[Dossier] Annie Ernaux : une oeuvre de l'entre-deux (5), par Elise Hugueny

[Dossier] Annie Ernaux : une oeuvre de l’entre-deux (5), par Elise Hugueny

mai 20, 2008
in Category: manières de critiquer, recherches, UNE
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  Après les articles sur le parallèle entre Ernaux et Calle (23/11/07) et sur son dernier livre, Les Années (07/02/08), voici celui d’Elise Hugueny sur un aspect peu commenté des journaux extérieurs. D’emblée, nous tenons à remercier Annie Ernaux d’avoir bien voulu nous donner une photo inédite prise dans le RER.

Journal du dehors et La Vie extérieure : journalisme et journaux en réaction au(x) quotidien(s)

Elise Hugueny-Léger (Durham university)

 

"Un journal du matin suffira toujours à me donner de mes nouvelles" (André Breton, Nadja)

 

La jonction entre privé et public – une des caractéristiques de l’oeuvre d’Annie Ernaux – est exacerbée dans le domaine du journal, amplement exploité par celle qui a publié un long extrait de son journal intime sous forme de livre (Se perdre, Gallimard, 2001), un "journal des visites" à mi-chemin entre le journal intime et la prise de notes ("Je ne suis pas sortie de ma nuit" [JNSP], Gallimard, 1997), deux journaux "extimes" (Journal du dehors [JD], Gallimard, 1993 ; La Vie extérieure [VE], Gallimard, 2000), des articles dans des quotidiens nationaux (Le Monde, L’Humanité), et qui a fait paraître des segments de son journal d’écriture et de son journal intime dans des revues et sites littéraires. Malgré leurs dissemblances, ces projets recèlent de nombreux points communs, sur le plan des enjeux sociopolitiques de l’écriture comme de la remise en question des frontières entre dedans et dehors. Une évaluation du rôle des journaux dans l’oeuvre d’Ernaux, et en particulier dans ses textes Journal du dehors et La Vie extérieure, va permettre de saisir certains des objectifs de son écriture ainsi que son rapport au monde et aux autres.

Le projet d’écrire les journaux extimes est né quelques années après l’arrivée d’Annie Ernaux à Cergy-Pontoise en 1975. Publié en 1993, Journal du dehors (Folio, 1995) propose des fragments de vie, des scènes ou bribes de conversation se produisant dans des lieux publics – métro, RER, supermarché -, rapportés et transformés sous la plume de l’auteure. Intitulé La Vie extérieure (Folio, 2001), le second journal extime, qui couvre la période 1993-1999, est teinté d’une dimension politique et d’un investissement personnel moins visibles dans le premier. Ces textes qui revendiquent une approche ethnologique objectivante sont remarquables en tant que caractéristiques d’enjeux et thématiques visibles dans leur représentation du quotidien… et des quotidiens.
 

Scénographie du quotidien : des journaux aux journaux extérieurs

Dans chacun des textes les références aux journaux et à la presse foisonnent : un tour d’horizon permet d’identifier des allusions à la presse écrite quotidienne (Libération : JD, p. 47, 103-04 ; Le Monde : JD, 44 et 23 ; VE, 12, 36, 43 et 117), aux journaux de petites annonces (JD, 30 ; VE, 14), aux journaux télévisés (JD, 48 ; VE, 138-39, à propos de la guerre en Bosnie ; VE, 143, sur la guerre du Golfe), aux journaux vendus par les SDF dans la rue ou les transports en commun (VE, 45, 64-65 – La Rue, Le Réverbère -, 85), aux magazines féminins (JD, 18 ; VE, 16), à des revues diverses comme L’Ordinateur individuel (JD, 90), L’Autre Journal (JD, 40), Le Monde diplomatique (VE, 94), en somme à tous ces types d’écrits que l’on retrouve résumés par l’expression vague "de la lecture" (VE, 102), employée par une coiffeuse qui ne fait pas de distinction réelle entre un roman, un magazine ou un journal. C’est "de la lecture" qui figure également en couverture de l’édition Folio de La Vie extérieure : l’illustration représente un homme assis dans le métro qui lit le journal. Si la variété et l’éclectisme frappent d’abord dans les références aux journaux et à la presse, il convient de lire ces références en relation avec la volonté manifestée par l’écrivaine de valoriser la culture encore jugée moins légitime, de désacraliser et de démocratiser l’écrit.

Comme la presse écrite, les journaux extimes offrent à la fois une vue sur des événements à l’échelle mondiale, facilement identifiables (la mort de la princesse Diana, la guerre au Kosovo, le premier mandat présidentiel de Jacques Chirac), ainsi que sur des événements moins importants, des incidents ou faits divers comme ceux relatés tous les jours dans les séquences régionales des journaux télévisés. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans Journal du dehors, la narratrice  consacre un court paragraphe à la description d’un chat écrasé : "Sur l’autoroute, à la hauteur des tours de Marcouville, un chat écrasé, comme inscrit dans le goudron" (JDD, 29). Nous ne sommes pas loin de la "rubrique des chiens écrasés", expression péjorative pour désigner les faits divers relatés dans la presse quotidienne. Qu’elle soit intentionnelle, ironique ou non consciente, cette référence met en avant le côté "fait divers" du Journal du dehors, tout en indiquant un lien de parenté avec la presse écrite. Un passage de La Vie extérieure semble également appartenir à la rubrique des chiens écrasés. Commençant comme un banal fait divers – une femme d’une soixantaine d’années demande à la narratrice qui jardine si elle n’a pas vu son chat -, cet épisode prend une tonalité humoristique, la narratrice proposant d’appeler le chat et se trouvant confuse quand elle apprend son nom : "Elle a ri doucement, “On l’appelle Pépère”. Je n’ai pas osé crier “Pépère !”, j’ai tapé seulement du poing contre la soupente. Il n’y avait aucun chat" (LVE, 46). Cette anecdote devient touchante lorsque, en plein désarroi, la dame semble ne "pas avoir envie de partir"… La sensibilité de l’auteure affleure ici dans sa capacité à évoquer la solitude de la dame désemparée qui, ayant confié son chat non tatoué à "une personne de la Justice", se trouve peut-être dans une situation délicate. Sur un ton bien plus grave, une autre référence aux animaux domestiques permet d’éclairer l’investissement subjectif dans les journaux extérieurs : "[…] les médias annoncent qu’une femme est morte de froid à Toulouse et trois SDF à Paris. […] Il y a en France trente millions de chiens et de chats qu’on ne laisserait dehors pour rien au monde par un temps pareil. On laisse mourir dans la rue des hommes et des femmes, peut-être justement parce que ce sont nos semblables, avec les mêmes désirs et besoins que nous" (LVE, 123). Cette scène fait pendant à celle du chat égaré : de toute évidence, la propriétaire du chat est inquiète et se demande s’il parviendra à retrouver le chemin de sa maison. La comparaison entre les SDF et les animaux domestiques, par ce qu’elle contient de dérangeant, amène le lecteur à repenser la scène du chat égaré sur un ton moins léger. Elle l’invite à s’interroger sur ce qu’il privilégierait : son animal de compagnie, ou un anonyme, un inconnu membre d’"une espèce sans sexe, qui porte des sacs et des vêtements défraîchis, dont les pas ne vont nulle part, sans passé ni avenir" (LVE, 123). Discrètement, Annie Ernaux laisse entrevoir son indignation : elle décrit des scènes et des événements qui l’ont touchée et l’ont fait réagir, de manière à sensibiliser son lectorat à la portée sociopolitique de ces faits.

Les journaux extimes mettent à distance le traitement journalistique des événements et le point de vue adopté par les journalistes. Les allusions à la presse attestent l’investissement personnel d’une auteure qui n’a jamais cessé de remettre en question les points de vue dominants sur la société. Nombreuses sont les références aux quotidiens Libération et Le Monde : elle s’en fait l’écho, mais sans hésiter à commenter des faits ou propos lus. Ainsi, dans Journal du dehors, rapporte-t-elle avec ironie une déclaration de Jacques Le Goff : "Dans Libération, Jacques Le Goff, historien : “Le métro me dépayse”. Les gens qui le prennent tous les jours seraient-ils dépaysés en se rendant au Collège de France ? On n’a pas l’occasion de le savoir" (JDD, 47). Or, s’opposant aux discours élitistes qui portent un regard méprisant sur le peuple, sa position est ambiguë : elle ne semble pas en effet se confondre non plus avec la masse de ceux qui prennent le métro tous les jours, puisqu’elle fréquente justement des lieux aussi prestigieux et élitistes que le Collège de France et en fait part dans son œuvre. Et si les scènes relatées dans ces journaux extérieurs n’apparaissent pas comme "dépaysantes" (au contraire, elles sont souvent liées à un parcours personnel), elles sont néanmoins observées d’un œil souvent distancié, qui cherche à mettre en valeur la part de théâtralité décelable dans le quotidien.

Mise en scène des quotidiens dans les journaux extérieurs

La presse écrite joue un rôle significatif dans les relations entre "anonymes" (titre original du Journal du dehors, écarté par l’éditeur), en particulier grâce à l’usage qu’il en est fait dans les lieux publics et les transports en commun. Lire dans un lieu public entre de plain-pied dans la problématique du privé et du public. Les transports en commun (métro, RER, bus) encouragent une lecture des journaux qui est à la fois partagée et solitaire, collective et individuelle. Les formats des journaux invitent à détacher une page ou une section et à la prêter à quelqu’un, voire à la laisser sur son siège pour qu’une autre personne la lise. Fréquemment, la promiscuité des individus dans les transports en commun les conduit à lire des titres, voire des articles entiers, par-dessus les épaules des voisins. Une fois les journaux lus, ils sont souvent abandonnés, lus et relus, entrant dans un cycle de partage de l’information. Pourtant, dans toutes ces situations où la lecture devient activité collective, c’est l’individualisme qui l’emporte. Lire par-dessus l’épaule d’un autre engendre rarement la communication ; bien au contraire, c’est un sentiment d’effraction et d’infraction qui prévaut, la lecture étant principalement considérée, même dans les transports en commun, comme une activité qui relève du domaine de l’intime.

Et en effet, dans les journaux extimes, les références à la presse fonctionnent rarement comme lien entre je et les autres, ou parmi les anonymes : support d’ouverture sur le monde, les journaux semblent paradoxalement dresser des barrières entre les individus. Dans une station de métro, lorsqu’une discussion entre un clochard et un "paumé" prend une tournure animée, les réactions des gens sont significatives : "Tous les voyageurs du quai regardent ailleurs ou lisent le journal" (JDD, 84). Même réaction dans le RER, à la vue d’un individu ivre qui cherche à attirer l’attention : "Tout le monde baisse les yeux sur son journal ou regarde par la fenêtre" (JDD, 62). Si l’un des rôles de la presse est d’inviter les lecteurs à porter un regard différent sur le monde, il est d’autant plus ironique que dans les journaux extérieurs les journaux servent principalement à détourner son regard de ce qui dérange. Dans leur forme matérielle, ils sont utilisés comme rempart entre soi et les autres, comme barrière contre le pouvoir du regard. C’est ce qu’illustre encore cette scène dans le RER, où un fils essaie de communiquer avec sa mère en train de lire un journal féminin : "Il parle, pose des questions à sa mère. Elle ne répond pas" (LVE, 16). Si la presse est représentée comme obstacle à la communication, les journaux extimes, par leur aspect fragmenté, ne seraient-ils que le reflet d’une impossibilité à communiquer dans notre société ?

La Vie extérieure coïncide par ailleurs avec l’apparition d’un nouveau type de journal qui n’est pas présent dans Journal du dehors, le journal de rue, vendu par les SDF dans les lieux publics : "De plus en plus de SDF vendant La Rue, Le Réverbère, etc., partout, dans le métro, aux feux rouges sous la pluie. Les voitures ne baissent pas leurs vitres. Ce sont “les journaux des SDF”, pas de vrais journaux" (LVE, 64). Pas plus que les autres journaux ces journaux de rue ne contribuent à la communication entre les individus. Au contraire, ils renforcent les divisions entre ceux qui lisent de "vrais" journaux et ceux qui vendent des journaux de second rang – ce que vient sanctionner l’échec de la vente : "Tristesse et abattement des vendeurs de journaux de rue, maintenant. La nouveauté de cette aide aux SDF s’est émoussée. De plus en plus, ces journaux de la charité […] apparaissent comme une mesure dérisoire pour accommoder la pauvreté, voire empêcher qu’elle ne devienne dangereuse" (LVE, 45). Si, pour les voyageurs, les journaux sont un moyen de diversion, un refuge contre un monde social angoissant, pour les exclus en revanche, ils constituent une façon dérisoire, sinon illusoire, de préserver leur dignité. Par rapport à cette peinture assez sombre des relations entre anonymes et du rôle de l’écrit, comment se positionnent les journaux extérieurs ?

