[Chronique] Marc Perrin, Spinoza in China, par Bruno Fern

[Chronique] Marc Perrin, Spinoza in China, par Bruno Fern

décembre 31, 2015
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Chronique] Marc Perrin, Spinoza in China, par Bruno Fern

Marc Perrin, Spinoza in China : novembre 2011/2015, éditions Dernier Télégramme, Limoges, décembre 2015, 528 pages, 24 €, ISBN : 978-2-917136-82-9. [extraits dans Libr-critique]

 

Voici l’histoire du voyage en Chine d’un individu nommé Ernesto dont l’âge très variable (de 10 ans et quelques secondes à quelques siècles) est en accord avec sa perception singulière du temps[1] – par exemple : « Dans le musée de la capitale. Des enfants rient et courent et crient et tombent et se relèvent entre néolithique et novembre 2011. » Dans la poche de ce personnage aussi central que pluriel, un exemplaire de l’Éthique, ouvrage dont la lecture va profondément interférer avec ce qu’il va vivre – et pas seulement lui puisque, s’il faut effectivement de tout pour faire un monde[2], le livre est fait à l’aune de cette hétérogénéité fondamentale : récits, dialogues parfois agencés pour former une mini-pièce de théâtre, relation d’événements contemporains ou antérieurs à l’écriture (en remontant jusqu’à la préhistoire), conférences, listes, correspondances épistolaires ou électroniques, références éclectiques[3] (philosophiques, politiques, musicales, cinématographiques, sans oublier BD et jeux vidéo), insertion d’images, fiction entremêlée d’éléments autobiographiques, etc. Ce mélange des registres est notamment perceptible à travers celui des lexiques : « Ma vive et lourde et ferme et roide et ta mouille ouverte brûlante participent de l’une des modalités de la relation intra-espèce-humaine », et ce avec un humour fréquent : « Ernesto à son voisin de droite : est-ce que tu sais ce que peut un corps ? Le voisin de droite à Ernesto : demande à l’hôtesse avant de quitter l’avion. »

Une telle diversité dans les contenus et les formes contribue au fait que ce livre à la structure rhizomatique, au-delà de la simple narration d’un voyage[4], puisse constituer « le récit des multiples instants d’une émancipation – lente, laborieuse, mais tenace – c’est-à-dire le récit des instants d’une lutte bien aliénante, et d’une joie par moment super éclatante », autrement dit la recherche de « Béatitude mon loulou en bouquet final ». D’où l’importance accordée à la relation avec autrui, autant dans la sphère intime – tout particulièrement l’amitié et l’amour, envisagés sous l’angle de leurs vertus dynamisantes – que dans celle du politique, omniprésente non seulement par le choix emblématique d’un pays où le communisme a engendré les « errements » que l’on sait mais aussi par le refus, malgré cet échec historique, de renoncer à l’idée d’un autre partage possible que celui des bénéfices entre actionnaires – préoccupation sensible dans l’attention portée à ce qui arrive / est arrivé de par le monde présent et passé ainsi que dans la relation d’actions concrètes dans un espace autobiographique qui se déploie parallèlement à celui du voyage d’Ernesto : parmi elles, les rendez-vous de parole dits des 29 qu’organisent mensuellement l’auteur et sa compagne elle-même écrivain, Anne Kawala, et leur soutien à la lutte contre le projet de l’Ayraultport.

Indéniablement, Marc Perrin a réussi le pari d’écrire un livre qui est à la fois inscrit dans les enjeux de la communauté (et touche souvent juste avec les liens qu’il établit – voir, dans la première partie de l’ouvrage, « une exposition des visages d’Ernesto, au quotidien, sous forme d’une série de portraits dont le titre d’ensemble est le suivant : Si l’état du monde est visible un peu sur mon visage alors je peux dire je suis un peu de ce monde. »), et littérairement exigeant car il est parvenu à faire de nombreuses trouvailles dans sa façon de tresser les fils du « savant » et du prosaïque – par exemple, la confrontation entre la lecture de l’Éthique par Ernesto dans un café de Beijing et tout ce qui l’entoure. Bref, même si d’un certain point de vue rien ne saurait être parfait (par exemple, je trouve que l’auteur abuse un tantinet des effets engendrés par les répétitions, même si ces reprises traduisent probablement son souci d’un texte qui passe mieux à l’oral), il y a là une véritable tentative « pour enfin ressentir et vivre la perfection non plus comme ce truc à atteindre, mais comme la chose, une chose, quelle que soit cette chose, en train de se faire. »



[1] Bizarreries temporelles qui n’ont rien de gratuit – ainsi les dates souvent inhabituelles trouvent l’une de leurs explications dans le fait que « le 35 mai fut une expression utilisée pour contourner la censure, sur internet, afin de pouvoir évoquer le 4 juin 1989 – premier jour de la répression sur la place Tian’anmen après plusieurs semaines d’occupation. »

[2] « beaucoup d’autres, une infinité d’autres, pénètrent et modifient maintenant le poème » – au cours de son voyage, Ernesto lira également Vies minuscules de Pierre Michon.

[3] Comme l’auteur dans ses nombreuses et éclairantes notes de fin d’ouvrage, je renvoie le lecteur désireux d’en savoir plus à cette adresse : https://spinozainchina.wordpress.com/ et j’y rajoute celle-ci : https://materiaucomposite.wordpress.com/2015/12/30/lart-comme-un-autre-nom-de-la-vie-et-reciproquement-marc-perrin-entretien/

[4] L’auteur cite à ce propos la fameuse phrase de Beckett : « On est cons, mais quand même pas au point de voyager pour le plaisir. » 

 

 

 

 

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rédaction

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