, traversant l’ensemble des sections), mémoriel ou imaginaire, tragique sous la forme combinée de la peur et de la maladie (contamination) ; ironie et humour s’y côtoient pour contribuer à la réussite du récit.

Les situations narratives restent soumises à des incertitudes dans leurs enjeux et leur absence d’ancrage dans le réel participe à l’étrangeté onirique qui traverse les séquences dans la confusion (« hypnose volontaire »), où la mémoire s’associe à la fois aux temps de sommeil et de veille. Des réunions marquent ainsi, dans une première section, le discours narratif (réunions « nocturnes (…) secrètes », organisation d’ « une forme de résistance » ou encore « lutte (…) souterraine »), sans qu’aucun élément précis relatif aux enjeux et aux circonstances ne soit explicité, l’indétermination marquant alors le projet (« une pulsation qui donne vaguement la sensation de flotter »). Les séquences, sans lien apparent parfois, dans le travail de montage, faisant chapitre et lien par sauts, dans l’avancement du récit, glissent de la sphère sociale et politique à la sphère de l’intime, le fondu au noir (« fermez les yeux », puis « je ferme les yeux ») opérant la transition entre les séquences. Le récit se développe dans le télescopage des temps et les juxtapositions (« Je regarde ton corps, ton visage, tu es vivante (…) il y a quelques années, tu es vivante … »), les sphères narratives combinant autant de climats distincts – le passage de l’une à l’autre séquence parfois abrupt -, marquées dans leur en-tête par le motif graphique d’une hache.

Le récit s’articule à la fois dans la confusion rêve/réel et la peur (« Un long rêve où elle pourrait être assassinée à plusieurs reprises et se réveillerait toujours indemne »), qui, dans ce qu’elle a de prégnante, se réfère à la figure maternelle dans ses fonctions protectrices excessives et aux symptômes de la maladie. Deux cycles alternent ainsi et traversent le texte : un premier, moindre, concernant la mémoire de la vie adolescente avec la mère qui, dans la peur et dans une attitude hyper protectrice, tente de contrer ce qui pourrait atteindre la narratrice ; un second cycle qui a trait à la mise en circulation des éléments du rêve et du surnaturel, empruntant par endroits le lexique de la science-fiction ou de l’aventure spatiale (navette, cosmonautes, etc.). Le rêve participe au déroulement même du récit, qui devient réceptacle d’un surnaturel qui affleure (« Tandis que nous avancions (…) le sol s’inclinait », « l’herbe était humide et comme ensorcelée », « vert surréel »).

Le rêve, dans SAFE, s’associe dans des combinaisons étroites avec ce qui pourrait être de l’ordre de l’angoisse existentielle (le personnage de la traductrice, le suicide ne permettant pas lui-même d’échapper à la peur) ainsi qu’à la maladie, à la contamination, aux sensations qu’elle suscite chez la narratrice dans un environnement médical clos. Le rêve néanmoins s’échappe dans certaines séquences de ces sphères sombres et se développe avec légèreté dans l’ironie et l’humour (séquence particulièrement réussie et drôle de l’avion et de la peur phobique de l’avion dans le rêve du crash).

Dans une temporalité singulière où le montage des séquences travaille la matière protéiforme du récit et l’imbrication des mondes (des sensations, du langage, du souvenir, etc.), la structure repose sur l’allongement des phrases, les répétitions et les motifs. Des procédés de reprises de phrases segmentées ou d’éléments syntaxiques réitérés rythment le récit. Ainsi, de longues phrases juxtaposées, avec reprise d’éléments sans pour autant faire boucle entière ou fermeture (en particulier dans le début du texte), frôlent par endroits ce qui pourrait être une liste ou encore un agencement répétitif qui serait comme allégé. Un segment de phrase ainsi repris avec son argumentation, en ajout, un complément d’information donné dans l’avancement, précisions apportées lors de la reprise et le développement. Des motifs ponctuent le récit : « petit igloo » ainsi disséminé dans le corps du texte, image de l’agrume également (ou « moitié de pamplemousse »), séquence encore prolongée et reprise des enfants sur la terrasse, motif graphique (la hache en début de séquence).

La quatrième section met en parallèle, sous la forme d’un face à face introductif, des phrases en anglais (le plus souvent interrogatives) issues du film Safe de Todd Haynes et les séquences relatives à la maladie et au confinement qu’elle induit dans le caractère phobique de la contamination. Dans la mise en place du personnage de la traductrice, dont l’enfermement et la solitude prédominent dans la sphère qu’elle occupe et qui traverse le récit (« Le monde possible, non le monde réel. Non pas son monde »), le caractère énigmatique du mot « safe », suspendu dans sa traduction et qui fait volontairement défaut (traductions intervenant en page 56), reste emblématique de la question de la langue et des opérations qu’elle induit. « Si la lande parle, alors, enfin des mots que nul ne devra traduire ».

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rédaction

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