Ecriture journalière versus écriture journalistique

Dans Sur la télévision (Raisons d’agir, 1996), Bourdieu a remarqué que derrière l’expression "presse quotidienne" se cache une contradiction. Les journaux de presse comme les journaux télévisés ne cherchent pas tant à relater des événements ordinaires de la vie quotidienne que des faits atypiques, extraordinaires. Cette attitude, dictée par la quête du scoop et la pression de l’audimat, éloigne finalement la presse des préoccupations quotidiennes des individus, puisque "les quotidiens doivent offrir quotidiennement de l’extra-quotidien" (p. 19). Dans cette perspective, les journaux extérieurs se démarquent visiblement des journaux de presse écrite ou télévisée pour proposer des scènes de la vie courante dans lesquelles il sera aisé de se reconnaître. En fait, non seulement les journaux extimes s’intéressent au banal, mais en outre leur narratrice dénonce le banalisé en relatant des scènes que l’on préférerait ne pas voir. Habilement, Ernaux reprend certains codes de l’écriture journalistique afin de mieux en dévoiler les lacunes, comme ici dans La Honte (Gallimard, 1996) : "Constater qu’il n’y avait pas beaucoup de voitures, de frigidaires et que Lux était le savon de toilette des stars en 52 n’a pas plus d’intérêt que d’énumérer les ordinateurs, le micro-ondes et les surgelés des années quatre-vingt-dix. La répartition sociale des choses a plus de sens que leur existence. […] Sur les différences entre les époques, les journaux ne fournissent que les signes collectifs" (LH, 36-37). Alors que les journaux ne relèvent que les signes visibles d’une époque, sans s’attacher aux différences sociales, Ernaux souhaite constamment replacer les événements dans leur contexte sociopolitique. Pour ce faire, elle s’en tient rarement au constat, assortissant souvent ses descriptions d’un commentaire succinct, voire lapidaire. Aussi, dans La Place, la juxtaposition des séquences et des fragments révèle-t-elle une volonté de dénoncer les différences de classe en dépassant le stade des "signes collectifs" d’une époque. Dans Journal du dehors, par exemple, la narratrice rapporte ces propos entendus à la pharmacie : "“Si c’était un gosse, on lui donnerait une claque !” Paroles transmises de génération en génération, absentes des journaux et des livres, ignorées de l’école, appartenant à la culture populaire" (JDD, 70). C’est justement parce que ces paroles sont occultées que la narratrice leur donne un rôle à part entière dans sa représentation du quotidien.

L’article le plus connu qu’ait écrit Ernaux pour la presse a été rédigé en réaction à la mort de Bourdieu ("Bourdieu, le chagrin"). Sur le plan de son contenu comme sur le plan intertextuel, cet article est extrêmement riche pour saisir les relations d’Ernaux envers la presse et le journalisme. Ernaux s’y interroge sur la manière dont la mort de Bourdieu a été perçue par les médias. Dès le premier paragraphe, elle se positionne non en continuité mais en rupture avec l’approche journalistique, ne s’incluant pas dans la catégorie des journalistes qui ne savent pas comment réagir à la mort de celui qui a "dénoncé les règles du jeu médiatique". Au contraire, elle se place dans la catégorie de tous ceux qui, par affinité philosophique ou de parcours avec Bourdieu, ont ressenti une immense "tristesse" à l’annonce de sa mort : les universitaires, les étudiants, mais surtout des anonymes, des gens "de tous horizons" ayant été touchés par les écrits du sociologue. Ce n’est pas dans le but de se faire écrivain-journaliste qu’Ernaux choisit d’écrire pour la presse. C’est présicément parce qu’elle considère que l’approche journalistique traditionnelle est insuffisante qu’elle a écrit ce texte. La capacité d’Ernaux à assumer des positions différentes (celle de critique, de journaliste) est doublée d’une dimension transgressive qui est d’autant plus visible dans "Bourdieu, le chagrin" qu’Ernaux y emploie la première personne du pluriel. Remarquant que cet usage du nous est rare dans son œuvre, Ernaux dépasse non seulement l’usage du je qui est d’ordinaire sa signature, mais surtout les cloisons habituellement établies entre le journaliste et le lectorat.

La réaction d’Ernaux à la mort de Bourdieu est d’autant plus intéressante que l’écrivaine a laissé plusieurs traces écrites de cet événement. La première est celle, publique, de l’article paru dans Le Monde du 6 février 2002. La seconde s’avère mi-publique, mi-privée (vu la dimension spécialisée du lieu) : la publication inédite dans la revue littéraire Tra-jectoires de son journal intime dans les jours qui ont suivi l’annonce de la mort du célèbre intellectuel (n° 3, 2006, 147-51). Si les quelques jours séparant la mort de Simone de Beauvoir et celle de la mère d’Ernaux peuvent faire penser que Beauvoir a joué le rôle de mère spirituelle pour Ernaux, les mots choisis spontanément par l’auteure dans son journal intime à la mort de Bourdieu – "une tristesse immense" (Tra-jectoires, 147) – ne sont pas sans rappeler ceux écrits dans son journal à la mort de sa mère : "une peine immense" (JNSP, 98). Il serait alors possible d’entrevoir Bourdieu comme une figure paternelle, ou, plus justement, comme une autre figure maternelle spirituelle, la mère d’Ernaux étant la figure intellectuellement dominante du couple parental. Ernaux effectue elle-même un rapprochement dans son journal qui nous conforte dans cette interprétation : "Étrangement, comme la perte de ma mère m’a insufflé de la force, la mort de P. B. m’oblige à “penser” avec fermeté, justesse" (Tra-jectoires, 147).

Outre qu’il permet de mieux saisir la relation entre Ernaux et la pensée bourdieusienne, cet extrait du journal est encore précieux dans la mesure où nous réalisons que le quotidien de l’auteure et ses intérêts tournent de manière presque obsessive autour de l’activité journalistique et journalière. Dans ces entrées de son journal intime couvrant environ trois semaines, elle s’explique sur son article pour Le Monde, s’inquiète de savoir s’il sera publié ou non, s’interroge sur l’absence dans la presse de réactions à L’Occupation qui vient juste de paraître, relit son journal intime de 1980, évoque son manque de relations avec le domaine public, réagit à d’autres textes journalistiques sur la mort de Bourdieu (notamment celui de Joffrin dans Le Nouvel Observateur) et relate son passage difficile à la radio. Densité surprenante de références à la presse et au diarisme dans ces entrées assez brèves qui ne couvrent que quelques pages. Plus intéressant encore, Ernaux mentionne "le coffre plein de vieux journaux" (150) qui se trouve chez elle… Et, comme pour boucler la boucle, elle fait référence, dans la dernière entrée de cet extrait, au dernier type de journal qui n’a pas encore été mentionné, celui des journaux extérieurs : "Les graffiti du parking couvert de la gare de Cergy sont effacés. Certains étaient là depuis bientôt 20 ans. Je les ai photographiés il y a deux ans, je les ai écrits dans Journal du dehors et La Vie extérieure. Traces d’anonymes peut-être partis depuis longtemps de Cergy" (151).

S’il est exemplaire pour saisir les enjeux de l’écriture journalière et journalistique chez Ernaux, cet extrait l’est également dans la mesure où il fonctionne comme résumé des différents rapports entre soi et les autres à l’œuvre chez elle. La relecture du journal intime par l’auteure fournit une illustration du dédoublement entre soi et soi propre à l’écriture autobiographique. Les différents supports évoqués – récit, journal intime, radio ou journaux – témoignent de la variété des modes d’expression et des influences qui contribuent à la richesse de l’œuvre. En outre, ces quelques pages soulignent que l’un des intérêts majeurs d’Ernaux est d’explorer la relation qui l’unit aux autres, que ceux-ci soient des critiques, des journalistes, ou encore les auteurs des livres qui l’ont formée. L’altérité, perceptible dans ces éléments matériels que sont livres, photos et objets, est constitutive de son identité : "il y avait un bonheur plus grand encore […] que d’écrire sur soi, c’était d’écrire sur quelqu’un d’autre" (149).

 

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