[Chronique] Thomas Chapelon, La demeure du vaste, par Périne Pichon

[Chronique] Thomas Chapelon, La demeure du vaste, par Périne Pichon

juin 4, 2014
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Chronique] Thomas Chapelon, La demeure du vaste, par Périne Pichon

La Demeure du vaste, de Thomas Chapelon, est une suite de poèmes en vers libres, sans titre apparent. On entre donc brusquement dans une phrase cadencée, et on se questionne, ballotté entre les lignes inégales des vers libres.

Thomas Chapelon, La Demeure du vaste, éditions Dernier Télégramme, Limoges, printemps 2014, 128 pages, 14 €, ISBN : 978-2-917136-72.

 

 

Choisir la forme du vers libre annonce déjà une recherche d’équilibre, entre l’exercice de la forme et la chute dans l’informel, voire le hasard. La tentation de la rime, ou de la reprise d’un rythme semble toutefois représentée comme ici :

 

 

« Je disais ce ne peut un suicide négligé

À Rim ma alors »

 

 

« Elle

Rim

A brûlé une de ses dernières ampoules »

 

La rime, ici absente, apparaît tout de même malicieusement comme une entité féminine personnifiée par la majuscule : « Rim », une sorte de nom propre ou de surnom. Sur le point de s’évanouir, elle se réinvente cependant et offre une interrogation éventuelle sur la forme poétique.

Mais « Rim » peut aussi rapporter à Rimbaud, poète de l’absolu qui finit par brûler ses écrits. Là peut se lire l’attraction du vide, de la chute dans le néant symbolisé par ces espaces blancs entre les mots. S’ajoute une allusion aux « escaliers infinis de Nerval », une obsession des labyrinthes, qui l’une comme l’autre, annonce comme un désir de vertige. Pire peut-être, un désir et une peur de se perdre sans issue dans un labyrinthe de discours… Pourtant, le labyrinthe justement est une dangereuse prouesse d’architecte dont on admire la structure. Les escaliers sans fin, comme ceux d’Escher, sont également un bel exercice de forme et de vertige et de perte dans la forme. Or, le vers de Thomas Chapelon, en sculptant un espace dans la page, se présente visuellement comme un labyrinthe verbal :

 

 

Les arbres emplis de lumières

L’escalier infini de Nerval

Les allures de la cataracte

Les chutes d’eau des hautes falaises

Le yoga

Le cosmos les millions d’années lumières.

 

 

Mieux, ce vers donne une ossature à la langue. Le blanc qui brusquement surgit et stoppe le flux du langage rompt d’abord la continuité de la lecture. Il y a un déséquilibre, un début de chute aussitôt suivi d’un nouvel élan, nécessaire pour poursuivre le déchiffrage de la lecture. Une chorégraphie de la langue est ainsi mise en place, avec ses tombées, ses équilibres et ses pirouettes. Toutefois, ce blanc est encore source d’un désir : celui de trouver le mot, d’éviter la lacune, bref de combler le vide :

 

Des airs de ses écrits le vent dans les bronches

Du ne décéder de sa

Ne capitule pas

Roule la barrique

 

Finalement, l’espace laissé vide provoque le lecteur, fait agir la perception visuelle d’une autre manière. Le blanc engendre le mot, qu’il soit écrit sur la page dans le poème, ou qu’il soit pensé par le lecteur selon sa propre logique. En l’absence de mot précis, ce peut être aussi l’émotion : le rire, le sourire… ou l’impression qui occupe la place laissée vacante.

Voilà qui participe au mouvement du texte, à cette danse de l’écriture – chorégraphie renversée – qu’est le poème. Or, la langue poétique devient langue organique, par la présence du souffle entre les mots et dans les mots, la respiration coupée ou accélérée par les blancs, par la marche imaginaire des mots : « les pas sont si dans les mots ». Le « pas », simple mouvement des jambes permettant d’avancer, met en jeu une mécanique d’ajustement du poids sur l’axe d’une jambe plutôt qu’une autre. C’est un jeu d’équilibre finalement qu’une suite de pas, tout comme les vers de La demeure du vaste.

 

Ainsi perçue comme vitale, la langue s’interroge sur la manière d’habiter l’espace. Mais cette habitation ne doit pas être statique ; elle entre dans la logique d’un mouvement universel et éternel, celui qui associerait le temps, le cosmos, la lumière aussi bien que le corps et la parole. L’écriture, lorsqu’elle est versifiée et travaillée par Thomas Chapelon, semble alors devenir un instrument de mesure de la distance et du temps ; donc une manière d’appréhender l’espace. L’espace comme milieu physique mais également l’espace du langage. L’espace est un des fondamentaux de la danse, aussi toute mise en mouvement structurée d’un corps ne peut se faire sans prendre en compte l’espace. Celui-ci participe à la visibilité autant qu’à la lisibilité des vers. Il leur donne également une durée, une forme de temporalité en forçant la lecture à s’accélérer ou à se ralentir. Le blanc laissé par la page s’apparente alors à la lumière, souvent évoquée. La lumière, sous diverses formes, rend visible, mesure, traverse le temps, est mouvement et surtout participe à la création, en faisant apparaître les mots sur la page comme sur un écran :

 

Les écrans ont envahi le réceptacle

Le réceptacle est plein

Et la voix

 

Dans le réceptacle

Résonne

 

 

Enfin, mesurer l’espace par la parole poétique permet d’interroger encore une fois le positionnement du moi poète par rapport à autrui et à la langue. La Demeure du vaste apparaît alors comme une tentative de créer sa propre demeure poétique, ouverte et vivante.

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rédaction

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