[Chronique] Tristan Felix, Les sortilèges du désir (à propos de Maurice Mourier, Behr le Bugnon)

[Chronique] Tristan Felix, Les sortilèges du désir (à propos de Maurice Mourier, Behr le Bugnon)

février 6, 2021
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[Chronique] Tristan Felix, Les sortilèges du désir (à propos de Maurice Mourier, Behr le Bugnon)

Maurice Mourier, Behr le Bugnon, PhB éditions, automne 2020, 160 pages, 12€, ISBN : 979-10-93732-45-9.

 

Nous connaissions Maurice Mourier pour ses critiques cinématographiques et littéraires, ses articles, ses romans, sa poésie. C’est avec des nouvelles qu’il nous arrive en cette fin d’année moins miraculeuse que miraculée. On y retrouve son sens aigu de la langue familière et savante au service des mystères des corps vivants.

Les six textes qui composent ce recueil s’annoncent comme des nouvelles maillées. Notre lecture les envisagerait davantage comme six longs poèmes en prose, d’ampleur inégale, composant un chant hypnotique aux harmoniques densément diffractés. De fait, une disposition en vers n’eût point été impensable, tant cadence et prosodie y œuvrent intensément. Nulle fiction narrative à proprement parler, sinon souterraine, sous les espèces d’éclats de rêves subtilement tuilés et confondus, avec leurs motifs récurrents, maillés en effet, formant un vaste filet flottant, traversé de fragments de mémoire, de visions surréelles, de fantasmes.

Chacun des textes reflète des figures féminines – étudiante, prostituées, fillettes, lavandière, ondines – que l’approche par le désir éloigne douloureusement en un miroitement sans fin. Leur peau, leurs seins toujours au bord du basculement, leur cheveux embrasés ou mangés d’ombre, leurs cuisses gardiennes de leur déduit comme d’un dédale, semblent les blasons d’un temps perdu à jamais. Elles sont des dryades intercesseuses entre un monde obscur, incertain, lent, gluant presque et un monde miroitant, de source vive mais pudique. Face à cette inéluctabilité d’un réel que l’écriture tâche de rendre insaisissable, nous avons songé, plus qu’aux descriptions délétères mais combien flamboyantes d’un Huysmans, aux sortilèges des Filles du feu de Gérard de Nerval, à ces spectres du désir et de son objet. Les visages s’attirent, se mêlent se confondent, se superposent en un portrait mouvant, anamorphique. Le désir lui-même absorbe le monde dont il s’imprègne, s’y décline en un dérèglement subtil de tous les sens, l’érotise en ses moindres anfractuosités, jusqu’en ses moindres pores. Les phrases-grappes, aux grains serrés, grâce à leur pourriture noble, nous offrent cette langue surmûrie et saturée de sucs, qui a tendance à déserter certaine littérature contemporaine et promue, éprise d’éphémère et de kit jetable.

A l’instance narratrice aussi de se dérégler, de se démultiplier en ce flux de conscience que le nouveau roman, au siècle dernier, a éployé dans ses descriptions hyperréalistes au service, paradoxalement, d’effets d’irréel, de touches impressionnistes qui déplacent incessamment le regard et la pensée du lecteur. Le « je » se renverse en « tu » dans les passages en italiques – lettres en abyme dans le texte, ou dialogues (encore le lecteur ne sait-il pas toujours qui s’énonce !) – ; le « tu » s’échange avec un « il », une ou des « elle(s) » ; il n’est jusqu’au « on » ou au « nous » (nullement de majesté !) personnels qui n’embarquent anonymement le narrateur, et donc le lecteur, dans une nef dont proue et poupe font volte-face. Il ne lui reste, au lecteur, qu’à contempler la fantasmagorie littéraire de ces vols d’étourneaux dont la géométrie mouvante recèle des combinaisons secrètes qu’il ne siérait de déceler au risque d’en voir s’évanouir le charme.

Oui, et la grande ombre, dissoute sera exorcisée. J’y rêverai enfin sur elles, sur elles toutes, dans un langage nouveau, rien que pour vous, si vous voulez, fait pour la mi-voix, pour le coin des lèvres, un peu trop fondant, fourré d’adjectifs impressionnistes, avec une pointe de mièvrerie cachée. Un de ces langages qu’on invente en marchant très vite, par les soirées inutiles où se consument les villes, d’un bout à l’autre de quais cent fois parcourus, toujours les mêmes, où l’on a ses voltes et ses rites. Peut-être alors que je pourrai vous prendre, vous saisir toutes, faire une gerbe des choses désirées, faire mon paquet, disparaître.

Débarrassé du guide narrateur, le lecteur, sans avirons apparents, n’a plus qu’à se laisser porter par la houle lancinante, capricieuse, vertigineuse d’un phrasé auquel il s’accroche pour ne perdre le fil du rêve en train de se tisser, vague après vague, comme sui generis. Il plonge dans le miroir de cette langue ultra qualifiante et touffue, qui s’offre à lui et le force à la regarder dans ses moindres attraits.  Ah, exigence du désir dont l’objet et le sujet s’incorporent ! La sensualité des mots agit comme une myriade de pièges où la mémoire – cet écran lui aussi réversible – se déchire et se perd. L’univers de Maurice Mourier est labyrinthique autant que kaléidoscopique et le deuxième texte, intitulé Filles, nous a rappelé celui du cinéaste polonais Wojciech Has, dans La Clepsydre, par exemple, onirique et trouble, baroque, surréaliste et profondément mélancolique. En effet, les motifs s’emboîtent, les temps glissent les uns dans les autres ; ruelles, passages, estaminets s’ouvrent et se ferment, s’enfument et s’éclairent. La folie rôde, comme la mort.

nous qui renonçons, que l’on tient en laisse, qui vieillissons ainsi jour après jour, tournant vers les lointains divers des regards d’au-delà du fleuve, quel visage aurons-nous, là-bas, plus tard, en d’autres temps ? 

Mémoire-écran, ruban du rêve cinématographique, plaque argentique où nous floue le temps, toile picturale où se perdre en pigments de chair, neige, pollen, tous ces voiles poudreux et insaisissables qui envahissent le livre, tous ces linceuls inquiétants offusquent et révèlent, dessinent sous le drap de la page le corps d’un grand poème désirable.

Celui-là, il semble que ce soit Behr le Bugnon, personnage éponyme – ce bûcheron une seule fois nommé dans la dernière nouvelle maillée, – qui le façonne dans sa rustrerie délicate. Il apert qu’il est l’instance ogresque et sylvestre à l’œuvre dans l’ensemble des textes : une pulsion sauvage, prédatrice, retenue par les courbes de la littérature, icelle à nous offerte pour méditer, une fois l’ouvrage refermé, sur les arcanes de la vie en péril de son passé :

dans le plus retiré de la ruche, sur lequel le plein de l’alvéole achevé, l’opercule est jointoyé, bien clos.

Lire et acheter ce livre, élégamment édité par Philippe Barrot et illustré sur sa couverture par une très belle aquarelle de Pascaline Mourier-Casile, pourraient bien être un acte de résistance contre l’ensevelissement de la pensée.

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rédaction

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