[Création] Daniel Cabanis, Écrivains chez l'habitant (1/3)

[Création] Daniel Cabanis, Écrivains chez l’habitant (1/3)

décembre 14, 2013
in Category: créations, UNE
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[Création] Daniel Cabanis, Écrivains chez l’habitant (1/3)

Où l’enjoué Daniel Cabanis déjoue le topos "Maisons d’écrivains"…

Bénéficiaire n° 1

Une année chez M et Mme Maulet-Kenzi, 28 rue des Flettes à Bar-sur-Moussy

 

Jean-Bernard Caume, bilan

J’aurais pu écrire Ma veuve abusera, un roman policier que j’avais gambergé, si les choses, ah les choses, les choses, les choses. Elles se sont mal présentées. Bar-sur-Moussy, c’est mort. Une bourgade, comment dire, ce qui étonne c’est son taux de suicide anormalement bas. Les Maulet-Kenzi, mes logeurs, étaient anormaux eux aussi, et bas, je le dis clair, je l’affirme, qu’on en juge, et difficile dans ces conditions d’écrire quoique ce soit, même Ma veuve abusera dont le canevas était pourtant fin prêt (un peintre maquille son suicide en sorte que sa femme, accusée d’assassinat, écope de dix ans de taule; quand elle sort la cote du peintre a bondi, la voilà riche, comme prévu elle devient sa veuve abusive); ce roman donc (est-ce vraiment un polar ? on dirait un roman d’amour), bref je n’ai pas eu la tête à l’écrire. Les Maulet-Kenzi étaient un couple d’affreux qui ne se parlaient qu’en aboyant, se castagnaient à la dure quand les aboiements ne suffisaient pas et se sont jetés sur moi les crocs en avant la seule fois où j’ai essayé de m’interposer. Ils se haïssaient, gentiment. Quand j’ai débarqué chez eux ils m’ont fait fête, j’ai bientôt compris pourquoi. Un auteur de polars, ils se sont dit, une aubaine; et chacun à son tour ils sont venus me demander de leur fournir un scénario de crime parfait visant l’autre. Sous le sceau du secret bien sûr. J’ai dit non. Ils ont insisté. En professionnel consciencieux j’ai fini par me piquer au jeu. Lui étant gardien de nuit chez SMOLI Matériaux, elle vacataire l’après-midi à l’Hospice St-Goubert, j’ai pu organiser au mieux mon travail. La nuit j’étudiais avec elle la faisabilité de la mort du type, et l’après-midi avec lui celle de sa femme. Je le dis en vrai, ce cas m’a passionné. Trouver une solution élégante à ce problème de double crime parfait a été un défi extraordinaire. Ça m’a occupé au point que Ma veuve abusera est sorti mort de ma tête; je n’y ai plus pensé. Si tout se passe bien L’Énigme des Maulet-Kenzi aura lieu en mai.

 

  Bénéficiaire n° 2

Une année chez M. Loubertin, 142 rue de l’Aspirant-Gault à Tramons-les-Mines

 

Lyse de Mégalières, bilan

La veille, l’avant-veille de mon départ pour Tramons-les-Mines, j’ai appris que je venais d’obtenir le Prix Veuve Cheury-Bouyers pour La Fonction de muse, mon quatrième roman, récompense imprévisible, et qui a été la cause, semble-t-il, de l’accueil glacial que m’a réservé M. Loubertin, mon logeur, quand je suis arrivée chez lui. Il était fâché, long de la gueule, avec des regards petits. Il m’a dit Ici on n’aime pas les bêcheuses. J’ai dit Je n’en suis pas. Il a dit C’est quoi ce prix. J’ai dit Quoi quel prix. Il a dit Faites pas l’idiote. J’ai dit Aah le Veuve Cheury, je vais en recevoir, on m’a dit cent bouteilles, on les boira ensemble. Il s’est radouci. Pas un mauvais type finalement ; un brin de sottise, beaucoup de préjugés. Il a eu quelques jours encore des réticences, puis il m’a adoptée. J’ai eu la paix. J’ai pu commencer à rédiger Vieux Werther, mon cinquième roman. C’est l’histoire d’un homme de soixante ans tombé amoureux d’une caissière de supermarché, en province, laquelle caissière est la fiancée du chef du rayon Liquides-Vins-Spiritueux. Je passe les détails. Il y en a d’assez piquants. Ça se finit mal pour le vieux Werther ; il boit, saoule, fait coma éthylique et meurt. Un suicide évidemment (tout le monde avait compris). Je suis arrivée mi-décembre chez M. Loubertin, en mars mon roman avait bien avancé, plus de cent pages ; la suite s’annonçait sans problème. Un soir, j’ai offert à M. Loubertin de boire une coupe de Veuve Cheury-Bouyers avec moi (j’en avais reçu vingt cartons qu’on avait stockés à la cave). Il m’a dit Euh. J’ai dit Quoi. En fait, il n’y avait plus de champagne, M. Loubertin avait tout bu seul, seul dans sa maison, sans joie, sans fête. J’ai demandé des explications. Je les ai eues. La vérité était que M. Loubertin vivait au jour le jour une passion semblable jusqu’aux moindres détails à celle du vieux Werther de mon roman. Tout y était vrai. M. Loubertin était mon personnage. Il allait mourir s’il ne se passait rien. J’ai arrêté d’écrire.

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rédaction

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