[Dossier - 2/4] L'ami Prévert, enfant du paradis...

[Dossier – 2/4] L’ami Prévert, enfant du paradis…

décembre 8, 2012
in Category: entretiens, UNE
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Suite au premier volet de ce Dossier, qui présentait les quatre parutions dont Carole Aurouet est le maître d’œuvre, nous la remercions vivement de nous avoir accordé cet entretien très complet sur "l’ami Prévert" – et son pré toujours aussi vert… Les deux prochains volets seront consacrés à l’héritage Prévert.

Cet après-midi à 16H, on ne manquera pas la Rencontre avec Carole Aurouet à la Librairie de la Cinémathèque française (51, rue de Bercy 75012 Paris).

 

« Quand je ne serai plus, ils n’ont pas fini de déconner ! Ils me connaîtront mieux que moi-même ! » (Jacques PRÉVERT)

 

FT. Celui qui, bien qu’ayant fréquenté les avant-gardes, est considéré comme un écrivain populaire, un auteur-pour-la-jeunesse ou un “surréaliste mineur”, a connu une reconnaissance tardive : si de nombreux établissements scolaires portent son nom, il a fallu attendre l’orée du XXIe siècle (décembre 2000 exactement) pour que vît le jour en France le premier grand colloque international sur son œuvre, au titre révélateur : Frontières effacées (Textes réunis par Carole Aurouet, Daniel Compère, Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster, Genève, L’Âge d’Homme, janvier 2004, 216 pages). Transgresser les frontières et (se) défier (de) l’intelligentsia (voir le collage ci-joint), cette « société secrète des gens les plus atteints » par le virus de l’intelligence (« La Sagesse ou Les Poux dans la tête ») : de quoi irriter le milieu !

Si les dernières publications dont tu es le maître d’œuvre confirment le portrait de Prévert en génial touche à tout (poète, dessinateur et scénariste), depuis notre colloque de 2009, vois-tu néanmoins se déplacer les limites de sa réception ?

 

CA. Il est difficile d’avoir du recul sur une période si courte, et bien sûr il n’y a pas eu d’enquête scientifique en la matière. Cependant, mon ressenti me pousse à être plutôt optimiste. Lors des échanges avec les étudiants, ou lors de rencontres avec des lecteurs, des journalistes et des libraires notamment, il me semble que l’image de Prévert s’est sensiblement modifiée. Il est moins souvent uniquement associé à l’image du gentil monsieur âgé à casquette et cigarette qui écrit de jolis poèmes doux et rêveurs pour les enfants. Certaines personnes évoquent des textes plus virulents, anticléricaux, antimilitaristes, antibourgeois, qui prennent la défense des opprimés. Cependant, l’entreprise de réhabilitation est loin d’être entièrement terminée, et des pans de son œuvre protéiforme ont encore tendance à être délaissés : ses pièces de théâtres, sketches et saynètes pour le groupe Octobre (une cinquantaine entre 1932 et 1936) ; les scénarios qu’il a écrits (une centaine, sous la forme de courts synopsis comme de continuités dialoguées totalement abouties) ; les très nombreux collages qu’il a réalisés dans la dernière partie de sa vie (les expositions sont rares, et ne montrent souvent que les mêmes). Le travail reste encore important au niveau des recueils poétiques. Paroles éclipse les autres recueils (avec ou sans collages, gravures, peintures, etc.) : Spectacle, Fatras, La Pluie et le Beau Temps, Histoires, Arbres, etc. Il est donc indispensable de persévérer !

 

FT. « La poésie, c’est ce qu’on rêve, ce qu’on imagine, ce qu’on désire et ce qui arrive, souvent. La poésie est partout comme Dieu n’est nulle part. La poésie, c’est un des plus vrais, un des plus utiles surnoms de la vie » (Hebdromadaires, avec André Pozner)…

Et si, tout compte fait, on reprochait avant tout à Prévert, d’avoir fait évoluer les frontières entre la poésie et la vie ? La poésie est dans l’écriture, la peinture, le dessin, la photographie ou le cinéma, comme dans l’amour, l’amitié, les rues de Paris, les rencontres les plus diverses… Poésie Prévert : poésie vécue, “poésie parlée”, “poésie filmée”, “poésie écrite”, “poésie chantée”, “poésie imagée” – pour reprendre quelques titres de chapitres de ton livre Prévert : portrait d’une vie (Ramsay, 2007)…

 

CA. Les détracteurs de Prévert sont très certainement irrités par le fait que sa poésie déplace les frontières. Elle les abolit même ! Prévert est un autodidacte qui n’écrit pas une poésie de lettrés uniquement destinés à des lettrés. À partir de la rue, il invente une langue poétique qui traite du quotidien. Pour citer à mon tour Hebdromadaires – et adresser un clin d’œil à l’ami André – cette confidence de Prévert me semble signifiante : « La langue vulgaire tire la langue à la langue distinguée. J’ai appris à écrire à l’école communale. Le français est ma seule langue vivante, la seule que j’emploie encore aujourd’hui. Elle n’est pas simple comme le croient ou le disent les grands compliqués, les grands accrédités ». L’idée communément admise selon laquelle Prévert créé et rédige d’un seul jet, et donc sans réel effort, est erronée. « Je n’écris pas au raturant de la plume des oiseaux, j’écris au raturant de la plume d’un stylo » écrit-il dans son recueil Fatras. Prévert invente une écriture populaire, accessible à tous, mais en même temps savante et truffée de références culturelles susceptibles d’en surprendre plus d’un. Comme l’écrivait Georges Bataille : « La poésie de Jacques Prévert est précisément poésie pour être un démenti vivant – et une dérision – de ce qui fige l’esprit au seul nom de la poésie » (« De l’âge de pierre à Jacques Prévert », Critique, n°3, août-septembre 1946).

 

FT. C’est tout de même une chance que d’avoir vécu “à l’époque où le cinéma jouissait encore du splendide privilège d’être totalement méprisé de l’élite” (Œuvres complètes, Pléiade, t. II, 1996, p. 628)… dans une capitale cosmopolite qui favorisait les échanges entre les artistes de toutes disciplines…

On ne peut qu’être fasciné par la dimension éclectique de la “bande à Prévert”, tout comme par la liberté avec laquelle il évoluait dans l’espace poétique… Ce “braconnier” fidèle en amitié serait sans aucun doute perdu dans l’actuel petit milieu de la poésie qui persiste dans son attitude méprisante à son égard – microcosme où triomphe le tout-à-l’ego de poètes qui, sortis de Normale sup ou de nulle part, arborent presque tous leur permis de chasse gardée…

 

CA. Ce petit milieu existait déjà du temps de Prévert. Et il ne l’intéressait pas du tout. Rappelons d’une part qu’il n’a jamais cherché à être publié. Il écrivait pour faire plaisir à ses amis, et leur offrait ses textes. Jusqu’à l’âge de 45 ans, il a toujours refusé les propositions d’édition qui lui ont été faites. Et puis un jour de 1945, il ne sait trop pourquoi, il a fini par répondre favorablement à René Bertelé, un professeur de français qu’il avait brièvement rencontré dans les milieux de la Résistance et qui venait de fonder sa propre maison d’édition, Point du Jour. Et si Prévert est aujourd’hui édité chez Gallimard c’est parce qu’en juillet 1949 le Point du Jour est passé sous l’égide de Gallimard. Prévert exècre l’académisme et les récompenses. Lorsque Bertelé a décidé de le présenter sans le prévenir au Prix de la Critique, Prévert était furieux ! Il lui a envoyé de suite le télégramme suivant : « prix critique dont je me contrefous suis pas du tout d’accord la poésie n’a pas de prix même la mienne compte sur votre obligeance pour faire nécessaire à ce sujet suis seulement candidat pour Prix Nobel en qualité vulgarisateur poudre d’escampette ». Dans Spectacle, Prévert écrit le poème « Gens de plume ». Il y évoque ceux qui font « leur numéro dans une identique volière », précise que « les uns écrivaient sur les autres, les autres écrivaient sur les uns. Mais « en réalité » la plupart d’entre eux n’écrivaient que sous eux » et ajoute que « les jours de fête à la Nouvelle Oisellerie Française on leur jetait parfois des graines, on leur offrait un gobelet ». Surtout, à la toute fin, Prévert précise : « Mais dans cette ville, il y avait aussi des Moineaux ».

 

FT. Tout compte fait, Jacques Pervers mérite bel et bien de faire partie intégrante de notre dossier sur la subversion, work in progress que nous avons lancé l’an dernier…

 

CA. Parfaitement !

 

FT. L’ami Prévert, c’est aussi un enfant du paradis, en ce double sens qu’il est resté fidèle au vert paradis de l’enfance comme à l’espace populaire (dans les anciennes salles de spectacle, le “paradis” est le lot des spectateurs les moins aisés)…

 

CA. « Prévert, l’enfant du paradis », c’est le titre de mon texte d’ouverture du Cinéma dessiné de Jacques Prévert justement. Il est en effet resté fidèle à l’enfant qu’il a été et a toujours gardé une tendresse particulière pour les petites gens. C’est d’ailleurs amusant de penser que dans le titre du film le plus célèbre qu’il a écrit, les deux aspects – l’enfance et le peuple – sont présents. Les Enfants du paradis devait initialement se nommait Funambules, du nom de l’un des théâtres du boulevard du Temple, surnommé le boulevard du Crime car de nombreux mélodrames y étaient joués. Lors des recherches documentaires, les auteurs du film ont appris, grâce aux textes du critique du XIXe siècle Jules Janin, que le poulailler s’appelait alors le paradis ; c’était là que s’entassait le public le plus vrai et le plus vivant. Et Carné et Prévert connaissaient un magasin de jouets rue Saint Honoré, qui avait pour nom « Le Paradis des enfants ». La fusion des deux sources s’est donc opérée, un jeu de mots…

 

FT. Ces Enfants du paradis (1945) combinent poésie imagée, poésie écrite et poésie dessinée (cf. dessins qui accompagnent le scénario original)…

 

CA. Toute l’œuvre de Prévert est la preuve que la poésie est partout, comme il l’affirme… Et elle est en effet également dessinée !

L’écriture scénaristique de Prévert est très visuelle et dépasse en quelque sorte le stade littéraire pour pénétrer d’emblée dans l’univers cinématographique. Le scénariste a recours au dessin pour appréhender les accessoires et les vêtements des personnages et les principales scènes. Il illustre aussi ses brouillons de cinéma avec des dessins qui sont le fruit d’un simple plaisir calligraphique et qui n’ont pas de rapport avec le film en création : des cœurs, des fleurs, des soleils.

Prévert affectionne le dessin, c’est peut-être d’ailleurs pourquoi il est lucide quant à ses propres talents en la matière : « Je crois que je suis doué comme un enfant de quatre ans qui n’aurait pas été doué encore… Je sais faire un bonhomme, un bonhomme et une fleur, mais c’est tout » (interview pour la télévision suisse, « Continent sans visa », diffusée en 1969). Et des fleurs il en dessinera tous les jours à partir des années 50 pour orner ses pages d’agenda, ses éphémérides sur lesquelles il note ses rendez-vous.

 

FT. Et que t’inspire la différence entre le dénouement du film et celui du scénario ?

 

CA. Un grand regret… Ce n’est pas la mort du personnage du marchand d’habits (Pierre Renoir) tué par Baptiste (Jean-Louis Barrault) qui figure dans le scénario que je regrette, mais le fait que cette dernière aurait dû engendrer une suite. Et je serai bien restée dans mon fauteuil de salle de cinéma pour assister à une troisième époque ! Un double procès : celui de Lacenaire, exécuté le jour où se tenait celui de Baptiste, avec Frédérick Lemaître (Pierre Brasseur) à la barre pour témoigner !

On entendait en effet communément dire que Jacques Prévert avait envisagé une troisième époque aux Enfants du paradis. Il se disait aussi que Prévert le niait, mais parce qu’il en avait assez qu’on lui en parle sans cesse…

L’analyse minutieuse du premier brouillon scénaristique de Prévert m’a permis de mettre au jour deux passages signifiants. Dans la ligne consacrée à Frédéric, Prévert écrit : « son altercation avec l’avocat. Les juges » ; dans celle consacrée à Lacenaire : « Le jour où on l’exécute, le Baptiste passe en jugement ». Dès le début, Prévert prévoyait donc bien initialement un procès, mais aussi l’exécution de Lacenaire ! Première preuve.

En 2005, Bernard Chardère découvre un contrat de Maria Casarès datée du 8 juillet 1943. Il prévoyait des cachets pour des tournages dans quatre décors, entre le 20 août et le 18 septembre 1943. L’un de ces décors se nommait… « cour d’Assises » ! Deuxième preuve.

Corrélativement, Chardère fait une deuxième découverte, malheureusement partielle : un synopsis de vingt-trois pages, dont douze pages sont manquantes. Même si ce précieux document est très incomplet, il confirme le fait que Prévert avait envisagé de terminer son scénario par un procès. Il convenait donc de se lancer en quête des pages manquantes de ce premier synopsis de Prévert. C’est ce que j’ai fait… avec succès ! La découverte de la totalité de ce synopsis permet enfin de révéler bon nombre d’informations, dont la principale est la suivante : Baptiste tue d’un coup de canne le marchand d’habits, s’ensuit son procès, et celui de Lacenaire. Troisième preuve.

En préparant l’exposition de La Cinémathèque française, Laurent Mannoni a mis au jour des maquettes de costumes de Mayo destinées aux scènes de cour d’Assises, et que de mon côté j’ai trouvé des maquettes de coiffes prévues à cet effet, et une page de notes du costumier sur laquelle est griffonné « cour d’Assises ». Quatrième preuve.

Enfin, j’ai découvert en juin 2012 deux maquettes de décor Léon Barsarcq qui viennent encore corroborer l’existence initiale de ce qui aurait sans doute constitué une troisième époque. Elles donnent à voir un tribunal et une cour d’assises. Cinquième preuve.

C’est désormais certain. Prévert avait bel et bien envisagé un double procès. Ce n’est plus une rumeur. C’est un fait, parfaitement avéré. Mais le film était déjà long, et il allait devoir être projeté en deux parties. Ne figure plus aucune trace du procès dans les éléments scénaristiques ultérieurs. Tout laisse par conséquent à penser que Prévert n’a pas développé davantage ce point.

 

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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