[Dossier Annie Ernaux : une oeuvre de l'entre-deux (4)] Mémoire(s) du dehors (1)

[Dossier Annie Ernaux : une oeuvre de l’entre-deux (4)] Mémoire(s) du dehors (1)

février 7, 2008
in Category: chroniques, Livres reçus, manières de critiquer, UNE
3 3850 11

  Après les trois volets (5/09 et 6/09, 23/11/2007) parus à la suite de la réédition du volume collectif Annie Ernaux : une oeuvre de l’entre-deux (ici), en ce mois de février, nous ajoutons trois nouvelles pièces au Dossier : d’une part, sur le dernier livre d’Annie Ernaux qui sort aujourd’hui même en librairie, Les Années, un article en deux parties – dont la première se trouve ci-dessous -, puis un texte de Bernard Desportes dont la forme reste à déterminer ; d’autre part, une étude d’Elise Hugueny sur les rapports au journalisme qu’entretiennent les journaux extimes de l’auteure.

Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, "Nrf", 2008, 242 pages, 17 € ISBN : 978-2-07-077922-2

Quatrième de couverture

"La photo en noir et blanc d’une petite fille en maillot de bain foncé, sur une plage de galets. En fond, des falaises. Elle est assise sur un rocher plat, ses jambes robustes étendues bien droites devant elle, les bras en appui sur le rocher, les yeux fermés, la tête légèrement penchée, souriant. Une épaisse natte brune ramenée par-devant, l’autre laissée dans le dos. Tout révèle le désir de poser comme les stars dans Cinémonde ou la publicité d’Ambre Solaire, d’échapper à son corps humiliant et sans importance de petite fille. Les cuisses, plus claires, ainsi que le haut des bras, dessinent la forme d’une robe et indiquent le caractère exceptionnel, pour cette enfant, d’un séjour ou d’une sortie à la mer. La plage est déserte. Au dos : août 1949, Sotteville-sur-Mer."

Au travers de photos et de souvenirs laissés par les événements, les mots et les choses, Annie Ernaux donne à ressentir le passage des années, de l’après-guerre à aujourd’hui. En même temps, elle inscrit l’existence dans une forme nouvelle d’autobiographie, impersonnelle et collective.

[Chronique] Mémoire(s) du dehors (1)

Sans préjuger de la suite de l’oeuvre, avec cette somme autobiographique dont le projet remonte à 1985, Annie Ernaux nous livre la quintessence de son art comme de son vécu. Cette fois, la troisième personne l’emporte sur la première, le ton est plus grave, l’amplitude plus grande et le temps le sujet principal. Cependant, les habitués retrouveront un titre généralisant (du même genre que L’Événement), la matière familiale, une esthétique conforme à l’éthique de la rareté propre au milieu d’origine (quelque 230 pages, certes, mais pour deux tiers de siècle) et une écriture de l’entre-deux qu’on pourrait appeler ici mémoire(s) du dehors, dans la mesure où, oscillant entre mémoire intime (autobiographie) et mémoire historique (historiographie), elle offre à la fois un dehors du monde, un dehors de l’écriture, un dehors du sujet et un dehors de l’Histoire (littéraire).

Mémoires d’outremonde

Quoique certains passages soient plus légers, avec ce genre de calembour inhabituel : "qu’est-ce que le mariage ? Un con promis" (p. 18), la gravité prévaut, due à la perte du "sentiment d’avenir" (236), à un "sentiment d’urgence" (237) qui rend vitale l’élaboration de ce que dans ses brouillons l’écrivaine nomme "autobiographie totale", "encore à l’état d’ébauche et de milliers de notes, qui double son existence depuis plus de vingt ans" (237) : plus que jamais il lui faut "mettre en forme par l’écriture son absence future" ! Rien d’étonnant, donc, à ce que ce livre se circonscrive tout entier entre un final qui entreprend de "sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais" (dernière phrase) et un préambule monumental – suite d’instantanés, de mots et d’images comme autant de vestiges – qui constitue un memento vitae s’ouvrant sur l’inimaginable, c’est-à-dire s’achevant dans un futur d’outre-tombe.

Mais plutôt qu’à des Mémoires d’outre-tombe, modèle littéraire pourtant présent dans son "Journal d’écriture", nous avons affaire à des mémoires d’outremonde, puisque Annie Ernaux recourt à la distanciation caractéristique du regard ethnologique, considérant du dehors cette "“sorte de destin de femme”, entre 1940 et 1985, quelque chose comme Une vie de Maupassant" (158), le récit "de son existence, depuis sa naissance pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui" (179). Le plus évident est de rendre exotique le monde familier de l’enfance par le simple fait d’adopter implicitement notre point de vue : "L’exotisme commençait à la grande ville la plus proche. Le reste du monde était irréel. […] Paris représentait la beauté et la puissance, une totalité mystérieuse, effrayante […]. Le silence était le fond des choses et le vélo mesurait la vitesse de la vie. […] On avait le temps de désirer les choses, la trousse en plastique, les chaussures à semelles de crêpe, la montre en or. Leur possession ne décevait pas. On les offrait à l’admiration des autres. Elles recelaient un mystère et une magie qui ne s’épuisaient pas dans leur contemplation et leur manipulation" (37-43). Quant aux années récentes, Annie Ernaux choisit de nous les présenter depuis "un autre espace-temps, un autre monde, celui de l’avenir" (128), de sorte que le temps de la narration équivaut à un futur antérieur : "Il était étrange de penser qu’avec les DVD et autres supports les générations suivantes connaîtraient tout de notre vie quotidienne la plus intime, nos gestes, la façon de manger, de parler et de faire l’amour, les meubles et les sous-vêtements. […] Nous étions à l’avance ressuscités" (224).

Entre posthistoire et préhistoire d’une vie dans le siècle, tel est ainsi l’itinéraire de ce "projet total", pour reprendre une autre appellation inscrite dans les avant-textes.

, , , , , , , , , , ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

View my other posts

3 comments

  1. christophe fiat

    Philippe, Hortense, salut et salut à votre équipe,

    quand chroniquez-vous CIVIL de Daniel Foucard ? C’est un roman qui est très im-por-tant !

    Bien à toi.

    Christophe Fiat.

  2. Fabrice Thumerel (author)

    OUI, tout à fait d’accord, Christophe ! On le fera, on le fera… Mais le démarrage 2008 est intense… Au cas où, avis aux amateurs avisés…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *