[Livre + chronique] Daniel Franco ou l'ouïthanatographie

[Livre + chronique] Daniel Franco ou l’ouïthanatographie

mars 5, 2009
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
0 2562 5

Daniel Franco, Je suis cela, Argol, coll. "Locus solus", 2008, 112 pages, 17 €, ISBN : 978-2-915978-40-7.

Critique, traducteur et philosophe, Daniel Franco a attendu sa quarantième année pour nous délivrer un premier livre d’une rare densité qui assume ses héritages critiques : Montaigne, Kleist, Tagore, Proust, Kafka, Adorno, Leiris, Bernhard, Celan, Perec, Barthes… Dans le prolongement de la trilogie de Philippe Boisnard sur l’egoscripture contemporaine, voici une analyse sur une autofractobiographie qui prend la forme d’une ouïthanatographie. (Que l’on veuille bien voir dans cette terminologie, non pas une quelconque jargonneuse prétention, mais la volonté de lire au plus près une fulgurante œuvre éclatée, un texte fragmentaire qui mêle autobiographie et journal intime).

Quatrième de couverture

Il existe parfois un point limite où la pensée, le souffle et l’écriture trouvent leur accord. Dans une langue singulière, baroque et lumineuse, des fragments de vie et de mémoire se croisent et se nouent, formant le portrait de l’écrivain. Programme minimal commandé par le titre du livre : Je suis cela. Mais l’écrivain est comme Pénélope. Ce qu’il est parvenu à tisser, chaque fois se défait. Car il est pour une fois plus facile de monter riche au paradis que de passer ce fil ordinaire, le fil du récit, par le chas de l’aiguille.

Chronique : Daniel Franco ou l’ouïthanatographie

"De tout ce qui arrive, une portion infime est mise par écrit.
De tout ce qui est écrit, une portion infime nous est transmise.
La littérature est un fragment de fragment" (Goethe, cit. p. 58).

Ecce Franco

Condamnée à l’immanence, la créature ne peut dire comme Yahvé à Moïse Je suis qui je suis (eye asher eye), mais Je suis cela. Condamnée à l’enfer de l’attributif, donc. Autrement dit, au faire. À moins de revenir à l’âge d’or de l’enfance : plus tard, je serai cela – animal ou métier…

Le divin I am that I am contraste avec le constat atterré que dresse Hamlet après avoir sauté dans la fosse d’Ophélie : This is I. "Cela est moi" / "Je suis cela" conjugue culpabilité et inanité. Ecce Franco : rien pour être né juif ; et pour être né sous cette mauvaise étoile, lui le descendant d’un grand-père déporté à Auschwitz, doit porter sa croix.

Mais il ne faut pas en rester à cette généalogie shakespearienne : méfiant à l’égard de ses contemporains – lecteurs pressés et superficiels –, l’écrivain actuel en est trop souvent réduit à laisser traîner au moins une clé dans quelque tiroir vide. Comme il ne s’agit effectivement pas ici d’une œuvre-à-tiroirs, le texte nous met obliquement sur la voie. (Car il ne saurait y avoir de littérature qu’oblique). Ainsi peut-on lire à la page 105 : "Après cela, le rideau tombe" (nos italiques). Qu’est-ce ici que cela ? Une épiphanie originelle : "Mon premier souvenir conscient, c’est dans le couloir de la salle de bains au premier étage, au pied des penderies, une tentative inarticulée de cumulet en arrière. L’image est précise, ne varie pas avec le temps, elle est d’origine." Ce régionalisme significatif (cumulet en arrière pour "pirouette arrière") est d’abord à mettre en relation avec une conception cyclique du temps : pour l’auteur de Je suis cela, il n’y a pas d’évolution sans révolution, c’est-à-dire retour au révolu. D’où l’étrange posture de l’écrivain : pris à la gorge par son enfance, il "saute la marelle de l’évolution à rebours" (91-92). Et lorsque l’"âme recule dans l’enfance" (13), on ne peut que cheminer en crabe (cf. p. 101). C’est ici que résonne la déformation enfantine du régionalisme que l’auteur de ces lignes a entendu dans sa propre enfance, passée non loin de la Belgique natale de Daniel Franco : cul-de-mulet… Le critique croit écrire sur alors qu’en fait, dans les moments de grâce, il écrit avec. Écrire, quel que soit l’ouvrage sur le métier, c’est ainsi explorer son devenir-autre : devenir-juif, devenir-Turc, devenir-rien, devenir-animal
 

Ecce Franco. Sa naissance à rebours déclenche un processus d’arriération : "Je suis né le trente octobre mille neuf cent soixante-huit, en avance de deux mois sur le terme fixé par l’usage humain, […] et parce que le progrès du fœtus, d’abord, par un travail de Turc, récapitule toutes les avanies de l’espèce, grimace succinctement comme l’astérie, la musaraigne, la loutre, le tapir, les entéléchies abominées du rat, du putois, […] toutes les formes supérieures du vivant m’ayant été occultées, par la constitution je suis venu au monde apparenté à rien, au chiot, à la civette humide […]" (19). L’animal associé au nourrisson parce qu’hypersensible comme lui : l’agneau. L’agneau mystique, emblème d’"un pays qui tremble dans son entier dès qu’on pose le pied en un seul de ses points" (112). Aussi Je suis cela se subdivise-t-il en un double Je suis comme : "Je disparais comme dans les documentaires animaliers" / "je suis comme un moine aux dents jaunes atteignant l’union mystique, l’extrémité du pensable" (46). La quête de Daniel Franco se circonscrit entre un en-deça et un au-delà du langage, à savoir entre devenir-animal et devenir-dieu – auquel aspirent l’anorexique comme l’ascète.

Portrait de l’artiste en trapéziste
 

"Personne ne nous pétrit à nouveau de terre et de glaise
Personne ne parle sur notre poussière.
Personne" (Celan, "Psaume").

Cette quête n’est ni téléogénétique ni ek-statique, ne visant ni un sens originel, ni une sortie du temps ou de soi : puisque "l’origine est un bout de fil et non le trou de chrome éblouissant" (103) et qu’il faut "suivre le rayon" (92), il faut chercher, non le centre, mais, "comme au saut de trapèze, cette traversée les yeux fermés par-dessus le gouffre" (105). C’est en ce sens qu’une telle entreprise est anti-proustienne : "J’attends, j’attendrai toujours ce thé, ce thé, ce thé en suspension dans l’air, ma mère a beau souffler dessus, il est encore trop chaud, encore un peu trop chaud, et c’est parce que je l’ai malgré tout porté à mes lèvres que je me trouve comme l’enfant Moïse, lourd de la langue, perdu dans un désert où je ne cesse d’errer à reculons, et ainsi, comment voulez-vous, quelle maigre chance ai-je donc d’arriver en terre promise ?" (104-05).

Devenu aphasique à la mort de son père, l’auteur en vient à écrire "sur le bout de la langue de [sa] mère" (23), mais dans la grammaire paternelle (cf. 23), à entretenir un dialogue crépusculaire avec les morts, c’est-à-dire à la fois leur prêter l’oreille et leur servir d’oreille (ouïthanatographie). Pour lui qui, comme tout parlant, est séparé du monde, il ne s’agit pas de dire l’ineffabilis res, mais d’être-dans-le-monde comme la bête : "Le sujet véritable après Auschwitz, c’est la bête qui ne parle pas" (65). Citant la mémorable phrase d’Adorno : "Écrire de la poésie après Auschwitz est barbare", l’auteur de Je suis cela rappelle l’étymologie grecque de "barbare" : sont barbares ceux qui sont en deça de la parole – comme "les enfants, les animaux et autrefois aussi l’« Untermensch »" (66). Aussi importe-t-il d’écrire comme Celan, "un double silence plein la bouche"…

Comme le stylite, un pied sur terre et la tête dans la lune ("En réalité, la tête n’« est » pas dans la lune, elle en vient" – 48), le styliste doit donc composer avec la part du silence, du blanc, du trou. D’où, à l’image du "récit troué impossible à croire" (59) qu’a rapporté de là-bas tel ou tel déporté, l’aspect fragmenté du texte (autofractobiographie) : l’écrivain est celui qui n’a de cesse que de "randonner sur une ligne brisée" (96), procédant "par sauts et gambades" comme Montaigne ; "plus philosophique que l’Histoire, car elle ne décrit pas ce qui a été, mais ce qui aurait pu être", la poésie "tourne vers le passé les incertitudes de l’avenir, par ces blancs elle rompt le fil du récit, l’enchevêtrement des faits" (63). D’où cette "espèce de danse en guise de langage" (103), ce bégaiement scriptural de répétitions en variations, cette constante oscillation entre narratif et méditatif, philosophique et métaphorique.
 

Dans "la chambre de bidouillage" / babillage, lorsqu’est venue "l’heure transitionnelle" (100) du crépuscule, l’écrivain se métamorphose en bègue qui souffle sur la braise des mots ; son enfance soufflée, il s’adonne à l’écriture, cette "soufflée dans la matière linguistique négative" (7) : soufflant les lettres magiques, il ranime, tel un golem, le fantôme de glaise, celui de l’enfant-juif. Mais comme le même sort que la femme de Loth guette l’écrivain qui se complaît dans le n’être-pas ou le n’être-plus, il lui faut du mouvement pour n’être pas changé en statue de sel ; c’est pourquoi il fait parler en propre le nom flamand de sa mère, poeske ("chaton") : la poésie, c’est faire des entrechats avec les signifiés et les signifiants, c’est être animé d’un esprit anime-mots.

 Quelqu’un nous pétrit à nouveau de terre et de glaise
 

quelqu’un parle sur notre poussière.
L’écrivain.

Écrivain : celui que ses quatre membres rattachent à la terre mais que son aura crépusculaire verse dans l’art pneumatique, et qui, de volte-phrase en volte-phrase, nous donne un vertige à nous couper le souffle.
, , , , , , , , , ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

View my other posts

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *